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La Rand Corporation et l’activité de G. C. Hickey

2. Après la deuxième guerre mondiale. La période américaine

2.5. La Rand Corporation et l’activité de G. C. Hickey

L’autre auteur qui est à présenter est le premier anthropologue professionnel parmi les Brou, G. C. Hickey. Ses activités constituent un bon exemple de ce que nous avons dit plus haut sur la relation de la recherche à la guerre. Son travail antérieur sur le terrain, dans le delta du Mékong, dans un village vietnamien (Hickey, 1964) mis à part, l’activité de Hickey à partir de 1963, se place sous l’égide de la RAND Corporation, censée être un des organismes de couverture de la CIA. Ceci ne se veut pas comme une critique, mais reste un fait - fait qui qualifie selon toute probabilité l’activité vietnamienne de Hickey, mais qui n’influe en aucune manière sur ses publications scientifiques.

Le rôle et le travail de Hickey pendant la guerre sont identiques à ceux de Mole:

la connaissance de la culture, des besoins, des désirs et des aspirations politiques des montagnards dans le but de les gagner à la cause des Américains, et d’obtenir leur soutien dans cette région stratégique. «La situation stratégique des montagnards dans la guerre d’aujourd’hui pose la nécessité impérative pour le gouvernement central de gagner leur soutien. Dans ce but, il doit les convaincre qu’il satisfera leur besoins et leur désirs...», écrit-il dans son mémorandum [notre traduction] (1967:VI). En rapport

avec cette activité, à partir du mois de mars, 1965, Hickey a sillonné toute la région montagneuse du Vietnam du Sud, et a fait du travail sur le terrain parmi 21 minorités.

Les conditions de travail ont été évidemment limitées par la situation de guerre.

C’est lui qui nous informe que «parmi certains groupes, la sécurité étant assurée, l’auteur a pu rester dans des villages pendant plusieurs jours [souligné par nous, G.V.]; dans la majorité des cas, il a passé la nuit dans une ville ou dans un camp des Forces Spéciales dans les alentours, et a visité les villages pendant le jour»

[notre traduction] (Hickey, 1967:10). Il est évident que dans de telles conditions il est impossible de faire un travail sur le terrain de longue durée, avec observation participante. Il est également parfaitement clair qu’on ne peut pas apprendre la langue de toutes les 21 minorités et que par conséquent Hickey devait se débrouiller avec ses connaissances en vietnamien et avec l’aide d’interprètes (1967:11) ce qui limite la valeur des observations. Finalement, la question la plus grave qui se pose en ce qui concerne son terrain et ses recherches est de savoir dans quelle mesure on peut reconstituer la culture traditionnelle des Brou à partir de la culture d’une population déplacée de son habitat originel et transplantée dans des hameaux fortifiés, derrière des clôtures en barbelés, bref: si on peut reconstituer un ensemble culturel à partir d’éléments dysfonctionnels déchirés par la guerre.

Même si on donne une réponse positive à cette question, ces conditions limitent de toute évidence la recherche. En conséquence, Hickey ne connaît aucune des cultures des minorités en profondeur. En revanche, son désavantage est aussi un avantage: il ne connaît pas une culture, mais vingt-et-une. C’est ce qui fait qu’il a une vue d’ensemble et une expérience personnelle hors pair sur les montagnards de Vietnam. Par conséquent, il n’écrit jamais sur une ethnie, mais toujours en général sur les montagnards. Dans ses oeuvres, les données relatives aux Brou sont éparses.

Ce qui l’intéresse avant tout, c’est l’ethnohistoire: l’histoire du passé récent, le rôle et la place des montagnards dans la guerre de Vietnam - une guerre dont il fut un participant. Son mérite principal est cet aspect historique de ces écrits et c’est là que ses données sont uniques. Témoin des temps historiques, c’est sa chance, il a ressenti comment il pouvait contribuer à la littérature de la manière la plus convaincante, malgré les limites de son travail sur le terrain.

Dans son premier ouvrage, son mémorandum de 1967, il esquisse la relation historique des montagnards et des Vietnamiens, et les aspirations des premiers pour s’assurer une situation d’égalité de droit au sein de la société vietnamienne. Par la suite, il propose des mesures et des modes qui pourraient satisfaire les besoins des montagnards et par le biais desquels le gouvernement vietnamien pourrait obtenir leur sympathie et leur soutien. Ces mesures sont les suivantes: l’amélioration de l’efficacité de l’agriculture, la propagation de la production destinée à la vente; la réglementation du système foncier, et la garantie des droits des montagnards sur la terre pour qu’on ne puisse pas la leur enlever; le rétablissement des acquis du système de l’enseignement antérieur (enseignement primaire dans les langues vernaculaires); le rétablissement des Tribunaux des Hauts Plateaux et la mise par écrit des droits coutumiers des minorités (comme dans les «Coutumiers» faits par des Français); la création au sein du

gouvernement d’une Commission Spéciale pour les Affaires des Hauts Plateaux, ou encore la délimitation plus précise de sa fonction et de sa responsabilité; la création d’un Centre de Recherches sur les Hauts Plateaux. Le gouvernement doit satisfaire à ces besoins dans son propre intérêt «s’il veut éviter des conflits dans le futur» (1967:XI). On ne peut être que d’accord avec ces constatations de Hickey, et il faut ajouter que, malheureusement, elles n’ont rien perdu de leur actualité même aujourd’hui.

Dans le Mémorandum, il existe tout au plus deux passages sur les Brou: le premier est un résumé de leur agriculture sur une page et demie (1967:154-155), l’autre est une estimation (officielle et non-officielle) du chiffre de la population (22.370 âmes ou 40-43.000 âmes).

Dans son livre monumental en deux volumes (1982/a, 1982/b), écrit sur l’ethnohistoire des Hauts Plateaux, Hickey examine le rôle des montagnards dans l’histoire d’Indochine ainsi que les facteurs politiques, économiques, sociales et géographiques qui ont mené à la formation d’une identité pan-montagnarde et d’une élite politique propre. Vu le caractère général de ces deux tomes, les Brou y sont présents de nouveau comme une des minorités montagnardes. Par conséquent, nous n’en apprenons pas beaucoup plus. Dans le premier volume, à part quelques données éparses (1982/a:11, 34, 40, 62, 75, 209-210) c’est seulement dans l’appendice («Données additionnelles ethnographiques») que l’on trouve une page sur la structure sociale des Brou. A part ses propres notes, il y utilise surtout l’article de J. Miller (1972). En partie, les mêmes détails sont répétés dans le deuxième volume (1982/b:13, 22, 28, 206, 291, 302). Mais là, en rapport avec la bataille de Khe Sanh en 1968, un des tournants de la guerre de Vietnam, nous recevons plus de renseignements sur les Brou et sur les événements survenus sur leur territoire, ainsi que sur le déplacement des Brou dans la province du Darlac (1982/b:97, 125, 172-173, 185-186, 231-232, 252-253, 262, 277). Néanmoins, cet ouvrage contribue plutôt à la compréhension des processus historiques ayant trait, entre autres, aux Brou qu’à celle des Brou eux-mêmes.

Dans son dernier livre (1993), Hickey entreprend de rattraper les déficiences de ses ouvrages antérieurs, mentionnées plus haut. Son but y est la présentation ethnographique de dix tribus montagnardes choisies, y compris les Brou. «Les limitations de la recherche pendant la guerre, ainsi que le caractère partiel des données recueillies par d’autres chercheurs ont fait que la quantité d’information ethnographique relative aux différents groupes est variable. Néanmoins, il nous est possible de présenter pour chacun d’entre eux un système social révélant une relation fonctionnelle avec les croyances et pratiques religieuses, les formes de résidence, les types de maisons, la parenté, les activités économiques et l’autorité politique» [notre traduction] (1993:XVI). Par conséquent, Hickey y expose en détail tout ce qu’il connaît sur la culture traditionnelle de ces groupes. Le seul problème est que, nous venons de le dire, le point fort de Hickey n’est pas sa connaissance de la culture d’une ethnie donnée, mais plutôt celle des montagnards en général.

Ainsi, Hickey présente les Brou (ainsi que les autres populations) sur la base de ses propres notes de terrain. Or, pour des raisons que nous avons analysées plus haut, leur valeur est au moins problématique. Malgré tous ses efforts, Hickey ne réussit pas à s’affranchir des limitations de la guerre, défavorables pour la recherche. Ce n’est pas par hasard que son chapitre sur les Brou est bourré d’erreurs, de malentendus, de faits déplacés de leurs contextes et de fautes dues à son manque de connaissance de la langue locale. Il ne sait pas faire la différence entre ce qui est général et caractéristique, et ce qui est partiel et accidentel; il ne sait pas comment les détails s’articulent à l’ensemble; ses données ne forment pas un ensemble cohérent et, à travers la cavalcade des détails accidentels, choisis sur on ne sait quel critère, nous ne percevons pas une vue d’ensemble de la culture brou.

Les meilleurs exemples se trouvent dans son traitement de la religion brou. Faute de place, nous n’en examinerons que quelques aspects. Concernant le Panthéon, il mentionne Yiang Ca Mui «qui emporte l’âme [du défunt] au moment de la mort, pendant que les lamentations de Yiang Comuiq peuvent être entendues» [notre traduction] (1993:143). Chose curieuse, il lui échappe que les deux noms sont identiques, mais transcrits un peu différemment, et il ne sait pas, que «kumuiq»

signifie en bru simplement le défunt. Un autre exemple, à la même page: «C’est par le biais de liam («apprendre ce que le chamane fait») qu’un enfant apprend le métier [du chamane], faisant des choses comme répéter une prière spéciale (yao) pendant un rituel divinatoire (mul)» [notre traduction] (1993:143). Cette simple phrase contient trois erreurs. En réalité, liam signifie en brou l’assistant du chamane, et pour juger selon le contexte, l’informateur devait expliquer que la meilleure façon d’apprendre le «métier» du chamane est de lui servir d’assistant. En outre, c’est une autre erreur de dire que le mot yao signifie «une prière spéciale»: on désigne ainsi les séances chamaniques et les chansons chamaniques, chantées pendant ces séances. Et pour comble, mul est une sorte de divination pendant laquelle le chamane ne chante jamais ces chansons chamaniques (yao)....Quant aux sacrifices, c’est également une erreur de prétendre que «La plupart des esprits veulent du poulet ou du cochon, mais Yiang Abon, l’esprit des Essarts, doit avoir un buffle blanc, un animal sacrificiel très cher»

[notre traduction] (1993:143). C’est que les sacrifices sont cumulatifs chez les Brou, et c’est en fonction de l’importance du rituel, et de la gravité de la maladie, etc. qu’on sacrifiera tel ou tel animal. De cette manière, pratiquement tous les esprits peuvent

«manger» du buffle tout autant que du poulet ou du cochon, dans des cas mineurs.

Ceci vaut également pour Abon qui n’est pas, par ailleurs, la divinité des essarts mais celle du riz.

Un bon exemple du caractère accidentel de ses descriptions se trouve à page 144-145, où il expose «un rite divinatoire» - dans la réalité un sacrifice de buffle en relation avec une maladie. Il y mentionne des autels domestiques en bambou (pour lui «autels de famille» - en fait, consacrés aux nombreuses divinités de l’espace habité), en face desquels des «symboles coniques tressés en bambou» sont accrochés au mur. Hickey ne sait pas, non plus, que ses «symboles» sont également des autels, désignés par le terme générique aruong, qui abritent en général les chiet (divinité protectrice de la

personne, similaire à un alter ego) des femmes et des enfants. Mais ce n’est pas tellement les erreurs évidentes qui sont les plus gênantes dans sa description, que son caractère accidentel: on sent à chaque phrase qu’il ne comprend pas ce qui se passe, qu’il ne sait pas ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Des cinq questions obligatoires pour tout anthropologue (qui, quoi, pourquoi, quand, où) c’est surtout au «pourquoi» qu’il est incapable de répondre, et derrière sa description on ne sent que les souvenirs nécessairement fragmentaires d’une visite occasionnelle.

En ce qui concerne la structure sociale et la parenté, Hickey est plus à l’aise. Dans son Appendice «B» (1993:276-277), il nous offre un tableau nouveau des termes de parenté où, à l’encontre de celui de Miller et de ses oeuvres précédentes, figurent certains des affins, même si dans son analyse de ce matériel (1993:147-150), des fautes graves se sont également glissées, comme par exemple la confusion entre les mots «homme» et «femme». Ce qu’il écrit sur les patrilignages exogames (pour lui, sâu) et le groupe localisé (tông) du sâu est, grosso modo, correct (1993:147-153). Par contre la présentation des coutumes compliquées concernant le mariage (1993:153-156) est également approximative, même si ce sont les premières descriptions de ce genre. C’est lui, par exemple, qui mentionne le premier dans la littérature le coul (1993:156), une cérémonie qui vient bien après le mariage, reliant définitivement les deux groupes de donneurs et preneurs de femmes et éliminant les derniers tabous restant entre eux.

Mais le passage sur les funérailles (1993:152) montre d’une manière claire les désavantages liés à son terrain pendant la guerre, du fait qu’il n’a eu que très rarement l’occasion d’observer les événements en situation. Prétendre d’un rituel funéraire de trois jours entiers, rassemblant plusieurs centaines de personnes, lié à des sacrifices de buffles, et représentant le point culminant de la vie religieuse des Brou, qu’il est «relativement simple» et qu’il «se passe sans aucune cérémonie» est une ignorance totale. Pour comprendre ce malentendu, il faut savoir qu’en fonction de certaines conditions (par exemple à cause de la guerre! mais aussi pendant une famine ou de mauvaises conditions économiques), il existe des modalités ou des variantes plus simples, à côté des procédures «classiques». Mais, c’est seulement parce que - et Hickey n’en est pas conscient - les Brou ont des fêtes funéraires périodiques (des «secondes funérailles»), durant lesquelles les défunts, jusque là littéralement «enterrés» d’une manière simple (ce qu’exprime le mot Brou: tứp = creuser, enterrer), seront de nouveau «ensevelis» avec le cérémonial convenable (rưp), que l’enterrement peut être «relativement simple». Ce qui était manqué la première fois, sera donc rattrapé lors de ces fêtes périodiques. Le plus grand problème concernant ce passage de Hickey est précisément le fait qu’il n’a même pas conscience de ces rites grandioses, et pourtant sa description du dong sok (1993:152-153) est compréhensible seulement en fonction de ces précédents.

Il est inutile de détailler toutes les erreurs et lacunes dans ce chapitre consacré au Brou (1993:141-159 et 167-174). Tout ce qui vient d’être dit devrait suffire pour voir que cet ouvrage de Hickey est beaucoup moins satisfaisant que ses oeuvres précédentes. Les causes en sont à rechercher dans les circonstances historiques. Il est

tout à fait compréhensible qu’il n’ait pu s’affranchir de ces conditions et que, en conséquence, nos connaissances sur les Brou restent fragmentaires même après lui.