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Des militaires aux administrateurs: Damprun et Macey

L’exploration et la conquête de la vallée du Mékong et de l’Indochine française s’est donc terminée vers la fin du siècle dernier. Nous avons mentionné plus haut que parallèlement à la consolidation de l’empire colonial, les relations de voyage des explorateurs et des militaires cèdent leur place aux descriptions moins spectaculaires mais plus minutieuses des administrateurs. C’est ainsi que des publications présentant la géographie, les populations, l’économie, l’histoire, les monuments et les curiosités touristiques (!) d’une province entière, apparaissent.

Un ouvrage de ce genre est la Monographie de la Province de Savannakhet, rédigé par un administrateur des services civils à Savannakhet, Damprun (1904).

Quoiqu’il n’y dise pratiquement rien sur les Brou, il est très important pour nous.

C’est que son auteur énumère tous les muong de la province de Savannakhet, et il y donne la liste des villages ainsi que le nombre de leurs habitants. Etant donné que cinq de ces muong sont en fait limitrophes du territoire des Brou du Vietnam, et sont la continuation de leur habitat, on peut sûrement y compter des populations Brou. C’est d’autant plus vrai qu’il y a des muong où, à en juger par les toponymes, les villages Brou sont en majorité. Et, qui plus est, ces noms de villages d’il y a presqu’un siècle peuvent être identifiés avec les noms d’aujourd’hui à l’aide d’une carte au 1:200.000 faite en 1970 pour le Département des Travaux Publics de Savannakhet38. De cette manière, nous avons à notre disposition une source unique, grâce à laquelle, similairement aux données de Lemire, nous avons un aperçu des conditions démographiques (entre autres des Brou) depuis plus de 100 ans.

L’autre grand mérite de Damprun est que, en utilisant des chroniques villageoises (pour lui «pon savadas», correctement phongsawadan) alors en possession des chefs de muong Tchépone et de muong Vang, il relate l’histoire de la province de Savannakhet, y compris l’origine des Phu Tai, selon leur propres légendes. Tout cela ne concerne qu’indirectement les Brou, dans leur relation à leurs voisins, et c’est ici que nous rencontrons une nouvelle appellation des Brou, les «Kha Phenh My», qui sera répétée plus tard, dans les années 1920, par un autre auteur, Malpuech, sous la forme de «Kha Pheng Mi Pheng Jang».

C’est de cette époque que date le premier sommaire ethnographique publié des Brou, cette fois ceux du Laos - l’ouvrage de Macey (190539). Quoique cela ne soit pas dit, cette publication est due à la même circulaire prescrivant un premier essai de «statistique ethnologique», mentionnée à propos du manuscrit de Valentin. Les originaux de celle de Macey, recopiés et reliés en plusieurs exemplaires plus ou moins identiques, sont aujourd’hui gardés aux archives de l’EFEO où nous les avons

38 Nous remercions Jean-François Papet (CNRS-CACSPI, UPR 413) pour avoir attiré notre attention sur cette carte.

39 Cet ouvrage fut republié dans la Revue Indochinoise en sept parties en 1907.

retrouvés40. Classés antérieurement comme «SE. [l’abréviation de Statistique Ethnologique, G.V.] Nos. 95-97 et N° 105», ce qui prouve sans équivoque leur provenance, et datant de 1902-1903, ils ont été signés par P. Macey en tant qu’»administrateur, commissaire du gouvernement au Cammon»41. Suivant le

«sommaire d’une étude ethnographique» ou les «divisions du travail» de l’EFEO dans la structure de son exposé, il y décrit, parmi d’autres ethnies, les «khas Tiaris (ou K’koai T’trri) et khas Mong-Kong [également épelé par lui Mong-Khong, G.V.] (ou K’koai B’brro)» de la province de Cammon (aujourd’hui Khammouane) dont il est responsable. Le(s) manuscrit(s) est (sont) accompagné(s) d’une carte au 1:500.000 illustrant la répartition statistique des différentes ethnies de cette province (ici, ill. n°

20), ainsi que de quatre photos (ici, ill. n° 21a/b, 22a/b) qui, quoique mentionnées dans le texte de la publication de Macey en 1905 comme «dues à l’obligeance de M.

le commis David» (Macey, 1905:27), n’y ont pas été davantage reproduites que la carte. Ces positifs brunis, en mauvais état, collés à l’intérieur d’un des manuscrits, sont les premières photos accessibles aujourd’hui sur les Brou42. Leur particularité est de représenter des personnes nommées, provenant des villages connus.

L’ouvrage de Macey a de grands mérites. La brève mention d’Harmand mise à part, c’est ici que l’ethnonyme Brou apparaît dans la littérature. De surcroît, les noms de deux des sous-groupes Brou, les Tri et les Mangkong sont également mentionnés; le mot «K’koai» (en transcription d’aujourd’hui: kuai), figurant dans le titre de chapitre signifie en Brou «personne, être humaine». Selon Macey, ces groupes «Kha», dont le nombre ne dépasse pas 1500-2000 familles, vivent dispersés sur les pentes occidentales de la Cordillère Annamitique, sur le territoire des muong Mahaxay, Vang Kham, Pha Bang, Souphane, Hang Tong etc., dans les provinces de Savannakhet (alors connue sous le nom de Song Khone) et de Cammon. Nous ajoutons tout de suite que cette localisation est en accord parfait avec nos connaissances d’aujourd’hui.

Macey considère que ces groupes sont des restes d’une grande «race» (= peuple) d’autrefois, son raisonnement faisant singulièrement écho à celui de Valentin. Comme lui, il mélange l’origine des Phu Tai et celle des Brou, et les fait descendre (soi-disant selon leurs propres légendes) d’un pays mythique septentrional, «Vill Nam Hoï Noû»,

40 Mss Européens 395-404 et 405, ainsi que Mss Européen 218 et 218/a: une copie dac-tylographique en deux exemplaires, contenant les vocabulaires des Mss. 396-397, 399, 401-402, 404. En ce qui concerne ces manuscrits et leur relation les uns aux autres, ainsi qu’avec la version publiée, voir les notes dans l’annexe.

41 C’est ce qui apparaît également sous son nom sur sa publication de 1905. Plus tôt, il est «l’agent du Syndicat du Haut Laos» et membre de la mission Pavie (voir Brebion, 1935;

Lacroze, 1996:78-81; Lemire,1894:70). Les «commissaires» du Laos sont à peu près les équivalents des «résidents supérieurs» au Vietnam.

42 Les publications de Harmand et de la Mission Pavie contiennent de nombreuses gra-vures faites d’après des photographies. Malheureusement, les photothèques dépouillées par nous (celle de la Société de Géographie à la Bibliothèque Nationale, ainsi que celles de l’EFEO et du Musée de l’Homme) ne possèdent ni les photos ni les gravures originales. Leur localisation, s’il existent encore quelque exemplaire, nous est inconnue.

Ill. 21a et 21b

Ill. 22a et 22b

d’où ils seraient arrivés il y a 5-6 siècles, sous le commandement d’un certain chef, Phaya Khom. Puisque le nom de ce pays légendaire est une forme corrompue de

«Nam Noi Oi Nu», en vietnamien Diên Biên Phu, le berceau des Phu Tai et en général des peuples Tay, nous pouvons certainement considérer cette explication comme erronée pour la solution de l’origine des Brou.

Les données linguistiques et ethnographiques de Macey sont bien plus intéressantes. Il observe que la langue des Mangkong et des Tri est quasi identique, ne présentant que des variations dialectales; il note sa parenté avec la langue Khmer, ainsi que le fait qu’ils ont des mots d’emprunt vietnamiens et laotiens; à la fin de son ouvrage, il donne un tableau comparatif de 100 mots (les mots de base, et des nombres) dans les cinq langues de sa province: Tri, Mangkong, Sô, Sek et Lao.

C’est la première liste de mots brou publiée dans la littérature43.

Ses données ethnographiques, bien que brèves, sont également d’une grande importance. Il décrit la culture matérielle des Brou (villages, architecture, vêtements, bijoux, nourriture); concernant la structure sociale, il mentionne la polygamie, les chefs de villages, le rôle du chef de famille et la juridiction; comme beaucoup d’autres auteurs, il souligne leur caractère pacifique qui est en contraste avec celui de leur voisins belliqueux, les Tau Oi et les Katu: «...les Kha des deux tribus dont nous nous occupons ici sont extrêmement pacifiques» (1905:31). En ce qui concerne la religion et la culture immatérielle, il nous fournit également des données uniques. Il passe en revue les cimetières des Brou et leurs spécialistes religieux (pour l’un et l’autre, il communique le terme local); finalement, à propos de la musique, il mentionne la flûte et les gongs, et le fait qu’ils «....se bornent à réciter ou à psalmodier....des poèmes en langue Thaï, qu’il s ne comprennent point, pour la plupart» (1905:32).

A part les Brou, Macey introduit également les Sô («Sô ou R’rekoué B’brro»).

D’après leurs prétendues propres légendes, il les fait descendre de quelque part au nord-est du Laos, d’un certain muong V’vouill H’hou, dont le nom et la localisation concordent grosso modo avec un muong habité aujourd’hui par des Thai Lu, muong Hou. C’est de cette région, selon Macey, que les Sô, dont le nombre ne dépassait pas 1500 familles, auraient émigré trois siècles auparavant. Durant leurs pérégrinations, ils ont passé un certain temps dans la province de Luang Prabang et le plateau de Tran Ninh, puis, continuant leur chemin vers le sud, ils sont arrivés sur leur territoire d’aujourd’hui, dans la province de Cammon. Dans cette dernière, ils habitent dans les régions de Thakek, Niom-Marath (=Nhommarat) et Mahaxay, «et aussi, paraît-il» (1905:44), dans le nord de la province de Savannakhet, à Muong Vang. Au Cammon, ils ont subi l’influence des Lao, et ils leur ont emprunté leur culture, gardant en même temps leur identité particulière.

43 Les manuscrits originaux contiennent environ 400 mots suivant la numérotation du questionnaire linguistique de l’EFEO dont à peu près un quart fut reproduit dans la version publiée. C’est pourquoi nous republions, grâce à l’amabilité de M. J-P. Drège, directeur de l’EFEO, ces vocabulaires in extenso dans notre annexe.

Après ce tour d’ethno-histoire, Macey relate le fait, bien connu d’autres sources également, qu’après le sac de Vientiane les Siamois ont transplanté en grandes masses les populations, avant tout les Sô, de la rive gauche du Mékong à la rive droite, à Sakhone Nakhone. Et chose curieuse, en 75 ans ils y ont triplé leur nombre, tandis que certains de leurs groupes sont restés sur place à la rive gauche, et vivent

«aujourd’hui» sur le cours moyen de la Se Bang Fai, dans muong Nhommarat.

Comme tous les autres auteurs, Macey note la parenté des langues des Brou et des Sô; dans son tableau de linguistique comparative il les place l’une à côté de l’autre.

Concernant l’ethnonyme R’rekoué-B’brro, qu’il utilise ici pour la dénomination des Sô, il ne semble pas prêter attention au fait qu’il l’avait utilisé également pour la dénomination des Mangkong et que, de cette manière, le même ethnonyme sert pour désigner deux ethnies différentes - ce qui pose la question de leur origine commune. Comme nous l’avons vu, sur la base des légendes historiques des Phu Tai, Macey faisait descendre les Brou du nord-est de Laos, de la région de Diên Biên Phu - ce qui est faux selon toute probabilité; quant à l’origine des Sô, on peut se demander si la légende présentée est vraiment leur propre légende.

Quelle que soit la situation, Macey ne pose pas la question de l’éventualité d’une origine commune des Sô et des Brou, malgré leur similarité linguistique et ethnographique. Quant aux Sô, il souligne qu’ils se sont assimilés aux Lao, même si «les modernes Sôs ont conservé quelques anciens usages des R’rekoué-B’brrô identiques à ceux qui ont été signalés chez les Kha Tiaris et Mong Khong»

(1905:48); et il mentionne plusieurs fois le métissage anthropologique et culturel des Sô du fait des intermariages avec les peuples voisins.

En fin de compte, nous devons à Macey la première description ethnographique des Brou du Laos (et celle publiée sur les Brou en général) qui, tout comme le manuscrit de Valentin, se distingue de la littérature de son époque par la richesse de son contenu, et par le fait que ses données semblent provenir d’une longue expérience personnelle du terrain.

1.9. Un fait ambigu: la route coloniale N° 9. L’ouverture du pays et l’oubli des