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Une rencontre sous le sceau de la tradition littéraire

In document Rencontre de l'Est et de l'Ouest (Pldal 83-86)

À la différence des chroniques de croisades issues du témoignage oculaire et de l’expérience vécue13, les Estoires s’appuient sur des sources disparates,

11 Dominique Boutet, Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire, Paris, Champion, N. B. M. A., 1992, p. 73 et ss.

12 Se reporter par exemple à Robert de Clari, Conquête de Constantinople, éd. et trad. Jean Dufournet, Paris, Champion, Champion Classiques, 2004.

13 Pour la troisième croisade, L’Estoire de la guerre sainte, Histoire en vers de la troisième croisade (1190-1192) par Ambroise, éd. et trad. Gaston Paris (d’après le manuscrit unique du Vatican), Collection des documents inédits sur l’histoire de France, 11, Paris, 1897 (http://www.ar-chive.org/details/lestoiredelague00ambrgoog), et notre édition sous presse, chez Champion (C. F. M. A.). Pour la quatrième croisade, Robert de Clari, éd. cit., Geoffroy de Villehardouin, La Conquête de Constantinople, éd. et trad. Jean Dufournet, Paris, GF Flammarion, 2004 ; pour la septième croisade, Joinville, La vie de saint Louis, éd. et trad. Jacques Monfrin, Paris, Garnier, Classiques, 1995 ; Paris, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 2002

écrites et orales, dont la principale est la Chronique d’Ernoul et de Bernard le trésorier ou une version antérieure à celle-ci. S’autorisant à omettre, couper, synthétiser et mêler des épisodes divers, parfois mal jointoyés entre eux, le compilateur conserve ici ou là la veine épique. Il renvoie du reste au « rou-mant de Guillaume d’Orenghe » (p. 150) quand il mentionne le « Castiaus noirs » que détenait Bourriaus, et évoque la Chanson de Roland avec le nom de Baligant pour une ville par ailleurs inconnue (p. 243). Il invente des anthro-ponymes à consonance épique comme Gygant (p. 231) ou Galatiene, reine de Turquie (p. 138). Il tresse également les motifs de la chanson de geste à la tra-me narrative, à l’occasion des combats, des ambassades ou des scènes glanées dans la réalité comme l’écorchement des chevaux pour se nourrir (p. 155)14. Cependant, il prive les batailles, surtout des sièges, de leur caractère spectacu-laire habituellement mis en exergue par la formule « La veïssiez ». Le cliché le plus exploité reste celui de l’inégalité dans le nombre des combattants : « et si vous di bien ke Salehadins avoit trois tans de gent ke li rois n’eüst et encor » (p. 161-162 et 105). L’allusion au Roman d’Alexandre, par l’entremise de Porus, le roi de l’Inde, complète d’une touche exotique la peinture de l’Orient15. Le texte est comme un feuilleté de strates mémorielles qui façonnent la repré-sentation d’un lieu discrètement fantasmé, dans les contours rassurants d’un horizon commun et d’un bagage culturel familier.

Le procédé de compilation ne fait que renforcer le point de vue dominant, strictement occidental. Peu soucieux de l’unité narrative et registrale de l’en-semble, surtout dans la dernière partie, l’auteur insère des pièces allogènes, autonomes et souvent bien diffusées, afin de reconstituer l’histoire totale de la période. Il consacre de longs paragraphes à la description de la Galilée et surtout à celle de Jérusalem, plus courte que dans la Chronique mais pourvue de ses traits essentiels. Le protocole descriptif du récit de pèlerinage épouse le parcours des lieux de l’Ancien et surtout du Nouveau Testament16. Il s’or-donne autour des trois collines qui organisent la géographie de la Ville sain-te : « le mont de Syon » (p. 212), « le mont Olivet » (p. 213) et « li mons del

14 Jean-Pierre Martin, Les motifs dans la chanson de geste. Définition et Utilisation (discours de l’épopée médiévale), Lille III, Centre d’Études médiévales et dialectales, 1992. Sur ce dernier motif, voir p. 364.

15 L’auteur cite ainsi « le roumant rimés dou Fuer de Gadres » (p. 124), une partie du Roman d’Alexandre, pour rectifier une confusion entre les vallées de Jaffa et les toujours dénommés

« vaus de Bacar » (p. 124).

16 Sur cet aspect, voir Maurice Halbwachs, La Topographie légendaire des Évangiles en Terre sainte, Paris, PUF, 1941.

calavaire » (p. 213) et il procède d’une remémoration des lieux de mémoire, dessinant à la fois un plan concret de la Ville et un espace reliquaire portant les stigmates de la vie terrestre du Christ17. Pareille digression de nature topi-que et encyclopéditopi-que donne à voir Jérusalem telle topi-que la conçoivent, l’ima-ginent et la sacralisent les Occidentaux. La description se révèle un pèlerinage en discours proposé à un auditoire, une scène d’anamnèse où il peut revivre les souffrances du Christ18.

L’auteur innove toutefois en y incluant une digression narrative, déclenchée par le nom de Samarie. Sous la forme d’un exemplum, elle met en scène le roi de Damas qui se convertit au catholicisme et entraîne son frère à sa suite, après lui avoir infligé l’épreuve des quatre épées fichées dans le corps, symbo-lisant le diable, le péché, la mort et le jugement divin (p. 170)19. Cette anecdote, qui existe dans des versions différentes, confronte et oppose les valeurs orien-tales des impies, faites d’excès et de débauche, aux valeurs occidenorien-tales sous l’égide de la loi divine et de l’esprit de pénitence. Par sa vocation exemplaire, elle reflète l’enjeu théologique majeur des Estoires et la tonalité d’une histoire esclave de la vision chrétienne du monde.

Les passages de sources inconnues sur la guerre de Saladin contre la reine de Turquie pourraient contredire cette perspective unilatérale et propagan-diste (p. 138 et ss.). Supplémentant la vie du héros et l’histoire du côté oriental, ils sont introduits en pièces fragmentées au fil de la narration. Ils dépeignent Saladin en héros conquérant qui sait étendre son empire à tout le Moyen Orient, et ils glorifient non sans paradoxe l’ennemi oriental et l’adversaire le plus puissant de la chrétienté. En fait, cette louange est la prémisse de l’en-treprise d’intégration dont il est la cible par le biais de deux anecdotes. L’une incluse au sein de la conquête de Jérusalem consiste en une critique de l’offer-toire chrétien par Saladin en présence du patriarche Eracle (p. 74), l’autre en un débat sur son lit de mort à propos des trois religions entre « clercs » chré-tiens, musulmans et juifs. Dépeignant un Oriental attiré par le christianisme,

17 Le compilateur constate la présence de moines dans des monastères et celle du patriarche résidant à Jérusalem : avec l’emploi du présent, il donne la curieuse impression d’une ville dé-crite avant l’expulsion des chrétiens en 1187. Sur l’importance des reliques et leurs enjeux no-tamment politiques, voir par exemple Edina Bozóky, La politique des reliques, de Constantin à Saint Louis, Paris, Beauchesne, 2006.

18 Voir Jean-Marie Fritz, art. cit.

19 Le récit conte la manière dont le roi s’est brutalement converti devant la frivolité de sa vie et a mené une existence austère. Devant la révolte de son frère, il recourt à un châtiment sus-ceptible de lui faire prendre conscience, par analogie, des souffrances qu’il éprouve lui-même à vivre dans le monde. Ce récit apparaît ailleurs : voir éd. Jubb, p. 2, note 3.

elles sont prétexte à énoncer les dogmes chrétiens et à les entourer d’une aura de spiritualité qui a force de persuasion. Le tropisme religieux touchant le sultan affleure de même dans ses discours au style indirect où, dans une formule qui en contexte ne saurait passer pour un topos formulaire, il rend

« grasses a Nostre Segnour de çou k’il li avoit fait si grant hounour… ». Il se manifeste encore, au moment de la prise de Jérusalem, par la générosité du sultan à l’endroit des chrétiens, pour l’amour du Christ d’après l’auteur, dans sa « tolérance » lorsqu’il autorise le clergé à rester sur place dans la « maison de Damedieu » (p. 208). Et il est exacerbé par le miracle de « Nostre Seigneur » qui envoie « le fu del ciel » en guise d’avertissement aux Sarrasins (p. 154).

L’assemblage de ces matériaux divers dévoile l’impossibilité à penser et reconnaître l’Autre, sinon par l’anéantissement ou par la conversion. Il met surtout en lumière une réécriture de l’histoire dont Saladin est le pôle d’aimantation. L’œuvre oscille entre un récit linéaire parfois malmené dans son déroulement logique et chronologique et une série d’ajouts disparates plus ou moins arbitrairement inclus. Mais l’auteur assume cette « marqueterie mal jointe », selon les termes de Montaigne pour ses Essais : il est moins attentif à donner le compte rendu des événements qu’à composer un texte qui en-seigne et qui divertit, en sollicitant la mémoire intertextuelle de l’auditeur/

lecteur. En témoigne l’interpolation de deux récits fictifs, La fille du comte de Ponthieu et l’Ordene de chevalerie. Ces deux agrégats souples parachèvent la perception de l’Orient et sa manipulation sur le mode de l’identité et de l’ip-séité, c’est-à-dire « la capacité d’un individu (ici d’une collectivité) à se penser lui-même et à revendiquer son identité singulière »20.

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