• Nem Talált Eredményt

Suzanne Dracius

17. Raisinier au bord de la mer, à Anse Figuier (MiguelGerme)

40

Oui, à la manière d’un Maupassant, qui s’inspire, par exemple, de la guerre de 1870 dans Boule de suif, dans Rue Monte au Ciel, souvent j’utilise l’artifice historique : de 1902 (l’éruption de la Montagne Pelée), à 2002 (le transfert tardif de la dépouille d’Alexandre Dumas au Panthéon). Car je me reconnais un autre maître : ce mulâtre Dumas, dont je me sens proche, de par mon métissage comme par mon marronnage littéraire. Comme le disait Dumas, pour moi « l’Histoire est un clou auquel j’accroche mes histoires ».

Je mets en arrière-plan les événements réels – cadres susceptibles de mettre en valeur les aventures fictives des personnages que j’invente ou que je métamorphose au gré de mon inspiration –, ou bien je puise dans l’histoire familiale, sociale, locale, de personnes ayant réellement vécu dont je remodèle la vie ou romance l’existence. Je m’applique à raconter un petit fait individuel enchâssé dans la grande histoire humaine, ce qui lui confère une ampleur et une justification, de telle sorte que se pose quelque immense problème, à l’occasion d’une brève anecdote apparemment insignifiante, qui se développe dans la flamboyance.

Je renoue également avec la tradition du conte antillais, avec cette

« oraliture » dont il n’y a pas à rougir, car toute littérature, parmi les plus prestigieuses, est née dans l’oralité, par l’oralité : la célébrissime et sérénissime littérature grecque, mère vénérée de la littérature occidentale, n’était-elle pas, à l’origine, colportée par les rhapsodes et autres aèdes itinérants plus ou moins aveugles, tels Homère, – selon la tradition, – qui disaient, scandaient, chantaient, en s’accompagnant de la lyre, l’Iliade et l’Odyssée ? (Le mot est lâché : serais-je une calazaza gréco-latine ?… À vous d’en juger… Pour ma part, je ne refuse pas cette appellation de calazaza, d’autant plus qu’elle évoque l’expression grecque kala kagatha, qui veut dire

« de belles et bonnes choses » : voilà comment je conçois le métissage.) Mais je n’ai pas délaissé le genre romanesque pour autant. J’ai deux romans en cours d’achèvement.

Quant à l’écriture théâtrale, elle s’impose également à moi, comme dans Lumina Sophie dite Surprise, pièce jouée en 2003 ‒sponsorisée par TV5 ‒au colloque de l’AATF (Association américaine des professeurs de français), qui à cette occasion m’a nommée Membre d’Honneur, seul écrivain martiniquais à recevoir cette distinction, après Césaire en 1976, ce qui m’a comblée d’aise. Publiée en 2005 chez Desnel, Lumina Sophie dite Surprise se présente comme un « fabulodrame » – néologisme un peu coquin que j’ai inventé, par bravade, par provocation, pour signaler que je me démarque de la tragédie classique –, plus proche du drame romantique à la Dumas, où le merveilleux antillais, la gouaille, la chanson créole et les éléments comiques se mêlent à la gravité des épisodes sanglants.

En fait c’est selon le sujet, le thème abordé, que j’opte pour l’un ou l’autre des genres littéraires, au gré de mon inspiration, par obéissance aux ordres de mon « daïmôn ». Dans la genèse de cette pièce, j’ai été outrée

41

qu’on aille chercher si loin, jusqu’au fin fond de la Lorraine et jusqu’au Moyen-Age, ce que l’on a tout près de chez soi dans l’espace et dans le temps. C’est ce que j’explique dans le préambule de Lumina Sophie dite Surprise. Aimé Césaire, qui m’a fait l’honneur d’aimer mes livres et notamment cette pièce, en dit qu’elle montre bien la naissance de la prise de conscience politique dans la population martiniquaise, notamment le moment où, pour la première fois, « dorénavant nègres et Indiens fraternisent ». Nul n’est prophète en son pays, mais j’ai eu le plaisir d’apprendre que Lumina Sophie dite Surprise est au programme du Bac de Français dans un lycée de Martinique, où les élèves en ont interprété des scènes à leur fête de fin d’année…

Il existe donc, déjà, un métissage dans ma production littéraire, mêlant plusieurs genres littéraires, plusieurs tons, plusieurs modes d’expression écrite. Mon travail d’écriture s’apparente ainsi à d’autres pratiques artistiques, par exemple au travail du peintre. Lors de la rénovation des peintures du château de Versailles, on a pu découvrir que parfois, l’artiste lui-même avait recouvert, par-ci par-là, certains éléments par d’autres, par exemple un ange recouvert d’un petit nuage. Idem pour mon écriture : j’y ai caché des angelots sous les nuages – dans le ciel de Rue Monte au ciel! Car tout n’est pas angélique. De même que, sous les dorures du Roi Soleil, se cache le Code Noir de sombre mémoire, car c’est lui, Louis XIV, qui signa en 1685 cet abominable Code Noir réglementant, je cite : « l’esclavage des nègres », fixant entre autres les châtiments à infliger aux esclaves – sous prétexte d’éviter les excès…

Métisse de corps et d’esprit, il m’arrive, dans mes écrits, d’user de mots et de tournures typiquement créoles. Souvent on me demande, dans les interviews, si je pense que le métissage linguistique mêlant le créole au français puisse être considéré comme une source d’enrichissement pour la langue française. En épilogue à Rue Monte au ciel, le dernier texte, intitulé Écrit au jus de citron vert, illustre et explicite mon marronnage littéraire et mon métissage culturel. N’y a-t-il pas antinomie, voire antagonisme, entre l’intelligence lucide, froide, cartésienne, si frigide qu’elle en est artificielle, et l’enthousiasme enfiévré d’une énergie de Martiniquaise hantée par les quimbois et vaudous des croyances créoles ? Jusqu’à quel point l’exaltation créatrice peut-elle prétendre avoir conscience de ses limites et de ses pouvoirs ? Au bout du compte, une telle conscience n’est-elle pas destructrice en soi ? Qui a le dernier mot : « DELETE » ? (Ce mot, je l’écris, ironiquement, à la fin de mon livre.)

100% métisse (encore un sacré paradoxe, puisqu’on appelle « métis » un tissu qui n’est pas 100% coton ou « pure laine vierge »), vouée à l’oxymoron – et au marron – par ma personne et dans mon écriture, j’assume l’entièreté de mon héritage culturel multiforme. Créole, parce que née en Martinique, je trouve normal d’exprimer par des expressions créoles

42

les « realia » de mon environnement et de mon imaginaire créole. Mais très vite mes souvenirs d’enfance furent des souvenirs d’En-France, mêlés aux réminiscences de mon pays natal. Si le français est ma langue maternelle, alors le créole est ma langue paternelle ! Je pénètre dans la langue française comme dans une habitation offerte, une habitation ouverte, où, de mon île volcanique et de ma formation classique, font irruption la langue créole, la culture créole, mais aussi mes émotions vives pour ces langues dites mortes que sont le latin et le grec, ces langues anciennes, cette langue classique qui côtoie ma modernité. Ce n’est pas un étalage, mais un partage. Je les offre à mes lecteurs car, elles aussi, elles ont nourri ma culture et mes mythologies personnelles : en calazaza latino-créole (« calazaza » désignant une personne de type tellement mêli-mêlo qu’on ne sait plus trop à quoi elle ressemble), je métisse, je tisse tout cela dans une langue qui sûrement n’appartient qu’à moi, mais où tout lecteur se retrouve, car tout ce que j’ai écrit lui est rendu accessible, toute cette culture en métissage lui est offerte – par divers tours stylistiques dont vous me permettrez de garder secrètes les recettes… Il s’agit pour moi de réinventer le processus d’écriture et de représentation de l’imaginaire.

Oui, le français, que je respecte, notamment dans le maniement de sa syntaxe, ne peut s’en trouver qu’esthétisé et exalté. Rien de blasphématoire là-dedans ! N’ayons pas la mémoire courte, et débarrassons-nous de tout complexe. Le français, tel que nous le concevons aujourd’hui, est issu de la conjoncture historico-politique, du triomphe de la langue d’oïl sur la langue d’oc. Ce n’est qu’en 843 qu’apparaît le premier texte en langue française (on disait alors « françoise »), bien proche encore du latin, ainsi qu’en attestent les premiers mots du Serment de Strasbourg : « Pro deo amor… ». Et ce n’est qu’en 1539 que l’édit de Villers-Cotterêts, ordonnance de François Ier – le bien nommé ! – prescrivit l’emploi du « françois » – le français de l’époque – pour les textes officiels, jusque-là rédigés en latin.

Quant aux colons français qui s’installèrent aux Antilles à partir de 1635, ils ne parlaient pas le français de la cour, mais divers patois et dialectes des différentes provinces de France dont ils provenaient ; de même que les esclaves déportés par la Traite négrière parlaient différentes langues africaines, parce qu’ils étaient originaires de différentes régions d’Afrique, – souvent, les maîtres prenaient soin de mélanger les différentes ethnies, afin de les empêcher de se fédérer, et, partant, de se révolter. (Chacun sait que l’union fait la force…)

Les uns et les autres ne se comprenaient pas entre eux, si ce n’est, petit à petit, par le truchement de cette langue métisse qu’est la langue créole, née dans les habitations, sur les plantations, dans les « ateliers », les « jardins », comme on appelait à l’époque les travaux forcés dans les plantations de canne à sucre, – bel euphémisme : ces jardins-là n’étaient pas des paradis (« paradisos », en grec, voulant dire « jardin »).

43

Outline

KAPCSOLÓDÓ DOKUMENTUMOK