• Nem Talált Eredményt

Khal Torabully

53. Port Louis – Tropenmuseum, Nationaal Museum van Wereldculturen (1870–1890)

124

Trouvez-vous que l’écriture est capable de sonder et cartographier les régions inconnues de l’identité et de l’altérité ?

Comme toute activité artistique le laisse entendre, je pense que l’important est d’arriver à un degré de l’expression, d’une esthétique, qui permet au sujet d’être traversé aussi par l’Autre en lui, par ses signes constitutifs, conscients et inconscients, qui donnent à l’art toute sa latitude.

Il serait malaisé de se croire toujours maître de son inspiration. Certes, celle-ci peut avoir à disposition un réservoir dans lequel puiser, avec lequel composer, et le reste peut aussi venir de ses lectures, de ses désirs, de ses manques ou frustrations. Tout cela relève d’une alchimie.

Heureusement qu’il en est ainsi, sinon on écrirait la poésie avec des logiciels. Cela va de pair avec son intention signifiante, ou à postériori, avec une volonté de s’exprimer sur certains thèmes. Je pense que justement quand il y a cette force poétique, esthétique, comme dans une activité onirique, que l’on peut sonder des régions éludant le discours ou l’artifice rhétorique.

Vous vous prononcez souvent sur des questions ayant une forte couleur politique en faveur des valeurs humaines, des couches et des peuples les plus démunis, opprimés. Il s’agit d’un engagement réfléchi, assumé. L’expression littéraire et philosophique peut définir les jalons d’une écriture de la praxis pour mobiliser la responsabilité.86 Pensez-vous que l’activité d’un écrivain ou d’un poète doit « épouser la réalité »87, que l’auteur doit accepter l’engagement incontournable, assumer son implication sociale et embrasser une « perspective de l’agir »88 ?

Pour me limiter sommairement au poète, dont on dit qu’il est un rêveur déconnecté de la société, je tiens à rappeler qu’il est, en fait, un « rêveur éveillé », et le passé nous montre que le poète était, à ses débuts, la vigie et la mémoire de la société. Il consignait la mémoire agricole, indiquait les meilleurs moments pour la semence et la récolte. Il fixait aussi le geste de nombreuses sociétés, chantant, mémorisant leurs valeurs communes. Il était barde, comme d’autres sont griots en Afrique. C’est l’antique présence du poète, qui vit dans une société donnée, qui est le porte-parole de ses désirs, peurs ou rêves. Et son verbe était structurant, son verbe était un ciment social, politique en plus d’être un espace ludique et convivial. Il ne peut s’abstraire de la problématique de son clan, de son groupe ou de son pays, mais il a la liberté de choisir comment l’exprimer, d’aller plus loin, de

125

liberté est entre sa responsabilité sociale et son inspiration. Bien entendu, son œuvre ne doit pas être exclusivement utilitaire, il se doit de s’inscrire dans les canons de son art, même s’il en prend des libertés avec la langue.

Ferdinand de Saussure a bien montré les deux versants de la langue, l’utilitaire et l’artistique. Le poème, tout en étant un laboratoire de création langagière, fondamentalement, tout en opacifiant le côté formel, signifiant, n’abandonne pas son ou ses effets de significations. Il n’occulte pas le sens, même s’il est un « dérèglement de sens », pour citer Rimbaud.

J’ai toujours été porté par un « équilibre » à chercher au signe, autant que faire se peut, en respectant, autant que faire se peut, un précédent au signifiant sur le signifié. J’aime le poème avec ce chant particulier, mêlant mélopée et logopée, articulant la musique des mots et la musique des idées, car, le poème, c’est de la musique avant toute chose, même si les deux musiques jouent sur des portées d’apparence dissemblables… Le poème, par essence, majore le mode de l’ambivalence, c’est la fonction poétique majeure pour moi. Dans cet écart, dans cette ouverture aussi se jouent dérèglement et réglage de sens. Le poème ouvre des possibles sous sa vêture formelle, il exprime un corps, un souffle, une vision du monde. Il y a dans le texte poétique une dimensjon de l’inspiration, un souffle premier du verbe, que l’on appelle la « muse » ou cet autre en moi. Rimbaud disait justement que « je est un autre » et cet autre est, dans l’opération langagière qu’est le poème, la caisse de résonance des altérités, d’une vérité autre, car le poème surgit aussi de l’inconscient.

Cela dit, l’inspiration commence par le premier jet et doit se poursuivre en travail, car le poète sait qu’il doit aussi tisser son texte, relier les textes entre eux dans une polyphonie, un étagement de sons et de sens, dans cette architecture dont vous parliez, ou, mieux, dans une architectonique qui mêle ces deux niveaux de la langue. Poiêsis signifie « création » en grec, du verbe poiein, qui nous rappelle un « faire », et non seulement le fait de rêver…

Faire, écrire et vouloir « transformer » le monde, ou plutôt, le moduler. Du moins, le lire et en proposer des lectures possibles, c’est une des visées poétiques que je majore. Heidegger a bien saisi la capacité transformative du poème, sa possibilité de passer d’un état à un autre, dans une analogie célèbre et toute simple, qui est celle du papillon quittant le cocon. Ce faire poétique ne signifie pas le permis de s’enfermer dans un cocon, dans une tour d’ivoire, de couper le poème de sa force de propositions sous une forme artistique, sociale ou esthétique. Toute la difficulté demeure dans ces épousailles entre la forme et le fond, entre ce dire et la musique intrinsèque du poème. L’on touche du doigt la structure, l’équation ténue entre une mélopée, une modulation de significations et une logopée. Aussi, dans la même poussée, le poète fait affleurer des sens, des significations qui naissent d’un réservoir de signes, de concepts, d’idées ou de matériaux ludiques, et cela s’opère dans une tension dont le but est le « silence » ou la « vérité » qui

126

surgirait d’une parole, dans le sens lacanien du terme, une vérité qui surgit, qui « se dit sans le savoir », souvent à l’insu du poète… Aussi, pour reprendre les propos que vous citez, « épouser la réalité », je dirai oui, sans pour autant bannir les noces avec le réel, ce qui est le hors discours, et qui se dit dans la signifiance, dans les entrelacs et les accrocs du langage et de l’inconscient, qui donne au Sens une portée polyphonique, et l’inscrit dans une polysémie aussi.

Ce que je cherche à mettre en évidence est ceci : si le poète cherche à

« agir », il est aussi agi par son art, et c’est dans cette double vêture que le poète s’engage. Je cite inlassablement cette expression, dans la perspective poétique qui est la mienne : « Il faut faire passer la révolte dans l’art sans détruire l’art ». Cette injonction symbolise la nécessité de garder au dire les éléments de son esthétisme et aussi la possibilité de l’ouvrir à une poétique, à une vision du monde, à une portée du verbe poétique sur la réalité. Il y a une expression de l’histoire, de la mémoire, de l’humanisme de la diversité, avec ses règles, ses arcanes, ses voies propres, qui est à mettre sur l’établi formel, qui précède toute « pensée ». Et la transformation qui est à l’œuvre quand le poète traverse les signes d’un dire, d’une vérité, d’un discours, pour les remettre en circulation dans le verbe poétique, est vraiment une affaire d’alchimie. Aussi, la manœuvre est plus risquée, la corde entre les univers plus mince et en quelque sorte, on avance en funambule sur la trajectoire complexe de l’inspiration et du travail du texte. Il y a là un réel du texte qui échappe à une explication totalement logique, qui épuiserait la vérité à l’œuvre dans la genèse du poème.

Vous avez raison de signaler que je me range résolument aux côtés des histoires privées de voix, des peuples du silence ou de l’amnésie volontaire ou involontaire, des mémoires à mettre en parole, ou dans leurs silences, dans leurs non-dits… J’écris résolument dans ces manques à dire, pour revitaliser des oubliettes, des débuts de sens, des débuts de questionnement.

Tout en prenant soin de me livrer au poème comme genre avec ses règles intrinsèques, comme nous avons pu en parler en amont. Je pense que le poète œuvre entre des structures, dans une « œuvre ouverte » chère à Eco.

Il articule silences et paroles. Le poète, pour citer Hugo, doit être « l’écho sonore de l’humanité ». Il doit l’être encore plus quand le bavardage de l’internet et des routes de l’information, le clavardage, donne l’illusion d’un verbe prêt-à-l’emploi, d’un dire fourre-tout, domesticable dans le flux tendu des discours sur tout et rien, et semble être le sort sans conteste des contemporains. La poésie devient, de ce fait et de nos jours, naturellement, un contre-discours. Le poème est cela pour moi, une alchimie du verbe qui s’inscrit dans un espace social, qui le réactive, le dépasse et l’inscrit dans un espace esthétique. Il explore des univers, des visions de l’Histoire, tout en se signalant comme sa propre substance.

OCÉANIE

128

54. Carte de l’Australie et de l’Océanie – Johannes Walch (1830)

Outline

KAPCSOLÓDÓ DOKUMENTUMOK