• Nem Talált Eredményt

L’incursion de Galien dans les Croniques et conquestes de Charlemaine : une digression qui renvoie Galien dans un hors-lieu

In document Rencontre de l'Est et de l'Ouest (Pldal 73-79)

Magali Cheynet

3. L’incursion de Galien dans les Croniques et conquestes de Charlemaine : une digression qui renvoie Galien dans un hors-lieu

Galien apparaît au cœur d’une digression en analepse qui conclut les événe-ments de Roncevaux. Là aussi le narrateur suspend son jugement :

Et moy qui ay escripte ceste histoire, trouvay en ung livre parlant de Charlemaine et de ses pers, ne sçay s’il est vray ou non…34

Le souci historique du prosateur prévaut et rappelle le sérieux de son entreprise compilatoire, exposé dans le premier prologue des Croniques et conques tes :

32 Voir Danielle Régnier-Bohler (dir.), Splendeurs de la cour de Bourgogne : récits et chroniques, op. cit., et Jean Devaux, « Le Saint Voyage de Turquie : croisade et propagande à la cour de Philippe le Bon (1463-1464) », In : « À l’heure encore de mon escrire ». Aspects de la littérature de Bourgogne sous Philippe le Bon et Charles le Téméraire, sous la direction de Claude Thiry, N° hors série, Les Lettres romanes, 1997, p. 53-70, ainsi que Jacques Paviot, « Burgundy and the Crusade », In : Crusading in the Fifteenth Century. Message and Impact, sous la direction de Norman Housley, London, Palgrave / Macmillan, 2004, p. 70-80.

33 Les Trois fils de rois, éd. Giovanni Palumbo, Paris, Champion, coll. Classiques français du Moyen Âge, 2002. L’éditeur fait aussi l’hypothèse contraire selon laquelle ce ne sont pas les événements de la cour ducale qui ont inspiré cette scène de roman, mais les romans qui ont inspiré la mise en scène ducale : voir Giovanni Palumbo, « Le Livre et histoire royal (ou Livre des trois fils de roys) : politique, histoire et fiction à la cour de Bourgogne », In : « À l’heure encore de mon escrire », op. cit., p. 137-145.

34 Croniques et conquestes de Charlemaine, op. cit., p. 43.

[le commanditaire] m’a chargié de curieusement enquerir et viseter plu-seurs volumes tant en latin comme en françois, en tous lieux ou j’en pourray bonnement recouvrer, et en tirer et extraire ce qui servoit a mon pourpos, pour les assambler en ung livre. Et la raison y est bonne selon mon ad-vis. Car il luy sembloit que l’ystoriografeur qui compilla les Croniques de France n’en fist point assez ample declaration, veu les innumerables proes-ses, haultes conquestes et grans entreprinses que il acheva victorieusement par sa vaillance et parfait sens a l’ayde de ses amis et leaux subgetz, tant honnourablement que jamais rien ne commença qu’il ne menast a fin. Non obstant, je n’ay point presumé y adjouster de mon propre chose que je n’aye leu, veu et trouvé35.

Cette aspiration à l’exhaustivité pourrait ainsi expliquer l’incursion de Galien dans la compilation. Tel un historiographe scrupuleux, capable de rivaliser avec les Grandes Chroniques de France, David Aubert aurait intégré le contenu d’une source inattendue. Mais il le fait avec une infidélité peu compatible avec cette aspiration, privant l’épisode de toute nécessité après lui avoir retiré toute crédibilité : non seulement il ne raconte pas Roncevaux en suivant la version de Galien, mais en plus l’apparition du personnage est ponctuelle et il ne sera plus fait mention de lui, ôtant ainsi à Charlemagne l’espoir de succession expliquant la création-même de Galien. C’est le mo-ment où Charlemagne et ses hommes reviennent sur le champ de bataille de Roncevaux après avoir déconfit Marsile puis Baligant. Galien n’y a joué aucun rôle, il n’aide pas Charlemagne contre Baligant, il n’est pas soufflé mot de ses aventures ultérieures. Il ne fait donc rien pour assurer la restora-tion de Charlemagne36. D’autre part, à la différence des versions communes, Galien arrive trop tard pour rencontrer Olivier : il le découvre déjà mort et le compilateur se prive du pathétique de la reconnaissance ultime entre le père et son fils. Ce n’est qu’à la fin de la digression que l’on apprend son nom et qu’apparaît une trace de son fameux surnom, désormais détourné : « et fu Galien en la grace de Charlemaine, car il fu depuis vaillant a merveilles et au restor d’Olivier servi l’empereur »37. On remarque le déplacement de Charlemagne à Olivier.

35 Ibid., t. I, p. 14.

36 Cette réduction de Galien à une intervention analeptique pendant l’épisode de Roncevaux fait songer à la version occitane de Galien que l’on trouve dans le Ronsasvals. Voir Le Roland occitan, éd. Gérard Gouiran et Robert Lafont, Paris, C. Bourgeois, coll. 10-18, Bibliothèque médiévale, 1991.

37 Croniques et conquestes de Charlemaine, op. cit., t. III, p. 47.

Cela s’accorde avec la trajectoire sombre de la compilation, qui met en ques-tion l’héritage direct de Charlemagne : après la mort de Roland, les Croniques et conquestes conteront la mort du frère de Roland, Baudouin. Le compilateur écrivait dans son prologue avoir voulu « joindre le chief avecques les mem-bres »38 pour restaurer la geste de Charlemagne, perdue au cours du temps et dispersée entre les armoires des bibliothèques. Or à la fin de la geste le person-nage lui-même file cette métaphore pour déplorer la mort de ses neveux :

Rolant estoit le bras dextre de mon corps, si le me rompy le conte Guennelon ; de quoy je fus depuis vengié. Mon nepveu Bauduin estoit le senestre bracs de mon corps, duquel je me aidoie souffissamment. Et au jour d’uy, les rois Fieramort et Dalias, freres, me l’ont casse39.

La compilation dessine ainsi l’image d’un corps brisé, qui ne s’accommode pas des greffes opérées par les réécritures, et ne considère par Galien comme orga-nique. Le personnage est dissocié de la fonction qui avait justifié sa création, c’est-à-dire assurer à l’empereur un avenir fertile après Roncevaux. Ce qui est intéressant, c’est que cette dissociation entraîne aussi la mise à l’écart des principaux motifs assurant la cohésion de l’histoire de Galien.

Galien n’est même plus associé à Constantinople dans les Croniques et conquestes : la naissance du personnage ne porte pas trace du raccord litté-raire avec la matière du Voyage de Charlemagne, et David Aubert « devise que l’empereur se trouva en une cité en laquelle avoit ung roy »40. Le personnage est issu d’une sorte de hors-lieu narratif et on s’étonne de cet effacement de Constantinople. De fait, il ne s’agit pas, comme pour l’Arsenal 3351, de re-noncer au rêve byzantin : le premier volume des Croniques et conquestes de Charlemaine a déjà mis en scène des épisodes se déroulant à Constantinople41. Une rencontre entre l’Occident et l’Orient, Charlemagne et le roi de Constantinople, a donc déjà été racontée plus haut, mais en suivant d’autres textes que le Voyage et le Galien, à savoir Les Grandes Chroniques de France, qui suivent elles-mêmes l’Iter Hierosolymitanum42. L’affirmation initiale de David Aubert, selon laquelle il voulait compléter les Grandes Chroniques de

38 Ibid., t. I, p. 14.

39 Ibid., t. III, p. 257.

40 Ibid., t. III, p. 43.

41 Il s’agit des chapitres 25 à 31 dans le volume I.

42 Valérie Croquez-Guyen, Tradition et originalité dans les Croniques et Conquestes de Charlemaine de David Aubert, Thèse de doctorat nouveau régime effectuée sous la direction de M. Bernard Guidot, soutenue à Nancy en mars 2008, p. 99.

France, n’est donc pas un rejet de son prestigieux modèle : la concurrence avec l’« ystoriografeur » implique aussi sa réécriture et montre un David Aubert enclin à faire confiance à son rival. La mise à l’écart de Galien correspond donc à un véritable choix de source. Avec celle que suit David Aubert pour les épisodes de Constantinople, il a mis en scène une collaboration militaire entre les deux puissances qui s’allient pour rejeter les Sarrasins et venir en aide à Jérusalem. Si Galien est écarté, c’est donc peut-être parce qu’il ne s’agit pas de montrer une compétition burlesque entre les souverains d’Orient et d’Occident mais une véritable entente, reposant sur l’admiration que le roi de Constantinople accorde à Charlemagne. Dans la source des épisodes by-zantins, l’empereur d’Occident obtient la faveur de l’Orient non pas à l’issue d’exploits grotesques, mais d’une croisade dans laquelle il s’est illustré à la fois en tant que meneur d’homme et valeureux combattant. D’autre part, l’avenir de Galien semblait asseoir un droit héréditaire des Occidentaux au trône de Constantinople. David Aubert semble choisir de montrer plutôt la capacité à s’entraider. Autrement dit, la mise à l’écart de Galien correspondrait à un choix général d’adaptation au discours de la cour de Bourgogne en ces années suivant les Vœux, en même temps qu’il correspond à une définition de l’écri-ture comme historique.

Dans cette nouvelle version de Galien, abrégée et inorganique, le person-nage devient le petit-fils d’un roi non identifié, avec lequel il ne s’agit aucu-nement de compétition : face à « ung roy » anonyme, celle-ci ne serait plus prestigieuse. Le motif du départ n’est pas donné, mais il est simplement fait mention d’un pèlerinage que Charlemagne aurait entrepris dans un temps indéterminé en compagnie de ses pairs. Par ce biais, David Aubert remotive l’un des traits constituants du motif narratif : dans le conte oriental, le roi dis-simule son identité ; dans la version des Croniques et conquestes, Charlemagne entre dans l’anonymat conféré par l’habit de pèlerin. Il dissimule son identité de roi mais son hôte se doute de quelque chose et c’est pour surprendre le secret de Charlemagne qu’il envoie un espion écouter les conversations noc-turnes des chevaliers. Ainsi la mise en cause de la puissance de Charlemagne et de son identité en tant qu’empereur, est-elle réinterprétée sur une ligne plu-tôt romanesque de dissimulation, de secret à ne pas transgresser. La série des gabs réalisés disparaît car aucune intervention divine n’est attendue : seul un gab est accompli, celui d’Olivier, conçu comme le plus à même d’entrer dans les limites des forces humaines. Enfin, les fées n’apparaissent plus du tout.

La prophétie n’a en effet plus aucune nécessité dans l’espace des Croniques et conquestes : la compilation ne s’achemine pas vers le restor de Charlemagne,

et le mode analeptique du récit ne nécessite pas de raccord narratif entre les pans de l’histoire de Galien.

Ainsi le texte est-il détissé de ses principaux motifs, mais leur teneur est rabattue sur cette nouvelle version de l’histoire de Galien : la digression en-tière apparaît désormais comme un conte plaisant ordonné autour de la quête d’identité – celle de Charlemagne non plus menacée mais simplement dissi-mulée, et celle de Galien qui voudrait savoir qui est son père. La digression n’assume plus qu’une fonction de détente au milieu d’un passage extrême-ment sombre : c’est après avoir décrit la découverte du corps martyrisé d’Oli-vier que David Aubert passe à cette digression, dans laquelle il est bien vivant, et même bon vivant.

Conclusion

Galien « restoré » n’a cessé d’être lui-même restauré, réaménagé et parfois déconstruit. Les proses indépendantes comme celle de Vérard font entrer le personnage de Galien dans une légende chevaleresque qu’il ne s’agit pas d’interroger, mais qui survivra précisément par ses traits légendaires. Avec les compilations de l’Arsenal 3351 (La Geste de Garin de Monglane en prose) et des Croniques et conquestes de Charlemaine bourguignonnes, on voit qu’à la fin du Moyen Âge, l’histoire de Galien n’est pas considérée comme, préci-sément, de l’histoire, mais comme ce qu’elle est, c’est-à-dire un jeu littéraire de construction tardive, destiné à reconstruire l’épisode de Roncevaux et à lui fournir une continuation analeptique (prequel) et une suite (sequel).

Dans la version de David Aubert, ce récit de mémoire de Roncevaux qu’est Galien a pu être à son tour englobé et ingéré par ce dont il était la mémoi-re : au lieu de présenter un mémoi-remaniement dynamique de tous les éléments de Roncevaux, c’est l’épisode de Roncevaux lui-même qui remanie l’épisode de Galien. Ce personnage n’est plus séparable de la geste, même s’il ne trouve plus à y jouer de rôle. Dans cette version, Galien est donc « restoré » non plus exactement au sens actif, au sens où il restaure la geste carolingienne, mais il est « restoré » au sens passif, c’est-à-dire recomposé. Ce vertige de la mémoire isole des éléments hors-temps et les transmet de génération en génération, en les nourrissant d’aspirations et de représentations qui, elles, sont bien de leur temps : dans la rencontre entre l’Est et l’Ouest qu’incarne Galien se rejouent aussi les relations avec la merveilleuse cité, passée hors des frontières de la chrétienté au xve siècle et entrant peut-être du même coup dans les territoires de l’imaginaire.

Les Estoires d’Outremer et de la naissance

de Saladin. Entre l’Orient et l’Occident

In document Rencontre de l'Est et de l'Ouest (Pldal 73-79)