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L’histoire d’une découverte

In document Rencontre de l'Est et de l'Ouest (Pldal 165-168)

Le 17 décembre 1968, l’ethnologue Zsuzsanna Erdélyi termine son travail de collecte à Nagyberény, petit village du département de Somogy, situé au sud du lac Balaton. Elle y aura passé deux jours auprès d’une dame de qua-tre-vingt-dix-huit ans. Cette dame, heureuse d’avoir eu une visite, sensible à la chaleur humaine et à la curiosité de la chercheuse, lui dit à la fin, comme pour la retenir : « Je connais également autre chose ». Et Madame Rozália Babos de réciter une « prière de vendredi », parfaitement inconnue de la spécialiste.

Celle-ci, de retour à Budapest, tente de se renseigner auprès de ces collègues, sans obtenir aucun élément d’information. Le lendemain, elle entreprend des recherches en bibliothèque, recherches poursuivies pendant dix mois et res-tées néanmoins infructueuses, révélant tout juste quelques traces.

Elle prend alors la décision de faire un travail sur le terrain, formulant le principe que si cette tradition orale est connue par une personne, elle peut également l’être par d’autres. Les résultats dépassent tous ses espoirs : en l’es-pace de trois mois, elle trouve plus de cinq cents prières analogues. À partir de ce moment, elle se lancera dans une enquête hors du commun, élargissant son champ de travail à toute la Hongrie, y compris les diverses minorités (slo-vaque, roumaine, allemande etc.), de même qu’aux minorités hongroises des pays avoisinants.

Au bout de trois ans, elle aura collecté six mille prières. Elle ira également en Italie et y découvrira la même tradition orale, doublée, cette fois-ci, d’une documentation écrite dont les débuts remontent au xiiie siècle. Bien plus tard, on comprendra que les traces de cette tradition existent un peu partout en Europe, de l’Irlande à la lointaine Géorgie…

La phase suivante est celle de la publication et de la reconnaissance of-ficielle, phase difficile et bancale, comme nous allons le voir. Les poètes, émerveillés par la beauté des textes, sont les premiers à saluer la découverte.

Ferenc Juhász, rédacteur en chef de la revue Új Írás, publie un échantillon des prières en 1970.

Une présentation et un débat ont lieu à l’Académie des Sciences de Hongrie le 11 février 1970, permettant aux spécialistes Dezső Pais, László Mezey et Béla Holl, représentant tour à tour la linguistique historique, les études mé-diévales et l’histoire littéraire, de se prononcer sur le caractère parfaitement original des textes réunis1. Le genre, inconnu jusque-là, réclame une appella-tion. Après les premières hésitations (« prières populaires », « prières apocry-phes »), on opte ce jour-là pour le terme : « prières populaires archaïques ».

Le mérite d’assumer la publication d’un premier recueil revient à un direc-teur de musée de province, József Kanyar. 137 prières sont publiées en 1974, à Kaposvár (département de Somogy), dans un volume intitulé Hegyet hágék, lőtőt lépék (« J’ai parcouru la montagne, j’ai marché sur le versant »). Ce beau titre, riche en allitérations et en formes archaïques, sera maintenu dans toutes les publications ultérieures, toujours plus volumineuses.

Une maison d’édition de Budapest, Magvető, permettra à un public très large d’avoir accès à ces textes, en publiant un recueil de 251 pièces en 1976, réédité en 1978. Un chiffre mérite d’être rappelé à ce propos : il s’agit, cette fois-ci, de vingt mille exemplaires. Bien plus tard, une troisième édition, en-core augmentée, verra le jour en 1999 chez Kalligram, à Pozsony (Bratislava, Slovaquie). Avec ses 321 prières, c’est le recueil le plus complet à nos jours2.

Au-delà du travail d’édition, l’auteur consacra une monographie à la dif-fusion européenne du genre et aux questions de ses origines3. Soulignons enfin un ouvrage étonnant, paru en 2011, qui suit pas à pas la réception des prières archaïques, depuis les premières réactions jusqu’à nos jours, ouvrage

1 In : Zsuzsanna Erdélyi – Ilona Várhelyi, « …Századokon át paptalanúl… ». Az archaikus népi imádságműfaj fogadtatástörténete [« …Sans prêtres, pendant des siècles… ». La réception du genre des prières populaires archaïques], Budapest, Szent István Társulat, 2011, p. 107-118.

2 Zsuzsanna Erdélyi, Hegyet hágék, lőtőt lépék. Archaikus népi imádságok [J’ai parcouru la montagne, j’ai marché sur le versant. Prières populaires archaïques], Pozsony, Kalligram, 1999. Dans ce qui suit, je me réfère à cette édition. Une remarque sur la nature des références : chaque nouveau recueil étant la version augmentée du recueil précédent, les prières gardent leur numéro dans les différentes publications, d’où l’intérêt d’indiquer ce dernier.

3 Zsuzsanna Erdélyi, Aki ezt az imádságot… Élő passiók [Celui qui récite cette prière… Passions vivantes], Pozsony, Kalligram, 2001, 2e édition corrigée, 2004.

qui est une mine de connaissances pour l’histoire des mentalités et pour l’histoire tout court4.

Il va de soi que la nouveauté absolue du genre a provoqué des réactions qui n’allaient pas forcément dans le sens d’un accueil favorable. On connaît la résistance de l’humain au nouveau, de nombreuses découvertes sont là pour nous le rappeler. Dans ce contexte spécifique, cette résistance était multipliée par trois facteurs bien concrets : le refus de l’Église, l’hostilité du régime et la frilosité des professionnels.

Pour l’Église catholique, ces prières étaient irrecevables, d’abord parce qu’el-les étaient pratiquées en dehors de toute tradition consacrée, ensuite et surtout parce qu’elles contiennent dans leur partie finale, petite clôture conçue dans un esprit « donnant-donnant », une promesse de l’absolution pour ceux qui les récitent régulièrement… ce qui est une absurdité théologique du point de vue de l’Église.

Pour le régime, toute forme de prière, consacrée ou pas, était à rejeter. Le li-vre sur la réception permet de mesurer à quel point le travail sur le terrain était un acte audacieux, entraînant vite l’intervention de la police, dans la Hongrie des années 1970 comme dans la Roumanie de la « Securitate ».

Aux yeux des professionnels, la personne qui a fait la découverte n’était pas une ethnologue au sens strict du terme puisque, recrutée personnellement par le compositeur et musicologue László Lajtha, elle était diplômée d’autres domaines : langue et littérature hongroises, langue et littérature italiennes et philosophie. Elle n’était pas « spécialiste » du folklore. Il va sans dire que la frilosité professionnelle s’alimentait aussi de peurs idéologiques. En somme, tout voulait que ce matériau souterrain reste caché, comme il l’était depuis des siècles.

Comment interpréter le fait qu’il soit soudain apparu au grand jour ? Je sou-lignerai trois points convergents. D’abord, le côté humain de la relation entre chercheur et « informateur ». Une villageoise, vivant dans l’isolement habi-tuel des personnes âgées dont les propos n’intéressent plus grand monde, s’est ouverte à une autre femme qui savait écouter et accueillir. Deuxièmement, au lieu d’écarter l’insolite et l’inclassable, celle-ci a décidé de mettre le cap sur la « terra incognita ». Elle en a senti l’appel. Enfin, mesurant l’immensité de la tâche, elle n’a reculé devant aucun obstacle.

Son combat solitaire a su se frayer un chemin. Au fur et à mesure, des al-liés sont apparus. Certains évêques, dont László Lékai, futur archevêque, ont

4 Voir note 1.

compris l’importance de la découverte et ont œuvré pour dissiper la méfiance de l’Église. Un jour, l’hebdomadaire catholique Új Ember a publié un appel, encourageant les fidèles à noter et à envoyer à Madame Erdélyi leurs priè-res traditionnelles, contenant telles ou telles formules auxquelles se reconnaît le genre. À partir de ce moment, quarante à cinquante lettres arrivaient par jour… La protection la plus inattendue venait de certains hauts fonctionnaires du régime qui offraient leur carte de visite à la chercheuse (offre précieuse qui a bien servi dans des moments délicats, face à des policiers trop zélés). Dans le domaine professionnel, des ethnologues plus jeunes ont entrepris des recher-ches analogues dans des régions éloignées, prenant ainsi la relève.

Aujourd’hui, âgée de 92 ans, Zsuzsanna Erdélyi poursuit son travail, sou-cieuse de l’avenir de ses enregistrements qui contiennent maintenant plusieurs dizaines de milliers de textes. Ces derniers trouveront leur place dans un cen-tre universitaire de recherches consacrées aux croyances religieuses populai-res. Une nouvelle édition des prières, encore enrichie, est prévue pour 2013.

Rarement une carrière professionnelle aura été menée avec autant de courage.

Rarement une découverte aura révélé tant de nouveautés. Rendre hommage à la personne et à l’œuvre est la première ambition de la présente étude5.

In document Rencontre de l'Est et de l'Ouest (Pldal 165-168)