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Suzanne Dracius

21. Vue sur Fort-de-France (Jean-Louis Lascoux)

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Secouer les contraintes qui accablent les pauvres, faibles, opprimés, les corps victimes, femmes, esclaves, enfants battus, maltraités ou victimes d’inceste… Recomposer l’identité du métis, amputé de tout un pan de lui-même, de sa culture… Tous ceux et celles qui subissent un mystère d’iniquité ont droit de cité dans mes livres, puis ont le droit de s’en aller marrons !

En ce moment, la littérature française déballe des scandales. C’est la mode. C’est ce qui « marche ». Et le plus beau, c’est que ces « auteurs » affirment avoir fait de la littérature, pas seulement une thérapie par l’écriture.

Alors moi, face à ce déballage, je n’ai aucune honte à avoir déballé aussi ces choses qui gênent : l’esclavage, le fameux Code Noir de sinistre mémoire, les relations hommes-femmes et le mythe du poteau-mitan – ce mythe lénifiant, endormant, dangereux, de la femme poteau-mitan, centre de l’édifice, sans lequel le foyer s’écroule. Contrairement aux idées reçues, je n’ai pas peur d’affirmer qu’il n’y a pas de réel matriarcat en Martinique. Tout au plus, une matrifocalité avec des pères démissionnaires, hélas ! dans bon nombre de cas. Et une éducation répressive, pour les filles surtout, et des châtiments corporels qui abîment, qui abîment toujours… Certains étant d’ailleurs des séquelles de l’esclavage, comme punir les enfants au fer chaud, de la manière dont on marquait les esclaves au fer rouge.

Pour ma part, je reconnais qu’écrire, ça me fait du bien. (Peut-être même que j’écris parce que j’ai mal.) Et si cela fait du bien au lecteur, c’est merveilleux ! Certes, écrire est un acte solitaire ; c’est un acte solidaire. Je le veux tel. Quand mes mots O-T-S) trouvent un écho dans les maux (M-A-U-X) des lecteurs en les adoucissant, je suis exaucée. Ils souffrent, parfois, mes personnages, et je souffre de les faire souffrir, de les créer souffrants, mais ces souffrances sont fécondes comme celles de la parturiente.

En relation, non seulement avec ces personnages auxquels je donne vie, mais aussi en relation intertextuelle avec des écrivains morts, jusqu’à la plus haute Antiquité, j’aime entrer en communication, non seulement avec un Dumas, mais avec Térence, le premier grand écrivain originaire d’Afrique, Terentius Afer, (son surnom « Afer » signifiant « l’Africain ») esclave originaire de Carthage, qui devint, une fois affranchi, l’un des plus grands écrivains latins, qui enrichit la littérature latine de phrases comme « Homo sum, a me nihil humanum alienum puto » (« Je suis homme, rien d’humain ne m’est étranger. »), formule d’un bel humanisme, qui a fait le tour du monde et que j’ai mise en exergue dans Rue Monte au ciel. Je tiens à me retrancher du reproche fait aux écrivains caribéens, de ne parler que de la Caraïbe.

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Non seulement je suis une « allée-venue » entre deux îles – mon île natale, la Martinique, et l’Île-de-France –, mais mon écriture se nourrit du monde entier, passé et présent, du métissage et des voyages, y compris dans la peau des hommes. (Un des plus jolis compliments que j’aie entendus sur Rue Monte au ciel, c’est celui d’un homme martiniquais qui dit s’être reconnu, retrouvé, dans un de mes personnages masculins, jusqu’au plus profond de ses pensées secrètes.) Pourquoi pas ? Les hommes aiment entrer dans le ventre des femmes, les écrivains ont toujours aimé pénétrer l’intimité féminine, aller voir ce que les femmes ont dans le ventre…

Femme, féminine, mais au féminin pluriel, voilà comment je me vis, dans ce que j’appellerais ma « féminitude », inventant ce néologisme avec ce suffixe -tude, comme dans « négritude », pour caractériser un statut assumé.

Parfois même je m’applique à créer volontairement des personnages sans genre, un être « androgyne […] en gros jean » comme dans Rue Monte au ciel, ou laissant planer un doute sur le sexe du personnage à moto, en n’usant que de tournures sans aucun adjectif accordé au féminin ou au masculin, comme dans La Virago.

Certes, mon côté volcanique me permet d’aborder sans préjugés le thème de la sexualité, et je le fais d’un point de vue féminin et non phallocrate, du point de vue du point G, oserais-je dire, du point de vue du plaisir féminin, car ma sensualité et mon érotisme sont féminins ; ils sont au féminin pluriel. Certes je déplore qu’en Martinique, à l’instar de la Rome antique, on voue un véritable culte au phallus, au point que les mères disent aux voisines : « Rentrez vos poulettes, je sors mes coqs ! ». Certes je m’insurge contre la violence des relations hommes-femmes, perceptible, en créole, dans ce verbe coquer – qui exprime l’acte sexuel peu soucieux du plaisir de la femme, à la va-vite, au mépris des préliminaires – et dans cet autre mot, couper, pour dire faire l’amour, je mets en exergue toute cette agressivité, contenue dans les mots créoles qui nomment le pénis : le fer, le cal, etc… avec toutes les connotations possibles de la dureté. (Oui, la dure loi du ventre peut expliquer le contentieux. Oui, aux Antilles comme dans l’esclavage antique, la loi « ex utero » stipulait que tout être né du ventre d’une femme esclave était esclave. Mais cela ne suffit pas à justifier l’injustifiable, car cette loi, qui la firent ? Des hommes. Certes pas des femmes !)

Cependant je me défends de tout manichéisme ; je ne pense pas que tout soit tout noir ou tout blanc, en bonne métisse. Et je ne nie pas la responsabilité des mères martiniquaises, qui éduquent leurs fils dans le sentiment de leur supériorité. Telle mère, tel fils ! Ce sont elles qui fabriquent les machos ! Puissions-nous un jour cesser de dire : « Telle mère, telle fille ! ». Qu’elles marronnent hors de ces carcans du machisme admis, intégré et transmis par les femmes elles-mêmes !

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Marronne, je veux me dégager du carcan de cette condition féminine.

C’est ce que font mes héroïnes, sans être castratrices pour autant. Ni

« garçons manqués », non ! Je déteste cette expression ! (Comme si, pour s’affirmer, une fille devait être une moitié de garçon !… Un garçon raté ?!) De la syntaxe latine, qu’un don venu d’on ne sait où m’a permis de capter dans l’aisance, j’ai puisé cette force : plusieurs négations se détruisent. À force de n’être ni ceci ni cela, moins ceci, moins cela, on obtient un résultat positif. Idem en algèbre. Certes, j’ai souffert, enfant, des règles de cette grammaire française où pourtant j’étais brillante (« le masculin l’emporte sur le féminin », nananère ! ou en musique, en solfège : « une blanche vaut deux noires »). Mais savoir, c’est pouvoir. Chaque savoir m’a enseigné comment et où puiser ma force. (Car je suis convaincue que le savoir est la terre des gens sans terre, moi qui suis de ces « vents-menés » jusqu’à une terre qui, soi-disant, ne nous appartenait pas, nous qui, soi-disant, ne nous appartenions pas, étant réduits en esclavage.) Par exemple, à cette grammaire française, il m’a été donné d’opposer la syntaxe latine – moins misogyne, bizarrement – où l’épithète de deux noms, l’un masculin, l’autre féminin, s’accorde avec le nom le plus proche, même si c’est un féminin, na ! ce qui donne – et me donne –, par exemple, Ardor gaudiumque maximum, une ardeur et une joie très grandes pour écrire au féminin pluriel !

Ainsi, si je refuse de considérer l’histoire des Antilles à travers le seul regard du colonisateur, je refuse également d’avoir une vision manichéenne de la société martiniquaise où il n’y aurait aucune possibilité de réconciliation entre les différentes ethno-castes qui peuplent cette petite île, et peuvent vivre en bonne intelligence dans la diversité de ce microcosme, ce monde en réduction. C’est la conclusion de la 1ère marche de Rue Monte au ciel, la clausule de la première nouvelle, « sa destinée rue Monte au ciel » (que j’ai eu l’agréable surprise de trouver citée sur internet par un lecteur inconnu).

Marronne, donc, marronne de cœur et de couleur marron clair, « la peau sauvée », selon cette horrible expression (sauvée de quoi ? de la malédiction d’être noire ?), je veux me sauver, non seulement sauver ma peau, mais me sauver, m’enfuir bien loin, dépasser ces vieux préjugés et ces complexes archaïques du temps de Fanon. Je suis le contraire d’un bounty, cette confiserie à la noix de coco, blanche à l’intérieur, chocolat à l’extérieur.

Au contraire, je n’ai pas honte de mes ancêtres esclaves, je suis fière de leur résistance ; je n’ai pas plus honte de ma part noire que de ma part blanche léguée par mes aïeux boucaniers ou colons, – même si je déplore qu’ils fussent esclavagistes. Je me fortifie aussi du sang indien qui coule dans mes veines, – sang d’Indiens à plumes et sans plumes, Caraïbes et « koulis » venus d’Inde après l’Abolition de l’esclavage. Et je m’émerveille aussi d’avoir, pour couronner le tout, cette arrière-grand-mère chinoise arrivée à

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la fin du XIXe siècle et qui épousa le mulâtre qui devait devenir mon arrière-grand-père paternel.

Incarnation vivante de cette réconciliation, 100 pour 100 sang-mêlé, je voudrais que toutes mes héroïnes, au féminin pluriel, se révèlent des femmes debout, des femmes levées, comme la Mathildana de mon premier roman, L’Autre qui danse, « bien plantée dans la confusion de ses sangs ».

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