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La tradition médiévale du Graal

In document Rencontre de l'Est et de l'Ouest (Pldal 174-183)

Dans la littérature médiévale, le graal apparaît dans Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, dernier roman de l’auteur, composé vers 1181-1185 à la demande du comte de Flandre, Philippe d’Alsace22. Ce roman est resté inachevé, ce qui ajoute encore à l’énigme des significations.

Dans la scène évoquée plus haut, Perceval voit apparaître, au moment du repas et avant chaque met, d’abord un valet portant une lance dont la

20 Ibid., p. 38.

21 Ibid., p. 877-878.

22 Thierry Delcourt signale une première mention du mot graal vers 1160-1170, dans le Roman d’Alexandre, de même qu’une allusion à Perceval et au Graal chez Rigaut de Barbezieux, trou-badour actif entre 1140 et 1163, voir La littérature arthurienne, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », 2000, p. 27.

pointe laisse couler une goutte de sang, ensuite deux autres valets portant des chandeliers. La suite offre une description aussi détaillée que mysté-rieuse : « Un graal entre les deux mains, une demoiselle venait avec les va-lets, belle, gracieuse, parée avec élégance. Quand elle fut entrée dans la salle avec le graal qu’elle tenait, une si grande clarté se répandit que les chandelles en perdirent leur éclat comme les étoiles ou la lune quand le soleil se lève.

Après celle-ci, il en vint une autre qui tenait un tailloir d’argent. Le graal, qui venait en tête, était d’or fin très pur ; des pierres précieuses étaient en-châssées dans le graal, des pierres de toutes sortes, les plus riches et les plus rares qui soient dans les mers et sur terre : toutes les autres pierres étaient dépassées par celles du graal, sans aucun doute. Tout comme passa la lance, ils passèrent devant le lit et ils allèrent d’une chambre dans une autre. Et le jeune homme les vit passer, sans qu’il osât demander au sujet du graal à qui on le servait23 ».

Cette scène, en laquelle Jean Dufournet voit « la scène la plus mystérieuse, la plus chargée de sens et la plus féconde de toute la littérature médiévale »24, se prête à des interprétations infinies. Au sujet du cortège, croix vivante, on a évoqué la liturgie byzantine de la Grande Entrée, schéma auquel Chrétien a insufflé « la plus forte charge d’étrangeté, de poésie et d’ambiguïté »25. Quant au mot graal, il désigne à l’époque un plat large et creux, pouvant contenir des poissons. Notons qu’il est attesté également dans des chroni-ques latines qui ont parfois le souci d’en donner une définition26. Selon Jean Dufournet, ce mot « a été choisi à dessein, parce que n’étant pas encore chargé d’un symbolisme précis ni fréquemment employé, il pouvait se prê-ter à toutes les suggestions, rencontrer toutes sortes de récipients ressortis-sant au merveilleux celtique et à la liturgie chrétienne »27. Ainsi, les divers plats, écuelles, coupes, cornes à boire, corbeilles, chaudrons qui se remplis-sent d’eux-mêmes ou qui ne s’épuiremplis-sent jamais, propres aux récits gallois et

23 Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal, traduction inédite et présentation de Jean Dufournet, Paris, GF Flammarion, 1997, p. 198-201, v. 3220-3245.

24 Présentation, ibid., p. 22.

25 Ibid., p. 23.

26 Voir la chronique d’Hélinand, début du xiiie siècle : « Gradalis autem sive gradale gallice dicitur scutella lata et aliquantulum profunda, in qua pretiosae dapes cum suo jure diviti-bus solent apponi gradatim, […] et dicitur vulgari nomine Graalz », cité par Jean Frappier, Chrétien de Troyes, Paris, 1957 et 1969, p. 188 ; voir Danielle Régnier-Bohler, « Préface », In : La Légende arthurienne : Le Graal et la Table ronde, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989, p. xxi.

27 J. Dufournet, op. cit., p. 24.

irlandais, s’y reconnaissent aussi naturellement que la corne d’abondance de l’antiquité ou d’autres éléments du folklore universel28.

Une analyse consacrée par Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe au che-minement et aux interprétations du graal met en lumière le fait que dans le roman de Chrétien de Troyes, l’objet « n’est pas présenté comme une relique christique »29. Soulignons une remarque particulièrement importante : « Pour Chrétien, ce n’est pas le Graal, mais un graal : objet courant peut-être, lié au registre alimentaire et aristocratique, mais objet dont la signification sem-ble rester mystérieuse »30. « Ainsi le Graal apparaît, sans qu’on sache ce qu’il est »31. Offert comme un objet magique dans un roman inachevé, il ouvre la possibilité d’autres interprétations : « il lance le mouvement de la Quête même […]. Le Graal se définit dès lors comme l’inaccessible, […] mais en même temps et surtout le Graal est ce qui mérite d’être recherché, ce qui conduit les quêtes et donne sens à l’aventure »32. D’où l’ouverture sur une dimension religieuse.

Dans le roman de Chrétien, Perceval apprend cinq ans plus tard, par son oncle l’ermite qu’il rencontre le jour de Vendredi saint au terme d’une errance sans Dieu, que le graal qu’il a vu et au sujet duquel il n’a pas posé de question, était un plat contenant une hostie qui permettait de nourrir, à elle seule, un saint homme, le père du Roi Pêcheur, pendant douze ans. Le graal devient donc « une très sainte chose » dans la bouche de l’ermite. « Dès lors on peut l’identifier à la pyxide qui contient la réserve eucharistique, à l’écuelle dans laquelle Jésus mangea l’agneau pascal, au ciboire qui porte la sainte hostie, au calice avec lequel fut célébrée la première messe »33.

Une superposition analogue peut être observée à propos de la lance, arme magique de la mythologie celtique et objet également présent dans l’histoire de la Passion. « Selon l’Évangile de Nicodème, un soldat aveugle perça de sa lance le flanc du Christ et recouvra la vue grâce au sang qui toucha ses yeux »34. Ce soldat ayant été confondu par la suite avec le centurion qui se convertit,

28 Ibid.

29 Christine Ferlampin-Acher – Denis Hüe, Mythes et réalités, histoire du Roi Arthur, collection

« Poche Histoire », Rennes, Éditions Ouest-France, 2012, p. 16.

30 Ibid., p. 116.

31 Ibid., p. 117.

32 Ibid.

33 J. Dufournet, op. cit., p. 24, 25.

34 Ibid., p. 26.

cette histoire donna celle de la lance de Longin, vénérée à Jérusalem35. Voilà un motif qui, apparu dans un évangile apocryphe du ve siècle, remonte à l’Orient.

Le roman inachevé de Chrétien de Troyes a eu, dès la première moitié du xiiie siècle, quatre continuations en vers dont certaines proposent, à la suite de Robert de Boron, une lecture christianisée du graal. Dans celle de Manessier, le Graal est une relique de la Passion du Christ, c’est un Graal qui remonte au ciel à la fin du récit36.

La christianisation explicite du graal apparaît dans la trilogie de Robert de Boron, dont le premier roman, Joseph d’Arimathie, fut composé à la fin du xiie siècle. Pour cet auteur, « le Graal est la coupe dans laquelle le Christ a célébré l’eucharistie le Jeudi Saint : c’est elle qui a recueilli son sang au moment de la Crucifixion (de nombreux tableaux du Christ en Croix montrent des anges recueillant le sang qui s’écoule des blessures dans une sorte de calice : c’est le Graal)37 ; c’est elle qui a nourri Joseph d’Arimathie jeté en prison pendant de très nombreuses années »38. Toujours selon l’auteur, le Graal fut rapporté de Terre sainte en Grande-Bretagne par Joseph (Glastonbury deviendra un lieu mythique des terres arthuriennes, à la fois par l’arrivée de Joseph à cet endroit selon la légende et la « découverte » du tombeau d’Arthur et de Guenièvre39).

À partir du xiiie siècle, le roman en vers, multipliant les merveilles, com-mence à être discrédité, étant de plus en plus associé à la fable. La prose, en revanche, semble garantir la véracité du récit, d’où l’entrée en scène des ro-mans en prose qui assurent le succès de la matière arthurienne jusqu’à la fin Moyen Âge40.

Le roman de Robert de Boron donnera naissance à L’Estoire del Saint Graal, version plus développée du cycle Lancelot-Graal, racontant l’histoire de la sainte relique et son transfert en Grande-Bretagne41. La Queste del Saint Graal présente à son tour les aventures des chevaliers de la Table ronde, parmi les-quels Galaad, Boort et Perceval parviendront à contempler le Graal. Ce roman met en scène « le passage d’un type de chevalerie terrestre à une chevalerie

35 Ibid.

36 Ch. Ferlampin-Acher – D. Hüe, Mythes et réalités…, op. cit., p. 17.

37 Mes italiques, à la lumière des prières archaïques hongroises (KK).

38 Ch. Ferlampin-Acher – D. Hüe, Mythes et réalités…, op. cit., p. 120.

39 Voir Régine Pernoud, Aliénor d’Aquitaine, Paris, Albin Michel, Le Livre de Poche, 1965, p. 153.

40 Ch. Ferlampin-Acher – D. Hüe, Mythes et réalités…, op. cit., p. 21-22, 120.

41 Ibid., p. 119, 121.

plus idéale, la chevalerie célestielle »42. Le Graal, relique de la Passion, remonte au ciel à la fin43. Un récit en prose, Perlesvaus, écrit dans le premier tiers du xiiie siècle par un auteur anonyme, représente également une version chris-tianisée du Graal. L’objet y apparaît, sous les yeux d’Arthur, sous cinq formes différentes pendant le mystère de la messe (formes que l’on ne doit pas dévoi-ler, précise le récit), avant d’apparaître sous la forme d’un calice, accompagné d’une lettre de Dieu sur le sacrement44.

La diffusion de la légende arthurienne en Europe se fait à partir du xiiie siècle. La Scandinavie, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, l’Es-pagne et le Portugal accueillent la légende, d’où un grand nombre de ver-sions diverses45. Le roman de Wolfram von Eschenbach, Parzival, composé au début du xiiie siècle, présente des différences significatives par rapport au texte de Chrétien, notamment en cela que le graal y apparaît comme une pierre très précieuse qui dispense nourriture et boisson à volonté, son pouvoir magique venant d’une hostie, déposée tous les vendredis saints par une colombe46.

Interrogations sur les voies de la transmission

Construire des ponts entre les romans du Moyen Âge et le folklore du xxe siècle, la France médiévale et la Hongrie d’aujourd’hui, n’est pas une mince affaire. Il sera utile de poser tout d’abord quelques questions sur les origines des prières populaires archaïques.

Une petite partie de ces dernières, classée au début des recueils, relève plei-nement de la magie. Pour chasser les maladies ou dissiper les gros nuages, ces textes peuvent évoquer serpents, grenouilles et lézards… tout comme la Vierge Marie ou l’enfant Jésus. Ils témoignent de la pensée magique, de l’ar-chaïque toujours présent, qui n’interdit pas l’apparition d’éléments religieux.

Le magique et le mystique ne sont pas séparés par des frontières étanches ; bien au contraire, dans certains textes qualifiés de « mixtes », ils sont parfaitement

42 Ibid., p. 123.

43 Ibid., p. 23.

44 Voir Christiane Marchello-Nizia, « Perlesvaus, le Haut Livre du Graal », Introduction, In : La Légende arthurienne : Le Graal et la Table ronde, op. cit., p. 119-122 ; pour le passage en question, voir p. 263.

45 Voir D. Régnier-Bohler, « Préface », In : La Légende arthurienne : Le Graal et la Table ronde, op. cit., p. xxxvii-xliii.

46 Ibid., p. xxiii, xxxix.

enchevêtrés. Le terme « syncrétisme » est là pour rappeler que c’est un phéno-mène courant, bien connu des spécialistes des religions.

Au cœur de la plupart des prières, on trouve les scènes de la Passion, un Vir dolorum et une Mater dolorosa présentés par des paroles chargées d’émo-tions. On y reconnaît assez souvent l’écho de textes latins bien connus, écrits par saint Augustin, saint Bernard, saint Anselme… Des parallélismes exis-tent également avec des textes hongrois, traduits du latin, du Moyen Âge, comme la Complainte de la Vierge Marie, poème composé au xiiie siècle ou certains codices, livres manuscrits des xve-xvie siècles, contenant légendes de saints et scènes de la Passion. Il y a un lien incontestable entre ces textes lit-téraires et les prières populaires, ce qui pose la question de la folklorisation.

Zsuzsanna Erdélyi avance l’hypothèse qu’aux sources des prières populaires archaïques, on trouve parallèlement une littérature savante, ecclésiastique, et une littérature populaire, en langue vernaculaire47. Cette littérature est issue de la « religiosité flamboyante » d’une époque marquée par l’esprit de saint François d’Assise, littérature répandue un peu partout en Europe, comme en témoignent de nombreuses traces écrites remontant jusqu’aux xiiie-xve siè-cles48. Les prières hongroises s’inscrivent dans cette tradition plusieurs fois séculaire, étant transmises oralement de génération en génération et diffusées aussi par de vieux livres ou des imprimés vendus dans les foires. Leur fonction devient particulièrement importante pendant une longue période où, dans un pays dévasté par l’occupation turque (xvie-xviie siècles) et divisé sur le plan religieux à la suite de la Réforme, elles constituent une nourriture spirituelle pour les fidèles, restés souvent sans prêtres.

Comment le motif du Graal a-t-il été intégré dans cette tradition ? Les ver-sions christianisées de la légende comme le roman de Robert de Boron, Joseph d’Arimathie, sont certainement des maillons importants. Notons toutefois que l’Église n’a jamais reconnu le Graal comme relique christique49. Celui-ci semble être avant tout un motif littéraire, christianisé certes mais véhiculé probablement par des voies autres que celles de l’enseignement officiel de l’Église. Motif littéraire, préservé dans des prières mais qui, pour une raison

47 Pour un résumé de ces questions, voir Zs. Erdélyi, Aki ezt az imádságot…, op. cit., p. 84-86.

48 Pour le domaine français, voir ibid., p. 40, 73-74, 88, 111, 269, 298 ; pour la bibliographie, voir p. 135-140. Certaines prières françaises du xive siècle ont été publiées par Paul Meyer,

« Manuscrits français de Cambridge (G. G. 1. 1.) », In : Romania, 1886. Pour les prières provençales, voir Wilhelm Mushacke, Altprovenzalische Marienklage des XIII. Jahrhunderts, Halle an der Saale, 1890.

49 Ch. Ferlampin-Acher – D. Hüe, Mythes et réalités…, op. cit., p. 121.

spécifique, ont un aspect apocryphe, voilà un phénomène qui ne manque pas de facettes paradoxales.

L’apparition d’une matière littéraire venue de la France médiévale n’est pas un phénomène isolé dans la Hongrie des xiiie-xive siècles. L’anthroponymie révèle la connaissance d’œuvres littéraires comme la Chanson de Roland50 ou le Roman de Tristan51. Pendant un demi-siècle, correspondant au règne de Béla III (1172-1196) et de ses fils, Émeric (1196-1204) et André II (1205-1235), il y a plusieurs reines d’origine française à la cour royale de Hongrie. La plus connue d’entre elles est « Marguerite de France », fille de Louis VII, belle-fille d’Aliénor d’Aquitaine et d’Henri II Plantagenêt. Son mariage avec Béla en 1186 fait certainement venir chanteurs et conteurs en Hongrie. Les trou-badours Peire Vidal et Gaucelm Faidit viendront passer un moment à la cour d’Émeric. Cette période riche et féconde offre un premier cadre favorable à la pénétration de la légende du Graal52.

Les rois en question ont en même temps des liens multiples avec Byzance et la Terre Sainte. Béla fut élevé à la cour de Byzance (héritier, pendant un moment, du trône impérial), André II participa à la cinquième croisade en 1217-1218. Les relations dynastiques, intenses pendant toute la période des rois arpadiens (xie-xiiie siècles), ouvrent la voie à des influences culturelles qui mériteraient d’être étudiées dans le détail.

Le xive siècle sera marqué par deux rois Anjou de la maison de Naples, Charles-Robert (1308-1342) et son fils Louis le Grand (1342-1382). L’influence italienne est forte pendant toute cette période. Louis le Grand a des liens étroits avec un ordre religieux fondé en Hongrie, celui de saint Paul l’Ermite.

Or, cet ordre est connu pour son attachement à Joseph d’Arimathie53. D’où la perspective de nouveaux chantiers à explorer. L’archéologue et médiéviste László Zolnay a attiré l’attention sur le fait que le culte du Saint Sang, impor-tant au cours du xve siècle, était également présent en Hongrie, notamment

50 Voir Klára Korompay, « La Chanson de Roland et la Hongrie médiévale : du nouveau sur Elefant », In : Littérature et folklore dans le récit médiéval, Actes du colloque international de Budapest, les 4-5 juin 2010, édités par Emese Egedi-Kovács, Budapest, Collège Eötvös József ELTE, 2011, p. 173-183.

51 Voir Klára Korompay, « L’anthroponymie de la Hongrie médiévale et le Roman de Tristan », In : Dialogue des cultures courtoises, sous la direction d’Emese Egedi-Kovács, Budapest, Collège Eötvös József ELTE, 2012, p. 173-192.

52 Pour une présentation un peu plus détaillée de l’époque, voir ibid., p. 190-191. Pour quelques rares cas hongrois des noms de personne Lancelot, Yvain, Arthus, voir ibid., p. 188-189.

53 Voir Zs. Erdélyi, Hegyet hágék, lőtőt lépék…, op. cit., p. 166.

dans les églises de Báta et de Garamszentbenedek54. L’iconographie, à son tour, a certainement son mot à dire.

Si le Conte du Graal « demeure une œuvre à jamais ouverte, instable et indé-chiffrable »55, l’étude de ses traces réserve à tout moment des surprises qui ne cessent de se multiplier, offrant matière à réflexion pour un nombre toujours grandissant de domaines scientifiques. Dans le cas présent, la linguistique historique n’aura été qu’un point de départ pour entrevoir la richesse infinie des questions qu’il pose.

54 Ibid., p. 165.

55 J. Dufournet, op. cit., p. 31.

In document Rencontre de l'Est et de l'Ouest (Pldal 174-183)