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Des Cent et une Nuits aux romans du cheval de fust

In document Rencontre de l'Est et de l'Ouest (Pldal 144-149)

En mars 2010, une orientaliste allemande3 fait une découverte importante : un manuscrit de l’Aga Khan Museum, exposé temporairement à Berlin, se révèle contenir la plus ancienne version connue à ce jour de la collection de contes arabes Les Cent et une Nuits. Ce recueil partage avec son illustre cou-sin, Les Mille et une Nuits, une structure narrative comportant un récit ca-dre et des contes enchâssés, ainsi que plusieurs histoires. Le conte du cheval d’ébène fait précisément partie de ces histoires présentes dans plusieurs re-cueils de contes arabes, dont la constitution s’effectue entre le ixe et le xiiie siècles. On le trouve à la fois dans les Cent et une Nuits, dans les Mille et une Nuits, et dans d’autres collections4. Mais jusqu’ici, nous n’en possédions pas de témoin écrit antérieur au xviie siècle5. L’existence de ce manuscrit, dont la

1 « Cléomadès », In : Les œuvres d’Adenet le Roi, Tome V, éd. Albert Henry, Bruge, De Tempel, 1951-1963 ; Genève, Slatkine reprints, 1996 ; Girart d’Amiens, Méliacin ou le cheval de fust, éd. Antoinette Saly, Senefiance, N° 27, Université de Provence, CUERMA, 1990.

2 Dans l’introduction de son édition de Cléomadès, Albert Henry dresse le bilan des recherches sur la question en un siècle d’études (1860-1960) : Albert Henry, Les œuvres d’Adenet le Roi, Genève, Slatkine reprints, 1996, Tome V, Introduction, p. 559-567.

3 Claudia Ott a identifié le contenu du manuscrit et en a entrepris l’étude. Sa traduction alleman-de alleman-des Cent et une Nuits d’après le manuscrit AKM00513 vient alleman-de paraître : « Die Geschichte vom Ebenholzpferd », In : 101 Nacht, Aus dem Arabischen von Claudia Ott, Zurich, Manesse Verlag, 2012, p. 197-220. Le manuscrit a été récemment exposé à Paris, dans le cadre de l’ex-position sur les Mille et une Nuits, à l’Institut du Monde Arabe. Il est consultable en ligne sur le site e-corpus : http://www.e-corpus.org/fre/notices/105291-AGK_Ms01.html. Nous remer-cions ici Benoît Junod, directeur des collections de l’Aga Khan Museum, de nous avoir facilité l’accès à ce manuscrit .

4 Ainsi, Le livre des histoires étonnantes et des anecdotes surprenantes (Kitâb hikâyât

al-‘ajibâ wa-l-akhbâr al-gharîba), dont un manuscrit du xive siècle est parvenu jusqu’à nous, contenait le conte du cheval d’ébène, mais seul le titre a subsisté. Voir Aboubakr Chraïbi, Les Mille et Une Nuits, histoire des textes et classification des contes, Paris, L’Harmattan, 2008.

5 La plupart des contes publiés par Galland trouvent leur source dans un groupe de trois ma-nuscrits du xve siècle, dit « manuscrit Galland », conservé à Paris (BnF, ar. 3609, 3610, 3611).

graphie et la langue révèlent qu’il a été copié en Espagne, confirme un certain nombre d’hypothèses concernant les modalités du transfert de l’histoire vers l’Occident, en même temps qu’elle soulève plusieurs questions.

L’origine orientale de l’histoire de Cléomadès et de Méliacin était connue depuis le milieu du xixe siècle. Des éléments internes aux romans français, sur lesquels nous reviendrons, indiquaient que l’histoire avait transité par l’Espagne. On pouvait donc imaginer qu’elle avait emprunté la route arabe, d’un califat à l’autre, c’est à dire de Bagdad à Cordoue en passant par le Caire.

Mais rien n’attestait jusqu’ici la présence de ce conte aux portes de l’Europe occidentale.

Le manuscrit de l’Aga Khan Museum est en cours d’expertise. Néanmoins, nous savons déjà qu’il contient, avant le recueil des Cent et une Nuits, un ouvrage de géographie dont le colophon indique la date de 1235. Or, il y a de fortes probabilités qu’un seul et même copiste ait pris en charge les deux textes réunis dans le manuscrit. Malheureusement, le conte du cheval d’ébène, qui figure à la fin du recueil, est incomplet. Le récit s’arrête au moment du pre-mier voyage du prince sur le cheval volant, lors de la quatre-vingt cinquième nuit de narration. Il est donc exclu d’envisager le manuscrit comme pôle de comparaison avec les romans français. Les quelques feuillets conservés se révèlent cependant précieux : le texte correspond en effet en tout point aux versions maghrébines du conte, telles qu’elles apparaissent dans les manus-crits du xviiie siècle ayant servi de support à l’édition des Cent et une Nuits par Gaudefroy-Demombynes6. Or, sans développer ici la démonstration d’où découle l’observation qui suit, il apparaît que ces versions maghrébines sont beaucoup plus proches des romans français que les versions égyptiennes et syriennes, celles des Mille et une Nuits7. Avec le manuscrit AKM00513,

Mais pour le conte du cheval enchanté, Galland s’appuie sur un récit oral, recueilli auprès d’un maronite syrien rencontré à Paris, Hannâ Diab, comme en témoigne son journal.

6 « Histoire du cheval d’ébène », Les Cent et Une Nuits, trad. Maurice Gaudefroy-Demombynes, Arles, Sindbad, 1998, p. 183-198.

7 Les versions andalouse et maghrébine sont des récits assez brefs, qui comportent néan-moins tous les éléments narratifs présents dans ce qui constitue la base orientale des romans français. Là où les versions des Mille et une Nuits divergent souvent, celles des Cent et une Nuits réunissent tous les possibles narratifs dans un même texte, sans incohérence toutefois.

Supposer le texte andalou comme proto-source des deux romans français permettrait ainsi d’expliquer les divergences entre eux : à titre d’exemple, dans l’épisode longuement commen-té par Chauvin où le héros retrouve la trace de sa fiancée disparue, les manuscrits maghrébins précisent qu’il apprend d’abord, par des marchands, où elle se trouve, puis, par les geôliers de la prison où une coutume l’oblige à séjourner, dans quelle situation elle se trouve. Adenet et

on a donc confirmation que le texte arabe a circulé, entre le xe et le xiiie siècle, vers le Maghreb et jusqu’à Al-Andalus, et que c’est sous cette forme andalouse qu’il a pénétré en Occident.

Une fois admise la parenté narrative entre le conte andalou et les romans français, il reste difficile de reconstituer une véritable chaîne de transmission.

D’emblée, il apparaît impossible qu’un manuscrit comme celui de l’Aga Khan ait pu circuler jusqu’en France, comme il semble difficile d’imaginer les deux poètes qui nous intéressent voyager jusque dans l’Espagne musulmane. Pour d’autres raisons, d’ordre littéraire, il paraît évident qu’une forme intermédiai-re du texte a dû exister entintermédiai-re ces deux pôles.

Venons-en au pôle français de cette histoire. L’histoire du cheval d’ébène est le sujet de deux récits en vers : le roman de Cléomadès d’Adenet le Roi, et le roman de Méliacin de Girart d’Amiens. Longtemps, le roman de Girart a été considéré comme une réécriture, voire un plagiat, de celui d’Adenet. Des ar-guments solides ont permis de démontrer l’indépendance des deux romans quant à leur composition8. Il restait à prouver leur exacte contemporanéité et le caractère gémellaire de leur naissance. Là encore, les manuscrits nous permettent de confirmer les hypothèses, fondées sur les textes eux-mêmes, concernant la datation des romans et leurs conditions de production.

Adenet nomme ses commanditaires, la reine de France Marie de Brabant, épouse de Philippe III, et la sœur de ce dernier, Blanche, qui fournit au poète sa matière. Girart d’Amiens attribue à une « dame d’onnorance », fille de roi, le même rôle d’inspiratrice pour son roman. Il est admis aujourd’hui qu’il s’agit de la même Blanche de France. Un même illustre personnage aurait donc soufflé à deux poètes distincts la même histoire. Nous voudrions simplement indiquer ici une des raisons qui nous inclinent à penser qu’il ne s’agit pas d’un geste répété deux fois de suite par la même mécène, mais d’une commande simultanée de deux romans distincts à partir d’un même matériau.

Les plus anciens manuscrits contenant chacun des deux romans ont depuis longtemps suscité l’intérêt : leur enluminure confirme en effet les affirmations des poètes. Sur les miniatures initiales de deux manuscrits de Méliacin et d’un

Girart font des choix différents parmi ces deux sources d’information, en fonction de l’orien-tation prise par leur propre récit. Notons également que les versions des Cent et une Nuits sont les seules parmi les textes arabes à mentionner l’idée d’une mise à mort de l’enchanteur, que les deux romans français réalisent effectivement.

8 L’article décisif de Victor Chauvin a ouvert la voie à une réhabilitation du roman de Girart d’Amiens : Victor Chauvin, « Pacolet et les Mille et une Nuits », Wallonia, VI, 1898, p. 5-19. Les nombreux travaux d’Antoinette Saly sur ce roman témoignent de ce changement de perspective.

manuscrit de Cléomadès, on identifie sans équivoque Marie de Brabant et Blanche de France, représentées ensemble. Mais les récents travaux de Richard et Mary Rouse sur ces manuscrits laissent entrevoir les contours d’un véritable

« projet du cheval de fust », allant de la commande des romans à l’exécution des manuscrits9. Trois manuscrits de Méliacin et deux de Cléomadès sortent en effet du même atelier parisien, dans le cadre d’une commande incluant aussi trois recueils comportant notamment les œuvres d’Adenet le Roi. Cette commande de huit manuscrits enluminés émane très probablement de la cour de France, où ont été composés les romans du cheval de fust. Trois copistes principaux, assistés de trois autres scribes, ont collaboré sur ce projet ; deux enlumineurs majeurs, probablement un maître et son élève, et un peintre se-condaire copiant servilement le maître, se sont réparti la décoration, tandis que d’autres mains, reconnaissables d’un manuscrit à l’autre, produisaient les lettres filigranées ou les lettres champies. Les Rouse ont parfaitement dé-montré le fonctionnement commercial de l’atelier du libraire qui orchestre ce travail réalisé dans un temps assez court grâce au système des cahiers. Pour des raisons historiques, on peut situer la réalisation de la miniature initiale du manuscrit de l’Arsenal entre octobre 1284 et octobre 1285 ; celles des manus-crits de Méliacin immédiatement après octobre 128510.

Cléomadès et Méliacin semblent donc avoir été conçus dès l’origine comme deux réalisations d’un même projet. La richesse de la décoration pour ces tex-tes, leur position dans les manuscrits indiquent que ces deux romans étaient

9 Richard H. et Mary A. Rouse, « The Constable and the Flying Horse : Emerging Commercial Production of Vernacular Romance in Late Thirteenth-Century Paris », In : Manuscripts and their makers. Commercial Book Producers in Medieval Paris 1200-1500, Turnout, Harvey Millet Publishers, 2000, vol. 1, p. 99-114. Parmi les manuscrits identifiés comme sortant du même atelier parisien, figurent les deux plus anciens témoins de Cléomadès (Paris, BnF, Arsenal 3142 et fr. 24404), et les trois plus anciens manuscrits de Méliacin (Paris, BnF fr. 1633 et 1589 ; Firenze, Riccardiana 4727). L’étude iconographique, graphologique et philologique démontre que le manuscrit florentin appartient pleinement à ce groupe.

10 La miniature initiale du manuscrit de l’Arsenal, et probablement aussi celle du manuscrit fr.

24404 dont le premier folio est tronqué, représente Marie de Brabant dans le plein exercice de son règne, avant la mort brutale de son époux, Philippe III, en octobre 1285. Celles de fr.

1633 et 1589, comme probablement aussi celle du manuscrit florentin, lui aussi tronqué, met en scène l’avènement du jeune Philippe le Bel, affligé par la mort récente de son père. Marie de Brabant y figure aux cotés de la nouvelle reine, Jeanne de Navarre. Ce léger décalage temporel entre les manuscrits réalisés sous Philippe III et ceux réalisés sous Philippe IV a renforcé l’idée généralement admise d’une composition de Cléomadès antérieure de quelques années à celle de Méliacin. Les deux textes ont pourtant bien été commandés sous Philippe III dans l’entourage de la reine Marie et rien ne permet d’affirmer que l’un est plus ancien que l’autre.

les pièces maîtresses de l’ensemble confié au libraire. Les manuscrits ayant été réalisés au même moment, il devient difficile d’admettre un écart temporel très important entre la composition des deux romans. Pourquoi aurait-on at-tendu que Girart d’Amiens ait achevé son roman avant de faire réaliser une série de manuscrits incluant une rétrospective élogieuse des œuvres d’Adenet le Roi ? Rien ne permettant d’affirmer l’antériorité de Cléomadès sur Méliacin, nous partons donc du postulat que ces œuvres ont été composées au même moment11.

Quelle filiation peut-on maintenant établir entre le texte andalou évoqué plus haut et ces romans jumeaux ? Il est évident qu’elle n’est pas directe ; d’abord pour des raisons historiques et culturelles. Le manuscrit AKM00513, rédigé en arabe, était visiblement destiné à un public lettré, mais ne constitue pas un exemplaire de luxe. L’écriture est dense et soignée, quoique relative-ment irrégulière quant à la taille des caractères et aux espacerelative-ments obser-vés d’un folio à l’autre. Peu d’espace est laissé en marge du texte, par souci d’économie du parchemin. Il est tout à fait probable que ce manuscrit soit né dans le milieu des mudejars, ces musulmans des royaumes chrétiens ayant conservé l’usage de la langue arabe et l’habitude de compiler les différentes formes de savoirs dans des manuscrits composites. Tolède est, au xiiie siècle, le haut lieu du rassemblement de ces écrits arabes et de leur traduction en langue castillane. À partir de l’école de Tolède se sont diffusés vers l’Occident, via la cour prestigieuse du roi Alphonse X, le roi sage (ou savant), nombre de tex-tes orientaux. Si Blanche de France, fille de saint Louis, a toutefois approché la source arabe, ce ne peut être qu’à travers ce double filtre de l’appropriation aristocratique et de la traduction espagnole.

Une autre raison indique l’existence d’au moins une étape intermédiaire en-tre le manuscrit arabe et les romans français. Cléomadès et Méliacin compor-tent plusieurs éléments narratifs communs qui ne figurent pas dans le texte arabe tel qu’il nous est parvenu12. Ces éléments indiquent que la source des deux romanciers était une réécriture du conte augmentée d’au moins deux

11 La démonstration qui nous conduit à ce postulat est développée dans la thèse que nous pré-parons actuellement, sous la direction de Michelle Szkilnik.

12 Le conte étant incomplet dans le manuscrit de l’Aga Khan Museum, nous nous référons au texte des Cent et une Nuits, édité par Gaudefroy-Demombynes. Nous adressons tous nos re-merciements à Ahmed Oulddali, chercheur post-doctoral à la Maison des Sciences de l’Hom-me de Nantes dans le cadre du projet RELMIN, qui a comparé pour nous les deux textes arabes.

épisodes importants13. En l’absence de trace écrite, il est difficile de cerner cette source. Depuis les travaux de Gaston Paris, diverses hypothèses ont été émises, mais deux questions essentielles restent en suspens : 1°) Quelle est l’origine de cette source intermédiaire ? En d’autres termes, à quel moment du transfert culturel entre Orient et Occident se sont greffées les adjonctions narratives ? 2°) Quelle est la nature de cette source ?

Répondre à la première question s’avère délicat et nous nous contenterons d’appeler à la prudence quant à l’interprétation des motifs ajoutés à la matrice arabe. L’habillage narratif des épisodes en question et les péripéties secon-daires qui en découlent manifestent l’influence des grands romans courtois et arthuriens. Mais si l’on dégage des deux romans français ce qui leur est strictement commun du point de vue des motifs narratifs, on se trouve face à des éléments dont il est difficile de déterminer l’origine : une guerre d’un roi contre des souverains voisins ; une ordalie par le feu empêchée in extremis par le héros. Ces motifs figurent aussi bien dans les récits orientaux que dans la littérature européenne14.

Quant à la nature de la source utilisée par Adenet le Roi et Girart d’Amiens, il nous faut réexaminer la question dans une perspective globale, prenant en compte la genèse double des romans français. En croisant les deux textes et les cinq manuscrits, on peut rassembler quelques éléments précisant le processus de transmission de l’histoire.

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