• Nem Talált Eredményt

Quand la fiction occidentalise l’Orient

In document Rencontre de l'Est et de l'Ouest (Pldal 86-91)

Ces deux récits montrent comment, par le biais de « l’enromancement », la fic-tion occidentalise l’Orient et plus précisément la figure de Saladin qu’ils intè-grent dans l’orbe occidental.

La fille du comte de Ponthieu, la première des interpolations, se situe après le résumé des commencements du Royaume latin, le rappel de la deuxième croisade et l’arrivée en Terre sainte de Renaud de Châtillon(éd.Jubb, p. 58-59).

Une version plus brève de la fin du xiiie siècle se lit dans un recueil organique à vocation exemplaire et didactique21. Elle est reprise de manière très amplifiée

20 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

21 Elle est contenue dans un manuscrit unique, le manuscrit BnF fr. 25462 dont la langue est typique du Pas de Calais et du nord du département actuel de la Somme. La fille du comte de

dans la seconde moitié du xve siècle, où elle forme le volet central du Roman en prose de Jehan d’Avennes, entre le Jehan d’Avennes propre et Saladin22. Le récit rapporte, on le sait, les pérégrinations de la fille unique du comte de Ponthieu qui, se rendant en pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, est victime d’un viol sous les yeux de son époux prisonnier que, de désespoir, elle tente de tuer. Enfermée dans un tonneau jeté en mer, elle parvient en Orient où elle épouse le sultan d’Amaurie avant de revenir en triomphe sur ses terres d’origine, laissant sur place sa fille, la Belle Captive, qui, de son union avec Malakins de Baudas, sera « la mere au courtois Salehadin, ki tant fu preus et sage » (p. 88-89).

L’interpolation est soigneusement encadrée dans la diégèse par des formules de transitions indiquant le sujet – l’histoire du lignage de Saladin et sa nais-sance – et la projection dans un espace et un temps différents. Elle décentre le récit du théâtre oriental – l’Orient où se passe une partie de l’intrigue n’est l’ob-jet que d’un simple balisage des itinéraires – et elle le coupe de ses principaux acteurs – Saladin n’est mentionné qu’à la toute fin de l’histoire. Elle constitue de surcroît une sorte d’enclave romanesque par le recours à l’amplificatio qui la distingue aussi de la version courte : développement des descriptions, ajouts de dialogues et de discours, abondance des détails, commentaires du narra-teur concourent à déployer l’idéal courtois élaboré et loué dans les romans contemporains. La dévotion religieuse exprimée par une forte piété et sensible dans la veine didactique et morale est étayée par des éléments juridiques réin-terprétant la scène de viol en faveur de la fille du comte23.

Ce récit étiologique « archéologique », inutile au déroulement de la narration – il ne figure pas dans le manuscrit C – mais de première importance, déjà par sa longueur, enferme dans une enveloppe féodale une histoire à caractère

Pontieu, Conte en prose, versions du xiiie siècle et du xve siècle, éd. par Clovis Brunel, Paris, Champion, 1923 (Société des anciens textes français), [réimpression New York et London, Johnson Reprint, 1968]. La fille du Comte de Ponthieu, nouvelle du xiiie siècle, (manuscrit BnF fr. 25462), éd. par Clovis Brunel Paris, Champion, C. F. M. A., 1926.

22 Clovis Brunel, éd. cit., p. XLVIII et ss. Ce triptyque apparaît dans deux manuscrits ornés du nord et nord-est de la France, le manuscrit Arsenal 5208 des années 1460 et le manuscrit BnF fr. 12572 recensé dans la bibliothèque de Philippe Le Bon en 1468.

23 Sur la dimension juridique, voir Dietmar Rieger, « Le motif du viol dans la littérature de la France médiévale : entre norme et réalité courtoise », Cahiers de civilisation médiévale, 31, 1988, p. 92-117 ; repris dans Chanter et dire, Études sur la littérature du Moyen Âge, Paris, Champion, 1997 (Champion-Varia,) p. 111-157 ; et Dietmar Rieger, « Fiction littéraire et vio-lence. Le cas de La Fille du Comte de Ponthieu », Romania, 113, 1992, p. 92-117 ; repris dans Chanter et dire, Études sur la littérature du Moyen Âge, op. cit., p. 191-213.

mythique signalé par la locution temporelle introductive « au tans passé » qui plonge dans le tuf profond des origines. Il construit son historicité en s’adossant aux réalités extra-textuelles, comme les noms propres et les lieux géographiques existants, mais il invente un imaginaire généalogique qui fait de la fille du comte l’unique génitrice d’une lignée promise à une destinée exceptionnelle, unissant deux espaces antagoniques par le mariage et par la filiation24. La rencontre avec l’Orient se mue en métissage palliant le trauma-tisme causé par les échecs successifs des Occidentaux en Terre sainte, au seul avantage de la branche occidentale. Le sultan admet sa supériorité lorsqu’il accorde la main de sa fille au sarrasin Malakin : « et voirs est ke ele est nee et estraite des plus hautes gens et des plus vaillans de France, car sa mere est fille au comte de Ponthieu » (p. 88). Ce métissage sur la base d’une mise au point lignagère n’implique nullement la reconnaissance de la culture autre : la cour du sultan, ses mœurs et coutumes, ses rituels, ses valeurs, malgré quelques exceptions, sont représentés suivant les codes occidentaux25. L’aliénation de l’altérité en vertu d’une vision théocentrée du monde, plus ou moins partagée par toutes les chroniques de croisade, relève aussi, dans ce cas précis, d’une entreprise de propagande visant à faire reconnaître la grandeur et la noblesse des hautes familles du Nord de la France, qui souffrent de la politique hégé-monique de Philippe Auguste, néfaste à leur intégrité et à leur autonomie26.

La seconde interpolation fictive entre en résonance avec la première.

L’ordene de chevalerie est incisée au moment où Saladin conquiert le château de Beaufort. Il conte l’adoubement du tout nouveau sultan de Damas par Huon de Tabarie qu’il vient de faire prisonnier. Le prince oriental le choisit

« pour les grans bien ke il en avoit oï dire » (p. 109) : Huon fait partie de ces

24 Donald Maddox, Fictions of Identity in Medieval France, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 166. Se reporter aussi à Gabrielle Spiegel, « Genealogy : Form and Function in medieval Historical Narrative », History and Theory, 22, 1983, p. 43-53.

25 Notre article, « La Fille du Comte de Ponthieu : l’espace et le déchiffrement du texte », Littérales, Révélation et espace 4, op. cit., p. 195-218.

26 Sur les relations conflictuelles de la France avec ses vassaux, voir notamment pour la Flandre, François-Louis Ganshof, « La Flandre », Histoire des institutions françaises au Moyen Âge, dir.

Ferdinand Lot et Robert Fawtier, Paris, 1957-1962, t. I, Institutions seigneuriales, p. 343-426.

Voir aussi la lecture de l’Histoire et de sa mise en récit dans le nord de la France par Gabrielle Spiegel, Romancing the Past : The Rise of Vernacular Prose Historiography in Thirtheenth-Century France, Berkeley, Oxford, University of California Press, 1993. La reconstruction de l’Histoire est sensible aussi dans la version du xve siècle, consulter Catherine Gaullier-Bougassas, La tentation de l’Orient dans le roman médiéval, Paris, Champion, N. B. M. A., 2003, p. 228-229.

croisés qui très tôt ont acquis la stature d’un héros épique27. Comme la fille du comte de Ponthieu, le récit dilaté au détriment d’autres épisodes n’exerce aucun rôle dans la narration. L’auteur passe en revue les étapes de l’adoube-ment qu’exécute Huon : laver et peigner les cheveux, raser la barbe, prendre le bain, se coucher sur le lit, se lever, revêtir « la chemise et les braies blanches », puis une robe « vermielle d’escrelate ou de soie », chausser des « cauces bru-nes », ceindre une « chainture blance », mettre des éperons, recevoir une épée au côté puis la colée et porter une coiffe blanche. Devant un Saladin passif, Huon, au discours direct, décrypte chaque geste suivant « la loy chrestiene » en des termes que ne renieraient pas les ermites de la Queste del saint Graal28 :

« La robe vermielle vous doune a entendre le sanc que vous devés espandre pour Diu siervir et pour Sainte Eglyse garder et sainte crestienté essauchier » (p. 111). Les déclamations d’Huon font écho aux gloses romanesques sur le devoir de la chevalerie et sur la valeur symbolique de l’adoubement, en parti-culier à l’enseignement de la Dame du Lac dans le Lancelot en prose, commen-tant la mission du chevalier en ce monde29.

La scène, carrefour intertextuel de la tradition romanesque, surprend en se focalisant sur un acteur de confession ennemie. Pour lever les objections d’Huon de Tabarie, réticent à l’adouber : « por çou ke, lui dit le Franc, vous ies-tes vuis […] de crestienté et de bapies-tesme » (p. 110), Saladin doit faire prévaloir l’honneur qui devrait échoir au chrétien. La tension, ou distorsion, est entre-tenue par une remarque précédente de l’auteur précisant que le sultan « fu fais chevaliers a la guise sarrasine » (p. 89). Cette apparente incohérence semble ménager l’annonce d’une conversion espérée, voire programmée, du chef mu-sulman, par son origine et par sa « nurreture », sa louange naissant moins de ses conquêtes que de ses vertus héritées de sa haute naissance occidentale.

27 Huon de Tabarie est d’abord identifié à Humphrey de Thoron. Le changement d’agent dès la version en vers de l’Ordene s’explique doublement par la célébrité de Huon de Tabarie, l’un des quatre beaux-fils de Raymond de Tripoli, et par son emprisonnement effectif en 1178, au mo-ment où Saladin est au faîte de sa puissance. L’auteur retient cette date et non celle de 1167 que suit l’auteur de la Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier. Voir Margaret A. Jubb, éd. cit., p. 36 ; Larry S. Crist, Étude sur Saladin, op. cit., p. 124 et ss. D’autres versions en prose se lisent ensuite, dans le dernier volet du cycle de Jehan d’Avennes, Saladin qui succède à la troisième ver-sion de La fille. Voir « Les Rédactions en prose de l’Ordre de chevalerie », p. 139-177 ; Margaret A. Jubb, éd. cit., p. 10-11. Saladin, Suite et fin du deuxième cycle de la croisade, éd. cit.

28 La Queste del Saint Graal, éd. par Albert Pauphilet, Paris, Champion, 1ère éd. 1923. La Quête du Saint-Graal, trad. E. Baumgartner, Champion, 2003.

29 Lancelot en prose, éd. Elspeth Kenedy, trad. François Mosès, Paris, Le Livre de poche, Lettres gothiques, 1991, p. 398-408.

Destinées à christianiser Saladin, les deux interpolations fictives œuvrent par leur puissance cohésive à passer par pertes et profits l’altérité de l’Orient.

La seule rencontre avec l’Autre est le fruit d’une alliance inventée à travers une histoire idéale, s’appuyant sur une légende étiologique qui transforme les figures historiquement controversées en progéniture de leurs pires ennemis.

Le mythe généalogique est le moyen d’échapper à la réalité de la supériorité sarrasine en Orient et de s’accommoder de l’Histoire en reconquérant par l’écriture ce que les faits infirment ou interdisent.

Les Estoires reformulent à nouveaux frais la rencontre avec l’Orient. Elles échappent partiellement à la grille épique et à sa stylisation manichéenne fai-sant de l’Autre l’inverse de soi-même. Le compilateur n’en adopte pas moins une stratégie d’évitement de l’altérité en promouvant un parcours biblique de l’Orient qui commande l’installation légitime des Occidentaux en Terre sainte. Les deux interpolations fictives, agrégées dans le seul manuscrit A, contribuent aussi à remodeler l’Histoire par la représentation occidentalisée et christianisée de Saladin, en conformité avec la légende déjà en cours de son vivant. Le compilateur répond de la sorte aux attentes d’un public qui, au moment où l’Histoire en Occident comme en Orient lui oppose une réa-lité difficile, aspire à se mirer dans une peinture méliorative de soi à travers l’Autre. Ce faisant, il affirme, s’il en est besoin, son autorité souveraine à l’en-droit de la riche matière des croisades, où se combinent et où se stratifient réagencements, interpolations, réécritures, au risque de verser dans la fiction historique, avec la connivence du lecteur.

In document Rencontre de l'Est et de l'Ouest (Pldal 86-91)