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Suzanne Dracius

19. Coupe de la canne à sucre (années 1900)

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Une langue est quelque chose de vivant, qui se créolise au gré du temps.

Le français n’est-il pas lui-même un créole de latin, – du bas-latin parlé par les légions romaines d’occupation, répété, déformé par des gosiers gaulois, enrichi petit à petit d’un vocabulaire de formation savante par les lettrés gallo-romains, – une langue à la grammaire fluctuante, tardivement codifiée par Vaugelas, il n’y a pas si longtemps, au XVIIe siècle, – non pour fixer, mais pour régler la langue, en prônant le recours à l’usage, fondé sur le « bon goût » de la cour et de la ville ? Il faut être ignare ou de mauvaise foi pour le nier.

Dans mon écriture romanesque, poétique et dramaturgique, le créole se fond au français sans lui manquer de respect ; je chevauche allègrement français et créole, à plaisir. Par exemple, lorsque j’écris : « Elle a reposé son corps », ou « Il a étiré son corps », c’est une construction créole, mine de rien, une tournure du créole, langue où l’on utilise, en guise de pronom réfléchi, « mon corps », « ton corps » : on ne dit pas, en créole, « je me lave », mais « je baigne mon corps » (peut-être parce que la seule chose qui appartenait à l’esclave, du moins dans son esprit à lui, c’était son corps). L’effet stylistique produit en français plus de sensualité, voire d’érotisme, qui permet de projeter au regard du lecteur une image plus forte, plus visuelle, presque cinématographique, ‒ d’écrire en cinémascope, écrire en couleurs, et pas seulement en noir et blanc. Pour certains poèmes, l’inspiration me vient même en créole uniquement, et j’en fais par la suite une adaptation française.

C’est par l’aspect poétique qui affleure dans tous mes livres, y compris ma production purement romanesque, que j’ai été récompensée par un prix de la Société des Poètes Français pour l’ensemble de mon œuvre. D’ailleurs, à la sortie de mon premier roman, un article de L’Humanité ou du Figaro – je sais bien que ce sont les deux extrêmes, mais je ne me rappelle plus lequel des deux c’était – n’avait-il pas salué L’autre qui danse en ces termes : « Poème en prose autant que roman » ?

Pour filer les métaphores non pas érotiques mais mythologiques, je ne voudrais pas être une Cassandre, ni prédire la dilution progressive du créole.

Je me contenterai d’observer une évolution, une fusion avec d’autres éléments (l’anglais, l’argot, le verlan etc.), notamment chez les jeunes de la Diaspora noire, pour qui le créole, LES créoles, constituent cependant une passerelle, faite d’un ciment identitaire, important pour se construire et se reconstruire, se souder tout en s’ouvrant au monde. C’est là une des plus belles vocations actuelles du « parlé kréyòl ».

Les Antilles ont été un creuset dans lequel de nombreux peuples sont venus apporter leur patrimoine historique, linguistique, culturel et génétique pour donner naissance aux peuples antillais. À l’heure de la mondialisation et des regroupements géographiques, chacune des composantes de la population antillaise peut-elle espérer garder sa propre identité ou

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elle se fondre dans une communauté pancaraïbe qui aurait le créole en partage ? Le mot « créole » – dont l’étymologie se réfère au verbe espagnol criar qui signifie élever – désignant toute personne ou chose née aux

« Amériques », aux « colonies » ; à l’origine, « créole » s’applique à tout être – animal, végétal ou objet créé aux Antilles, aux maisons créoles comme aux « esclaves créoles », tels que l’on les nommait, aux XVIIe, XVIIIe siècles, par opposition aux Africains fraîchement débarqués. Phénomène curieux, aux Antilles, les Noirs en ont été dépossédés au XIXe siècle, par un tour de passe-passe inique, car ce terme fut réservé désormais aux seuls colons blancs, – ceux que nous appelons en Martinique les « békés ». Il s’est agi, au siècle suivant, d’une véritable réappropriation de cette appellation, qui, même s’il exhale des relents colonialistes et, partant, racistes, ne fait pas référence à une race plutôt qu’à une autre, ni à une nationalité, mais à une culture commune, un imaginaire partagé, voire un code linguistique qui crée une complicité, une passerelle entre les îles : les Sainte-Luciens, par exemple, communiquent avec les Martiniquais, – bien qu’ils soient anglophones, – de même que les Haïtiens, même s’il y a des variantes dans nos créoles respectifs ; car ils ont conservé un créole à base lexicale française, du fait que Sainte-Lucie et l’ex-Saint-Domingue ont été des colonies françaises. Nous gardons, cependant, nos identités propres, ce qui me semble une excellente chose, féconde et riche d’apports multiples, pourvu que ce soit dans le respect de l’Autre. (Ce qui n’est pas toujours le cas, hélas ! Car l’immigration clandestine, en provenance d’Haïti, principalement, est farouchement combattue par les autorités et violemment rejetée par la population locale, en Guadeloupe notamment, où il y a eu de véritables « pogroms ».) Un Forum Social Caribéen s’emploie à résoudre ces problèmes…

Se résoudront aussi, je l’espère, ceux des jeunes de la Diaspora. Certes, elle a cessé, la France d’aujourd’hui, d’enseigner dans les écoles de la République, aux enfants de France et de Navarre et des Antilles et de tous nos ailleurs, la fameuse phrase que naguère, il fallait apprendre par cœur :

« Nos ancêtres les Gaulois ». Car nos ancêtres ne sont pas que des Gaulois, loin s’en faut. Peut-être a-t-elle arrêté aussi, en cette ère de haute technologie, de faire réciter aux écoliers la célèbre citation de Sully, ministre du bon roi Henri IV : « Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France » ? De nos jours, métissage et marronnage sont les deux mamelles de cette France moderne et métissée, qui souffre de ce que la presse appelle

« le malaise noir », de la relation tradition/postmodernité. Désormais il ne suffit plus de lutter contre le racisme. Il faut faire plus. Il faut faire mieux.

Renouer l’unité rompue, à commencer par le faire à l’intérieur même de ces êtres métissés, spoliés d’une part de leur être, car cette part-là est méprisée, victime d’exclusion, de discrimination, voire diabolisée et accusée de tous

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les maux, – y compris de racisme, ô paradoxe ! (De racisme anti-blanc, parfois…)

Car il y a souffrance, souffrance vive. Et toute souffrance est respectable. Nulle douleur n’est injustifiée. Des jeunes de la Diaspora noire ont fait naguère une pétition contre le retour de Banania, sans bruit ni trompette, mais avec le célèbre tirailleur sénégalais et son « Ya bon Banania ». Cette revendication de dignité est légitime. Cependant il est à noter que, peut-être, ils se trompent de combat, ou du moins de discours.

Effectivement, la marque Banania est revenue en force avec un logo montrant un jeune Noir riant à gorge déployée. Puisque Banania est un petit-déjeuner chocolaté destiné aux enfants, il n’est pas mauvais que la représentation du Noir en offre une image rieuse, sympathique, en un mot appétissant, plutôt que celle qu’offrent trop souvent les médias, des Noirs délinquants, des Noirs qui remplissent les prisons, des Noirs drogués, des Noires prostituées, des Noirs pauvres qui crèvent la faim. L’éducation commence dès le petit-déjeuner ! Mais il faudrait surtout mettre en avant qu’il y a là dégradation de la représentation du Noir : à l’origine, au début du XXe siècle, l’affiche n’était pas une caricature stylisée, mais un beau portrait empreint de noblesse, celui d’un Africain respirant la santé, souriant de ses lèvres pleines, bellement ourlées (telles que se les font gonfler certaines femmes blanches à grand renfort de chirurgie esthétique, de collagène ou je ne sais quoi). Ce Noir-là incarnait la force, la prestance et la vaillance des soldats africains victorieux, à qui la France devait ses victoires (Pas rancuniers, les « Bananias » !). Quant au slogan, « Ya bon Banania », qui n’existe dans aucune langue, si ce n’est dans le langage fantasmatique d’un publicitaire, c’est-à-dire du « p’tit nègre », il serait bon, ce « ya bon », de l’utiliser comme une arme à double tranchant, pour rappeler qu’y a pas bon, ya pas bon du tout, avoir servi la France pour en être si mal récompensés ! Cette polémique Banania pourrait bien avoir plus de résonances qu’il n’y paraît…

Ayant toujours la poésie au cœur, c’est aussi sur une note poétique, mais sur le mode mineur que j’ai exprimé certaines de ces résonances, telles que ce dénigrement du Noir – oxymoron paraxodal, puisque étymologiquement dénigrer vient de « niger », noir !) dans Anamnésie propitiatoire : la nécessité de se souvenir pour rendre plus favorable l’avenir, réagissant aux incidents qui ont eu lieu en novembre 2005 en banlieue parisienne, notamment dans ce département qui n’est pas d’Outre-mer, mais peuplé de bon nombre d’originaires d’Outre-mer, le 93.

Je clame aussi mon féminisme, proclamant ma féminitude ; il y a (attention ! je n’ai pas dit « ya », ni « ya bon »), dans Déictique féminitude insulaire comme dans l’ensemble de mon œuvre, ce que j’appellerais une théologie du marronnage à travers la littérature, grâce à l’écriture et, partant, grâce à la lecture, pour la personne qui me lit. (Parmi les plus bouleversantes

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réactions de lecteurs que j’aie entendues, je citerais celle d’une lectrice qui me confessait que Rue Monte au ciel l’aide à lutter contre sa tendance à la dépression.) Oui, j’y vois une forme de théologie de la libération, – du marronnage, dirais-je, car ce mot désigne la fuite volontaire de l’esclave qui

« part marron » pour échapper à l’esclavage, – comme il y eut, au siècle dernier, une théologie latino-américaine de la libération, une théologie noire de la libération avec la Renaissance de Harlem, une théologie sud-africaine de la libération contre l’Apartheid, et enfin, une théologie féministe de la libération. (Cette dernière, encore et toujours d’actualité !)

J’emploie ce mot « théologie », bien sûr pas au sens ancien de savoir scholastique réservé à des érudits, mais pour désigner l’expression d’une révélation contenue dans une foi, dans une ferveur, un allant, hors des carcans. En effet, dans Rue Monte au ciel on peut entrevoir de prime abord une théologie de la captivité, d’où surgit une nécessaire théologie de la libération, dont le sens relève de trois étapes : primo, libération socio-économique (comme celle de Léona, « lionne de marbre noir », petite domestique martyrisée par sa patronne et violée par son patron). Secundo, conquête des libertés essentielles afin de bâtir sa propre histoire, par exemple dans « Les Trois Mousquetaires étaient quatre », où le personnage

« Yich Limina » se réapproprie une filiation, non seulement avec l’héroïne historique Lumina, mais avec Alexandre Dumas, – petit-fils d’une

« négresse esclave » de Saint-Domingue, l’actuelle Haïti. Car, dans cette histoire rocambolesque, mon personnage renoue avec Lumina, héroïne qui fut à la tête de l’insurrection du Sud de la Martinique en 1870. Et ce, afin d’aboutir au troisième stade, celui de la fraternité humaine, comme dans

« La Virago ». Utopie, me direz-vous ?… En tous cas la rue Monte au ciel est une vraie rue de Saint-Pierre, en Martinique. Elle est en réalité un gigantesque escalier, bordé naguère de maisons bourgeoises et de bordels, avec, tout en haut, le Séminaire ! Beau contraste qui n’a pas manqué de m’inspirer.

Or ce livre, Rue Monte au ciel, est lui-même un escalier. Il peut se lire à différents niveaux. On peut s’arrêter sur tel ou tel degré de l’escalier. On peut le lire pour y trouver un simple divertissement, ou bien, comme disait Voltaire, le lecteur peut y puiser matière à gravir lui-même les marches imaginaires. (« Les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié », dixit l’écrivain philosophe de ce fameux Siècle des Lumières). J’y pratique, pour ma part, un mélange de sérieux et d’humour, dans neuf portraits de femmes en mouvement, qui montent vers une libération. Ce texte montre la dépendance sous diverses formes, et l’élan vers l’indépendance, le dégagement, la réappropriation de soi-même. Cette rue monte au ciel de la libre disposition de soi, la liberté de son être, la prise en main de son destin.

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