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Sándor Kiss

In document Rencontre de l'Est et de l'Ouest (Pldal 157-165)

Université de Debrecen1

En remontant du texte français de la Vie de Saint Alexis vers la légende la-tine – qui doit être elle-même la transposition de textes orientaux, c’est-à-dire grecs et sémitiques2 –, notre première impression sera peut-être celle d’une

« destruction syntaxique ». Pour prendre tout de suite un échantillon, compa-rons un bref passage du texte latin et de son remaniement, tel qu’il se présente dans le manuscrit le plus soigné – et peut-être le plus ancien – de la légende française (manuscrit L d’après la tradition philologique)3 :

Nauem ascendens uolebat in Tharsum Ciliciae ire, ut in templo sancti Pauli quod ibidem est maneret incognitus. Deo itaque dispensante, rapta est nauis uento et ducta est ad Romanum portum4. (Vita 5)

1 Publication réalisée avec le soutien de TÁMOP-4.2.2/B-10/1-2010-0024.

2 Cf. l’Introduction rédigée par Gerhard Rohlfs pour son édition du poème français (Sankt Alexius, altfranzösische Legendendichtung des 11. Jahrhunderts, éd. G. Rohlfs, Halle, Niemeyer, 1950, p. 3-4), ainsi que l’Introduction de l’édition de Christopher Storey (La Vie de saint Alexis.

Texte du manuscrit de Hildesheim [L], éd. Chr. Storey, Genève, Droz, 1968, p. 18-22).

3 Je cite le texte latin d’après Gerhard Rohlfs, qui l’a inséré dans son édition de la Vie de saint Alexis (éd. cit., p. 14-23 : « Die lateinische Vita », texte critique, d’après un manuscrit du ixe ou du xe siècle) ; pour le texte français, je reproduis l’édition qu’a donnée Chr. Storey du ma-nuscrit L (celui-ci semble remonter au milieu du xiie siècle). Après les citations, les chiffres indiquent le chapitre pour la Vita et les vers pour la Vie. Comme on sait, l’identité du poète n’a pas pu être établie ; selon une hypothèse répandue, il a composé son ouvrage peut-être au xie siècle. Pour toutes ces questions, voir l’Introduction de Chr. Storey ; pour les caractéristiques matérielles du manuscrit L, cf. B. Frank – J. Hartmann, Inventaire systématique des premiers documents des langues romanes, Tübingen, Narr, 1997, vol. II, p. 272-273.

4 ‘Prenant le bateau, il voulait aller à Tharsis, en Cilicie, pour y demeurer inconnu, à l’église de saint Paul, qui se trouvait là. Dieu disposant autrement, le bateau fut saisi par le vent et conduit au port de Rome.’

Danz Alexis entrat en une nef ; Ourent lur vent, laisent curre par mer ; Andreit Tarson espeiret ariver, Mais ne puet estra, ailurs l’estot aler :

Andreit a Rome les portet li orez. (Vie 191-195)

Le tissu des subordinations qui caractérisent les phrases latines (avec les constructions participiales nauem ascendens et Deo dispensante et la subor-donnée finale ut maneret) a été remplacé, dans cette strophe 39 du poème français, par une série de notations coordonnées, épousant le rythme des dé-casyllabes, voire des hémistiches. On pourra dire à peu près la même chose de la strophe 57 :

« Quer mei, bel frere, ed enca e parcamin, Ed une penne, ço pri, tue mercit. » Cil li aportet, receit le Alexis ; Escrit la cartra tute de sei medisme,

Cum s’en alat e cum il s’en revint. (Vie 281-285)

Ce passage, fondamental pour le sens du poème, indique comment Alexis, mourant, confie à travers une lettre, l’expérience de sa vie solitaire. Il se com-pose également de phrases morcelées qui s’adaptent strictement aux mesures de la versification ; il se substitue à une longue période complexe de la légende latine, conforme au modèle de l’écriture narrative traditionnelle, qui privilé-gie l’hypotaxe par rapport à la parataxe :

postulauit a deputato sibi ministro tomum chartae et calamarem et scripsit per ordinem omnem uitam suam, qualiter respuerit nuptias et qualiter conuersatus fuerit in peregratione qualiterque contra uoluntatem suam redierit Romam et in domo patris sui opprobria multa sustinuerit. (Vita 6)5

Néanmoins, les syntagmes élémentaires du texte français sont complets à leur manière et constituent une source de richesse neuve : ils traduisent – en condensé et avec une force suggestive que l’on ne trouve pas dans la rédaction latine – les aspects fondamentaux de l’existence, le détail des gestes, le dé-sir, le destin, la parole, avec la mémoire du héros, qui, à un moment décisif,

5 Notons toutefois que dans l’une des variantes textuelles du passage cité, la formulation latine est elle-même plus souple, dans la mesure où elle se rapproche du ton de la conversation or-dinaire (emploi de la deuxième personne et d’un nom en apostrophe) : « dixit ministro suo : Frater, da mihi thomo [= tomum] cartam et kalamarium » (manuscrit B).

se ressouvient des deux voyages de sa vie. Ces deux événements : sa fuite de Rome et son retour dans la ville, acquièrent valeur de symbole par rapport à l’ensemble de son existence singulière et sont placés côte à côte dans son

« autobiographie », imaginée par le poète (« Cum s’en alat e cum il s’en revint »).

Eric Auerbach, qui, dans Mimésis6, a consacré un développement important à la comparaison du texte français et de son modèle latin, fait remarquer ceci :

« seule la version vernaculaire donne une formulation proprement humaine aux événements »7. Se posent alors la question de l’organisation du récit lé-gendaire et celle de la composition du poème, et donc le problème de la « re-composition » de la légende latine par un poète appartenant à la plus ancienne tradition de la littérature en langue française.

Sur le plan de l’histoire, au sens où l’entend Gérard Genette8 –, le récit latin comporte trois sphères hiérarchisées. La sphère immédiatement perceptible, inférieure pour ainsi dire, est constituée par les actes d’Alexis ainsi que par les événements extérieurs qui le concernent directement : son éducation de jeune noble à Rome, sa fuite de la chambre nuptiale pour éviter la tentation de la chair (après l’enseignement pieux et intransigeant qu’il dispense à sa jeune femme), sa vie de mendiant dans la ville d’Édesse, son retour à Rome par un hasard de la navigation, sa longue existence au vestibule de la maison paternelle, où il ne sera reconnu qu’après sa mort, grâce à l’« autobiogra-phie » qu’il a rédigée et qui sera communiquée aux puissants de ce monde, empereur et pape, enfin son enterrement solennel, au milieu de la vénéra-tion des foules. Au-dessus de cette sphère, en quelque sorte matérielle, se trouve celle des motivations et des réactions psychologiques, expliquées par le narrateur, mais exprimées surtout par les propos des personnages eux-mêmes. Cela arrive plutôt rarement pour Alexis, qui, en homo Dei, justifie ses actes par la conscience de sa mission9, mais ces notations deviennent plus fréquentes aux moments de douleur, qui surviennent nécessairement pour les parents et l’épouse, délaissés et désespérés, pleurant amèrement les choix de l’homme de Dieu et sa mort. Les garanties divines de ce choix forment la sphère supérieure de l’histoire : Dieu parle, par des voix mystérieuses,

6 Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946), traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1968 [édition citée : Coll. « Tel », Paris, Gallimard, 2000].

7 E. Auerbach, Mimésis, op. cit., p. 127.

8 Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 72.

9 « Gratias tibi ago, Domine, qui me uocasti […] quaeso ut perficere digneris in me opus quod coepisti » (Vita 3).

voix venant d’une image sacrée ou du ciel, qui déclarent qu’Alexis est digne d’entrer au royaume des cieux (« dignus est regno caelorum et spiritus Dei requiescit super eum », Vita 4), à quoi s’ajoutent les effets miraculeux éma-nant du corps du saint personnage et les délicieuses odeurs que dégage de son monument funéraire.

Dans l’ensemble, le texte français conserve cette hiérarchie tripartite, tou-tefois avec des modifications caractéristiques, qui élargissent certains motifs, pour leur assurer un traitement privilégié. Il en va ainsi des événements clés qui articulent le récit et dont la simple mention aurait semblé insuffisante au poète. Alexis pressent la fin de sa vie (de sa vie terrestre, pourrions-nous dire), ce qui correspond à une brève notation dans la légende latine : « Cum autem completum sibi tempus uitae suae cognouisset », Vita 6) ; pour le poète français, il importe de montrer les différents aspects de cette approche de la mort : « Parfitement s’ad a Deu cumandét, / Sa fin aproismet, ses cors est agravét ; / De tut en tut recesset del parler » (Vie 288-290). En contrepoint, le corps d’Alexis est vénéré après sa mort : le saint personnage est désormais médiateur de la grâce divine, guérissant paralytiques et lépreux, et la liesse de la foule qui accompagne son cercueil de marbre est pour ainsi dire contem-plée par le poète, tout le long d’une strophe qui n’a pas d’équivalent dans la légende latine : « Unches en Rome nen out si grant ledice / Cum out le jurn as povres ed as riches / Pur cel saint cors qu’il unt en lur bailie : / Ço lur est vis que tengent Deu medisme ; / Trestut le pople lodet Deu e graciet » (Vie 536-540). Ce type d’amplification enrichira surtout le plan des motivations et des réactions psychologiques – qu’il s’agisse des angoisses d’Alexis, réfléchissant sur le danger que lui prépare le mariage10, ou de la douleur que ressentent ses proches à cause de sa disparition et ensuite à cause de sa réapparition sous le signe de la mort. En partant de certaines descriptions du texte latin, le poète français trouve le moyen de développer la dimension proprement humaine du drame, qui se dessine vivant, à travers la monotonie du rythme. Ainsi, les notations « épiques » qui, dans l’original, peignent le deuil de la mère d’une manière plutôt objective11, se transforment en une séquence lyrique, image fidèle d’un désespoir sans issue :

10 « ”E ! Deus !” dist il, „cum fort pecét m’apresset ! / S’or ne m’en fui, mult criem que ne t’em perde” » (Vie 59-60).

11 « Et iterum atque iterum prosternebat se super corpus et nunc brachia super illud expande-bat, nunc manibus uultum angelicum contrectabat » (Vita 10).

Chi dunt li vit sun grant dol demener, Sum piz debatre e sun cors dejeter, Ses crins derumpre e sen vis maiseler, Sun mort amfant detraire ed acoler,

Mult fust il dur ki n’estoüst plurer. (Vie 426-430)

À cette mise en relief de certains motifs de l’original on pourrait ajouter que le poète français assume explicitement le drame, pour ainsi dire, et en cherche une issue théologique. En effet, Alexis et son épouse, séparés sur cette terre, s’unissent spirituellement au paradis : « Sainz Alexis est el ciel senz du-tance, / Ensembl’ot Deu e la compaignie as angeles, / Od la pulcela dunt se fist si estranges ; / Or l’at od sei, ansemble sunt lur anames : / Ne vus sai dirre cum lur ledece est grande » (Vie 606-610).

Toutefois, les modifications introduites au cours du remaniement de la lé-gende latine ne concernent pas uniquement la structure événementielle ; elles sont plus importantes même sur le plan de la présentation – ou, si l’on veut, el-les ne concernent pas seulement l’« histoire », mais, avant tout, le « discours ».

Deux choses frappent. D’une part, le poème français montre les événements d’une manière plus visible ou plus audible, ce qui veut dire que le domaine du discours direct s’élargit – notamment pour rendre les poignantes lamentations des deux femmes sur le corps d’Alexis –, et les scènes deviennent plus fréquen-tes aux dépens des sommaires12. Rien dans la légende latine ne laisse prévoir la plainte, formulée à la deuxième personne, que la mère adresse, après le départ de son fils, d’abord à celui-ci, déjà absent, puis à la chambre restée déserte (qu’elle va d’ailleurs sauvagement dévaster)13. Voici une notation « administra-tivement » précise et objective du texte latin, qui rend compte brièvement d’un geste du pape (celui-ci prend possession du parchemin « autobiographique » d’Alexis et le tend au clerc qui le lira) : « Et accedens Pontifex accepit chartam de manu eius et dedit chartulario sanctae Romanae ecclesiae nomine Ethio » (Vita 9) – or, les détails de cet événement seront minutieusement recensés

12 Pour la distinction entre scène et sommaire, voir G. Genette, Figures III, op. cit., p. 142.

L’innovation que constitue la fréquence accrue des scènes dans le poème a été montrée par E.

Auerbach, dans sa comparaison entre la source latine et son élaboration poétique française :

« C’est le poème français, comme le montre notre comparaison, qui fait ressortir pour la pre-mière fois les différentes scènes que comporte la suite des événements, de manière à donner de la vie et un relief humain aux personnages » (E. Auerbach, Mimésis, op. cit., p. 127).

13 « Filz Alexis, pur queit’ portat ta medre ? / Tu m’ies fuït, dolente en sui remese » (Vie 131-132) ;

"Cambra", dist ela, "ja mais n’estras parede, / Ne ja ledece n’ert an tei demenede" » (Vie 141-142).

dans la transposition française de la légende (en même temps, le poète fran-çais insiste sur la miraculeuse volonté posthume du saint, qui ne consent pas à céder l’écrit à son père, mais seulement au pape) : « Li apostolie tent sa main a la cartre ; / Sainz Alexis la sue li alascet : / Lui le consent ki de Rome esteit pape. / Il ne la list ne il dedenz ne guardet : / Avant la tent ad un boen clerc et savie » (Vie 371-375). Cet agrandissement des petits faits, avec l’emploi de la forme pronominale vus14 – adressée directement au public, « narrataire col-lectif » du récit –, ainsi que la fréquente utilisation du présent (en remplace-ment du passé uniforme du texte latin) relèvent de la figure rhétorique de l’« hypotypose »15, terme par lequel les Anciens désignaient l’implication du destinataire dans le processus narratif. L’insistance du narrateur sur divers aspects de son message fondamental amène la présence d’une autre figure rhétorique qui peut être décrite comme une répétition synonymique au ni-veau du syntagme ou de la proposition (« commutando uerba »16) : « Pres est de Deu e des regnes del ciel ; / Par nule guise ne s’en volt esluiner » (Vie 179-180 – c’est la sainte image que prononce l’éloge d’Alexis17) ; « Tut est muez, perdut ad sa colur » (Vie 4 – c’est le narrateur qui exprime son regret des jours heureux du passé, dans le prologue qu’il a rédigé en guise de justification de son texte, pour ainsi dire).

L’autre trait important par lequel le poète français a modifié la présenta-tion de l’histoire par rapport au texte latin, on le devine maintenant, c’est l’évidence de la médiation narrative. La présence explicite du narrateur, son jeu avec les points de vue des personnages, les commentaires qu’il insère dans le récit pour guider le travail d’interprétation du destinataire, repré-sentent autant d’innovations du poème, très frappantes notamment à la fin de certaines strophes où des phrases remplies d’une forte charge affective fonctionnent comme des points d’orgue rappelant le sens de l’histoire. C’est ainsi qu’une explication survient à ce point crucial du récit où Alexis chan-ge définitivement sa manière de vivre : il quitte son état de riche seigneur

14 Forme apparaissant dans différents commentaires du narrateur : annonce du sujet du récit (« Rices hom fud […] / Pur hoc vus di, d’un son filz voil parler », Vie 14-15 ‘Ce fut un homme riche […] je vous le dis parce que je veux parler de son fils’) ; insistance emphatique (liesse d’origine céleste : « Ne vus sai dire cum il s’en firet liez », Vie 125 ; « Ne vus sai dirre cum lur ledece est grande », Vie 610).

15 Heinrich Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, München, Hueber, 1960, p. 415-417.

16 Ibid., p. 404-407.

17 Ce jeu synonymique fondé sur la « négation du contraire » est partiellement repris par le nar-rateur décrivant le mode de vie du héros : « Del Deu servise se volt mult esforcer ; / Par nule guise ne s’en volt esluiner » (Vie 259-260).

pour devenir mendiant18, et le narrateur éclaire l’arrière-plan sentimental et si l’on veut idéologique de cette décision : « Plus aimet Deu que trestut sun linage » (Vie 250). De même, la mise au tombeau du corps du saint est une occasion pour insister sur le caractère exceptionnel de son parcours terrestre : « Feliz le liu u sun saint cors herberget » (Vie 570). Le narrateur intervient également pour doter le récit d’un cadre (absent dans la légende latine), c’est-à-dire pour élaborer les échelons qui lui permettront d’abord de quitter le monde présent, en se retournant vers un passé irrémédiablement perdu (« Bons fut li secles al tens ancïenur / […] / Ja mais n’iert tel cum fut as anceisurs, Vie 1-5), et qui l’aideront ensuite à sortir de l’histoire et à mon-ter vers un univers supérieur. Cette élévation a lieu dans la dernière stro-phe, associant la communauté des narrataires à un discours qui remplace maintenant la diachronie mouvante des événements par l’immobilité de la mémoire, éternelle et incorruptible :

Aiuns, seignors, cel saint home en memorie, Si li preiuns que de toz mals nos tolget.

En icest siecle nus acat pais e goie, Ed en cel altra la plus durable glorie !

En ipse verbe sin dimes : Pater noster. (Vie 621-625)

Comme le disait Paul Zumthor, « la vie appartient au passé, elle s’efface devant quelque chose qui n’est plus la vie, mais est source d’une énergie infiniment plus intense »19.

La Vie de Saint Alexis nous apparaît donc comme un poème de la mé-moire : mémé-moire des temps anciens, mémé-moire d’une vie exemplaire, source de joie supérieure pour ceux qui savent devenir insensibles aux joies de cette terre. On pourrait ajouter cependant, en jouant sur les mots, que, par l’un de ses aspects, c’est aussi un poème du mémoire. En effet, on doit repenser à l’espèce d’« autobiographie », rédigée par le saint avant sa mort, où il rap-pelle les principaux tournants de sa vie : sa fuite de Rome, son choix d’une vie humble, son élection par Dieu, enfin sa seconde fuite qui l’a reconduit à Rome :

18 Cf. « A grant poverte deduit sun grant parage » (Vie 248).

19 Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 319.

E ço lur dist cum s’en fuït par mer, E cum il fut en Alsis la citét,

E que l’imagine Deus fist pur lui parler, E pur l’onor dunt nes volt ancumbrer S’en refuït en Rome la citét. (Vie 381-385)20

Méconnaissable et méconnu pendant dix-sept ans, sous l’escalier de la maison paternelle, le saint homme est maintenant transfiguré par la mort ; mais pour ceux qui ont pris connaissance de son manuscrit, c’est maintenant qu’il est redevenu lui-même. Sur le plan poétique, tous les motifs de sa vie, fussent-ils apparus d’abord comme contingents, acquièrent valeur de nécessité21, dans une forme par rapport à laquelle le récit latin représente un matériel semi-for-mulé, fournissant les données d’un problème à résoudre. On a vu comment les humbles gestes, le désir, le destin, la mémoire et la parole consciente de-viennent partie intégrante d’un symbolisme qui est soutenu par la monotonie rassurante et disciplinée des hémistiches.

20 Cette strophe d’importance fondamentale pour l’interprétation de l’histoire n’a pas d’équi-valent dans le modèle latin. Il n’est pas sans intérêt d’évoquer cette autre mémoire qui af-fleure, comme en contrepoint, dans les lamentations de la mère, repensant à un enfant si longuement désiré et si tôt perdu : « Ainz quet’ vedisse, [sin] fui mult desirruse ; / Ainz que ned fusses, sin fui mult angussuse ; / Quant jot’ vid ned, sin fui lede e goiuse. / Or te vei mort, tute en sui doleruse. / Ço peiset mei que ma fins tant demoret » (Vie 456-460).

21 Citons la formulation de Paul Zumthor : « des scènes juxtaposées, presque sans perspective, proposent l’image du saint aux diverses étapes de sa quête. Une quête, du reste, qui ne peut mener qu’à la mort et au miracle, on le sait d’avance, de sorte que tout le récit a le sens d’un appel, d’une question à laquelle l’auditoire est sommé de répondre, en termes qu’il n’a pas la liberté de choisir ». P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, op. cit., p. 320-321.

Littérature médiévale et traditions

In document Rencontre de l'Est et de l'Ouest (Pldal 157-165)