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Jean-Louis Robert

28. Cratères du Piton de la Fournaise

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Philippe Vitale désigne la langue créole réunionnaise comme « une nécessité anthropologique »30 qui se caractérise par « des pratiques plurielles et hétérogènes »31. Dans votre œuvre, quel est le rôle de la langue créole, de la pluralité linguistique, de l’imaginaire multiple que vous transposez en texte ?

L’alternance codique est, en effet, un moment de ma pratique. Ce procédé permet le passage d’une langue à l’autre. J’y ai recours à l’intérieur d’un même texte, selon l’usage traditionnel, mais aussi pour passer d’un texte à l’autre, ce qu’on appelle traduire, en les trahissant volontairement. C’est, par exemple, manifeste dans mes contes bilingues. Cependant, cette façon de procéder ne m’était pas totalement satisfaisante. Je ne mobilisais là qu’une des significations du signifiant « passage » : l’action ou le fait de passer. Ce qui m’intéressait, m’intéresse, fondamentalement, c’est aussi le passage comme endroit où l’on peut passer. Il y a du jeu dans la langue. La tâche de l’écrivain, me semble-t-il, est de repérer là où ça joue naturellement, pour s’y introduire, et, poérotiquement, en jouer, en jouir. De donner du jeu à la langue là où ça joue moins. Pour trouver l’autre langue. Pour se trouver en l’autre dans le jeu de la triangulation (fait de recourir à un élément tiers pour fonder sa propre identité). De la trilangulation : une langue (maternelle), l’autre (marâtre), le mélangue (aufhebung des deux autres ?). Passage de l’une l’autre à l’autre par les trous de langue. Par les trous d’union de la langue.

Votre œuvre est une mise en relief des pluralités identitaires, une recherche des complexités de l’altérité étudiées dans une perspective à la fois synchronique et diachronique. Où situez-vous dans votre parcours d’écrivain les dynamiques identitaires représentées par la langue créole qui structure et rythme votre existence ?

J’écrivais dans l’avant-propos de mon premier roman, paru en 2004 : « Le linéarisme, le monolinguisme, le réalisme d’une certaine conception (dix-neuvièmiste) du roman sont impuissants à dire le réel-île, tamane à capter les forces missouculaires qui l’animent, malizé à mettre en senne l’identiterre ». J’ai donc écrit À l’angle malang, un texte dont la forme met en question tous ces -isme, tous les -isme, producteurs de prêt-à-dire, et tente de construire un isthme vers le réel kréol, complexe et hétérogène. Le Nouveau Petit Robertdéfinit l’isthme comme une « langue (je souligne) de terre resserrée entre deux mers (...) et réunissant deux terres ». L’isthme à la fois sépare et réunit. Mais l’isthme dont il est question ici réfère à une chose géographique, plate et allongée. L’isthme-langue dont je rêve rapproche les significations géographiques et linguistiques. Cet isthme-langue doit

30 Vitale 2008 : 114.

31 Ibidem.

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séparéunir les espaces (continental et insulaire) et les langues (maternelle et marâtre) dans un langage nouveau capable de dire l’indécidable de l’identité d’ici. Le mélangue est donc « un désir de langage », comme l’a relevé le Grand Critique Malbar, qui n’est pas un flicritique, dans un excellent article consacré à l’étude de la poétique du mélangue. Il ajoute par ailleurs que « (...) le mélangue n’est pas qu’une construction formelle ; il est la forme-sens qui porte et dit la complexité et l’hétérogénéité du réel réunionnais qui, en retour, le fonde. En ce sens, le mélangue est un langage de la mise en question des idées reçues, des préjugés de toute sorte, du prêt-à-dire qui rate les richesses du dire. Il est fondamentalement un langage du soupçon : soupçon que les mots ratent la vie « zanbrokalienne » s’ils ne sortent pas d’eux-mêmes ». Ces remarques, auxquelles j’adhère pleinement, montrent bien que l’un des enjeux du mélangue est de ne pas passer à côté de la vie d’ici ; cela ne peut se faire dans le cadre d’une seule langue, qui limite les possibilités énonciatives. Le problème est donc bien d’enrichir le dire.

Vous menez dans vos œuvres une réflexion critique sur nombreux éléments essentiels à la constitution d’une identité réunionnaise.

Quelles connotations topopsychologiques assignez-vous à l’île, à la condition insulaire, archipélique ?

Ce qui fait lien, c’est à l’évidence le lieu, lieu îlien qui relie le pluréel d’ici.

Mais des forces de déliaison sont à l’œuvre, qui ébranlent le lieu commun.

Forces centrifuges qui sollicitent la société plurielle de l’île, entraînant certaines ethnies dans une illusoire quête d’identité. Celle donnée par le lieu étant insatisfaisante, on cherche à l’ancrer dans une présence originaire, en fait le simulacre d’une présence, qui se déplace et n’a proprement pas lieu, l’origine n’étant constituée en retour que par le mouvement de la quête. Cela fait nécessairement le lit du communalisme, malgré les efforts de certains zarboutan de l’unité réunionnaise. Ce qui est aussi en jeu, c’est le lien à la marâtropole. Lien qu’on veut désamarrer (entendre aussi désamourer, c’est-à-dire couper le lien d’amour) et garder ramarré. Nouer et dénouer. En même temps. J’ai exploré fictionnellement dans Le petit errece que peut être le devenir de l’île si, d’aventure, le cordon qui la relie à l’Hexagone était coupé. Le rapport à la marâtropole est fondamentalement ambivalent. C’est cette ambivalence qui, alimentant les forces centrifuges de déliaison évoquées plus haut, structure/déconstruit la société insulaire, dont l’équilibre est sans cesse remis en question. Question proprement indécidable qui ne peut se formuler que dans un dire nouveau. Le mélangue veut relever ce défi.

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Trouvez-vous que le mélangue est apte à transcrire les vécus psychiques, historiques32 complexes de la société réunionnaise, les oscillations et hésitations qui naissent à la rencontre de plusieurs univers ?

La signification d’un énoncé est indécidable quand la détermination de son sens exact est impossible. Il ne s’agit pas de le rendre illisible mais de pluraliser son sens de façon à rendre possibles plusieurs lectures. Ce qui est mis en cause, c’est le sens unique. Le réel d’ici, étant complexe, ne peut être simplement représenté, par des unités monosémiques. Si on veut en donner une idée juste, il est nécessaire d’avoir recours à de nouvelles marques, par exemple à des unités indécidables. J’utilise plusieurs sources d’indécidabilité, dans mes poèmes notamment. J’ai, cependant, une préférence pour celle produite par des termes appartenant simultanément à mes deux langues.

Ainsi dans tangue, un poème publié dans Mettre bas la capitale, le créole

« tangue » (tanrec : mammifère à la chair grasse et à forte odeur) se mêle au français « tangue » (sable vaseux de la baie du Mont Saint-Michel employé comme amendement). Deux langues et deux espaces sont ainsi connectés.

L’enjeu est d’énoncer la complexité du réel insulaire (mais pas seulement), qui est fondamentalement un être avec. Être avec le réel de dehors, être avec les mots de dehors, être avec les mots d’ici. À dire non pas avec les mots d’ici seulement, ni avec les mots de dehors seulement. Mais avec les mots de dehors et les mots d’ici en même temps. Ainsi le mélangue tente, par une expression hétérogène, de dire l’indécidable. Le dépasse-t-il ? Je ne saurais le dire.

Quels auteurs, quels thèmes et quels genres pourriez-vous indiquer comme vos principales sources d’influence ?

C’est la question toujours délicate des influences. S’il fallait citer des auteurs dont l’écriture est proche de la mienne, j’évoquerais l’écrivain antillais Patrick Chamoiseau avec Texaco et le Réunionnais Axel Gauvin. Mais je crois que j’ai radicalisé ce que j’ai vu en germe chez eux.

32 On retrouve ces démarches dans l’histoire littéraire particulièrement riche de La Réunion.

Cf. Reymond 1997 : 18-21.

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