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Quelle importance accordez-vous à l’écriture et au théâtre interprétés comme formes et plateformes de réaction au « retrait de la parole qui interroge le réel »,7 à la « mise en sommeil des questionnements »8 ? Combat d’arrière-garde. Ça n’intéresse plus personne ! Et pourtant, pour moi, au départ, le théâtre comme forme de rencontre directe entre le public et la question, c’est l’essentiel !

Je sais que j’exagère en disant cela. Mais je me demande si la forme n’a pas pris le pas sur le fond. Je le ressens dans la littérature contemporaine et dans le théâtre contemporain. Je lis pas mal de textes, je vois assez peu de pièces par rapport à ce que j’aimerais pouvoir suivre (je me suis considérablement appauvrie en démissionnant de l’éducation nationale…) mais je suis assez peu souvent convaincue par ce que je vois. Il y a, dans beaucoup du théâtre contemporain, une prééminence du spectacle…

M’étonne pas qu’on ait mis tout le monde ensemble dans la catégorie

« spectacle vivant ». On s’attend à du spectaculaire. Il y faut de la musique – des musiciens sur scène le plus possible –, il y faut des costumes impressionnants des mises en scène richissimes pour des textes qui peuvent être assez vides. Les petites compagnies se débattent. Nous venons, par exemple, de mettre en scène une pièce à propos de laquelle un conseiller de théâtre a eu trois phrases : « le texte est intéressant, la mise en scène est pauvre, les comédiens sont bons ». Point final. Pas un mot de plus ou de moins. Mais vous avez besoin de ce monsieur-là pour vous donner une subvention alors, la prochaine fois, vous prenez quoi, un texte mon cul sur la commode, une mise en scène délirante et de bons comédiens et ce sera parfait ? On va où avec cela ? Les questionnements du texte ? La réalité d’un pays en proie au chômage depuis plus de cinquante ans (oscillant entre 15%

et 25% de chômeurs depuis la nuit des temps…), la question de l’engagement, les interrogations sur l’exil, sur le fait que bien des habitants de ce pays n’ont pas le choix et doivent s’exiler, le fait d’être suspendu aux heures qui s’écoulent à huit mille kilomètres de vous-même, les interrogations sur comment poursuivre la création, tout cela, c’est…

intéressant.

Pourtant, je ne veux pas dire que le théâtre contemporain n’offre plus de questionnements, mais pas sous les mêmes formes et j’avoue que quelquefois, je me pose la question de savoir où est la différence entre le théâtre et le documentaire, face à certains spectacles qui se servent beaucoup du documentaire en projection pour appuyer le dire. Il me semble que la présence du corps renforce la proximité quand l’image l’amoindrit.

Et ça m’interroge.

7 Dambury 2014.

8 Ibid.

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« Aller à contre-courant, oui, j’essaie toujours de le faire, ce n’est pas une voie facile et je dois me battre beaucoup… »9 Quels sont les enjeux et les défis les plus importants dans votre parcours d’écrivaine du point de vue identitaire ?

L’évolution de la société guadeloupéenne. À tous les niveaux. Économique (Lettres indiennes, Confusion d’instants) familial (Trames, Carêmes, Camille et Justine), de la place des femmes (Carêmes, Trames), des interrogations politiques (Les rétifs, Les Atlantiques amers, Des doutes et des errances, Rabordaille), de la littérature (La Jamaïque est mon Afrique), des relations hommes/femmes (Camille et Justine, Enfouissements…).

« … je pense que l’appartenance à la France est très problématique.

Je ne suis pas la première à dire et à ressentir que cette relation à un cordon ombilical que l’on resserre ou relâche à l’envi, nous donnant pas mal d’air ou nous en enlevant beaucoup trop, selon les orientations politiques des gouvernements en place… »10 Comment percevez-vous la responsabilité de la littérature dans l’expression et le traitement de cette problématique ?

Je pense qu’elle pourrait en faire plus, aller plus loin. Peut-être précisément dans l’esquisse d’une caribéanisation… Le mot n’existe pas… Mais voilà, il y a quelque chose à creuser par là. Je me rappelle que c’était l’une de mes premières interrogations dans une pièce inédite – que je ne compte pas éditer – qui s’appelle Carfax. J’y parlais des relations entre les pays de la Caraïbe, d’un mariage entre une Barbadienne et un Trinidadien. Mais voilà, les questions étaient là : le coût des déplacements, les préjuges véhiculés d’une île à l’autre, les discours creux sur « le développement des échanges » , la prééminence donnée au tourisme sur toute autre préoccupation.

« Je me suis quelquefois apaisée sur ces sujets, après avoir constaté que tout est sujet à manipulation, que de grandes déclarations non suivies d’actes clairs avaient été produites par certains écrivains, que d’autres s’engouffraient dans des collections spécial-nègre, ou encore que les lignes éditoriales continuaient à attendre que nous produisions des ouvrages sur la misère, la dictature, le sexe ou le rire et qu’il y avait toujours des plumes pour répondre à ce genre de sollicitations. »11 D’après vous, quels sont les « petites faiblesses »,12 les sujets problématiques dont il faudrait traiter dans l’écriture contemporaine dans le contexte antillais ?

9 Gens de la Caraïbe : 2009.

10 Idem.

11 Idem.

12 Idem.

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Je vois que vous avez lu « Tant de petites faiblesses »…

J’aimerais imaginer un personnage comme celui de Fernando Pessoa dans Le livre de l’intranquillité et observer le grand vide. L’une des petites faiblesses à mon avis est l’étourdissement que nous nous créons pour échapper au vide de nos vies. Ce qui me frappe au final c’est que l’abandon de nos grands rêves nous a ravalés au niveau de l’ennui.

J’écrirais sur cette panique qui m’a saisie le jour où je me suis entendue penser : « qu’est-ce que je vais bien pouvoir acheter aujourd’hui ? », comme si voilà, ma vie entière avait abouti à cela : quitter ma maison, errer sur les routes de Guadeloupe au volant de ma voiture en me demandant, pleine d’ennui, ce que j’allais pouvoir trouver d’assez remplissant pour que je veuille l’acheter…

« Dans la salle, la parole circule et se libère, comme dans une veillée créole. Les interventions portent sur l’identité et la mémoire, l’histoire, les luttes sociales aux Antilles. »13 Comment définiriez-vous la place du « Séna », de cet échange actif, de ce rendez-vous culturel qui est un espace de libre parole et de sensibilisation dans votre parcours ?

Un espace de liberté, mais aussi un lieu où on peut pousser les gens à penser plus loin, plus passionnément, comme ceux qui nous ont précédés dans l’écriture…

La Fabrique insomniaque vise à être un lieu d’accueil pour les jeunes talents singuliers cherchant un lieu d’expression. Comment comptez-vous réaliser, par la formation de jeunes comédiens, musiciens, plasticiens et par le projet de mettre à la dispositions des chercheurs et des personnes intéressées une banque d’ouvrages de la Caraïbe francophone, anglophone et hispanophone le but que l’on peut résumer par une citation tirée du site de la compagnie : « Aucun talent / condamné à la / discrétion // Aucun talent / condamné à la disparition // Aucun talent / politiquement / correct // Aucun talent / condamné aux / exigences du / marché. »14 ?

Mon dieu, c’est un projet prétentieux !!! Je le réalise en relisant ces mots que je reconnais : une phrase puisée sur le site de La Fabrique.

Ce n’est pas que moi, la Fabrique, on est plusieurs…

Je ne saurais pas définir tout cela toute seule. En fait, on expérimente un autre type de formation. Et étrangement, la langue y joue un rôle capital.

C’est une idée de Jalil Leclaire. Toutes ces langues qui sont nôtres (et que

13 Triay 2012.

14 Texte qui caractérise les réflexions de La Fabrique Insomniaque sur la création. Voir le site de la compagnie : http://www.lafabriqueinsomniaque.com/.

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nous utilisons au Séna : le français, le créole, l’anglais et l’espagnol) nous permettraient peut-être de dépasser le mot pour trouver sa vibration dans le corps.

Nous rêvons d’avoir un lieu à nous. Je parle de sept à dix personnes, un lieu où la musique, la littérature des Caraïbes, la musique auraient leur place dans la formation de comédiens qui ne soient pas des reproductions de comédiens du Français…

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