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De l’exploration à l’ethnographie. Les tentatives de l’EFEO vers

Vers le tournant du siècle, les premiers noms de «tribus» apparaissent sur les cartes, et les premières descriptions voient le jour grâce à des rapports et des notes de voyageurs, explorateurs et militaires: le tableau ethnographique de l’Indochine est en train de se dégager. Mais ce tableau est nécessairement superficiel, le but de ces explorations étant avant tout la découverte géographique et la conquête de ces territoires. Les voyageurs ne sont pas en état de prêter beaucoup d’attention aux populations qu’ils fréquentent, ni à leur culture; ils ne parlent pas les langues locales et ne passent pas assez de temps parmi ces populations pour pouvoir faire des recherches plus détaillées. A partir du début du XXème siècle, avec la consolidation de l’empire colonial et la «pacification des sauvages», les circonstances changent. Des administrateurs coloniaux, des résidents et des commissaires se firent ethnographes.

C’est à cette même époque, en 1900, que l’École Française d’Extrême Orient fut fondée en vue de la recherche scientifique (archéologique, historique, artistique, anthropologique, linguistique et ethnologique) sur les territoires nouvellement conquis. A l’initiative du directeur de l’EFEO, le gouverneur général d’Indochine, dans une circulaire adressée aux résidents des circonscriptions administratives et militaires en 1903, leur prescrit d’effectuer «un premier essai de statistique ethnologique» (Valentin, 1905:1) concernant la circonscription dont la direction leur a été confiée. Chaque résident dut présenter son territoire selon une forme précise suivant un questionnaire34, et également, y joindre une carte au 1:100.000 illustrant la répartition géographique des différentes ethnies décrites (Maître, 1908:316).

Cet appel a un succès partiel. C’est à sa suite que l’ouvrage classique de Lunet de Lajonquière sur «L’Ethnographie du Tonkin septentrional» paraît en 190635. Cependant, comme on l’apprend du rapport de Maître (1908), les réponses positives ne constituaient pas, et de loin, la majorité, ce qui déjoua le projet initial de publier un volume embrassant l’ethnographie de toute l’Indochine. Ainsi, les différents manuscrits reçus ne furent jamais publiés. Placés dans les archives de l’EFEO, et oubliés depuis, ils attendent leur publication depuis.

Mais c’est une chance exceptionnelle que de tels rapports aient pu voir le jour pour deux des trois provinces vietnamiennes (Quang Binh, Quang Tri et Thua Thiên) habitées par des Brou et qu’ils aient subsisté jusqu’à nos jours. Le rapport ethnique

34 Les points de ce questionnaire ou „les divisions du travail” sont les suivants: 1.: Nom du groupe. Nom qu’il se donne. Nom que lui donnent les autres indigènes. 2.: Situation.

Nombre approximatif. Liste des villages. 3.: Caractères physiques. 4.: Langue. Mots usuels.

Écriture. 5.: Habitations. Vêtements. 6.: État social. Organisation du village et de la famille.

7.: État économique. Agriculture. Industrie. Commerce. 8.: État intellectuel. Croyances reli-gieuses et autres. 9.: Coutumes relatives à la naissance, au mariage, à la mort, etc.

35 Cet ouvrage est une édition revue et augmentée de son „Ethnographie des Territoires militaires”, paru en 1904.

de Thua Thiên date de 1903, celui de Quang Tri de 190536, malheureusement la carte de ce dernier manque. L’auteur du premier est inconnu (c’est-à-dire sa signature est illisible), celui de l’autre est un certain Valentin dont nous savons qu’il est

«un résident des plus distingués» (Anonyme [signature Z.] 1906/a:417), qu’il vit au Vietnam depuis 1902 et qu’il parle la langue vietnamienne couramment. Son rapport concernant les Brou est de loin notre meilleure source - en fait unique jusqu’à celui du lieutenant Barthélemy (voir plus bas). Etant donné que l’autre manuscrit concernant le Thua Thiên ne présente que les Katu et les Tau-Oi, à en juger d’après les noms des rivières mentionnées, nous nous bornons ici à ne présenter que le rapport de Valentin.

Comme on apprend de son introduction, les renseignements qu’il a réunis, touchent «particulièrement la race Kha-Lu [= Brou, G.V.] que j’ai fréquentée beaucoup, et qui, cependant, reste encore pour moi une énigme difficile à résoudre»

(1905:1). Suivant les points du questionnaire, il décrit les Kha-Lu du point de vue de l’anthropologie physique et attire l’attention sur leurs variations qu’il explique par le «métissage» avec les Vietnamiens: «Les peuplades «Moi», qu’on appelle

«Khas Lu», dans cette province, sont ...variées, physiquement... Les types qu’on y rencontre sont des plus différents; dans un même village, dans une même maison, on peut voir des hommes possédant le beau profil, la structure régulière de la race hindoue; d’autres ressemblant à des nègres, avec les lèvres épaisses, le nez épaté, les cheveux presque crépus; d’autres ayant complètement le type annamite; enfin, un très grand nombre réunissant à la fois tous ces modèles, mais cependant, grands, forts, bien constitués, ne paraissant nullement dégénérés» (1905:3-4).

Concernant leur origine, faute de sources écrites, il n’énonce que des hypothèses, puisque «la tradition, dans le pays même, est presque nulle: les chefs, les habitants les plus intelligents, les vieillards que j’ai fait interroger ont donné quelques vagues renseignements dont les plus précis ont permis de remonter à 60 ou 80 ans au plus»

(1905:6). Soulevant, puis rejetant l’hypothèse selon laquelle les Brou seraient les habitants autochtones de ce territoire («c’est une supposition; elle est fort peu satisfaisante, mais plausible» (1905:6)), et constatant les similarités entre les traits culturels des Brou et les Pouthaï de la province de Savannakhet, il arrive à la conclusion que l’origine de ces deux peuples est identique. Selon lui, tous les deux seraient issus du royaume Ai-Lao. Royaume qu’il ne localise pas précisément et qu’il situe tantôt dans le Nord, tantôt dans les environs du col du même nom et qui

«s’étendait dans la plaine, sur la rive gauche du Mékong, et occupait en même temps la région montagneuse où se sont réfugiés ceux de ses habitants qui ont fui le joug des envahisseurs, siamois ou annamites» (1905:8). L’origine des Brou et des Pouthaï serait donc à chercher dans ce royaume légendaire, mal identifié: «Les Khas Lu actuels sont

36 Les deux manuscrits se trouvent aux archives de l’EFEO: «Rapport ethnique sur les moïs de Quang Tri». 42 pages, Mss Européens 378/1905; «Rapport ethnique sur les moïs de Thua Thien». 20 pages, Mss Européens 379/1903. Nous tenons à remercier M. A. M. Mauri-ce pour avoir attiré notre attention sur ses manuscrits, ainsi que Me Ch. Rageau, conservateur à l’EFEO dans les années 1980, de nous avoir donné accès à ces documents précieux.

ils les descendants singulièrement diminués, de ce grand peuple ?» (1905:5). Cette hypothèse est peut être «celle qui est la plus voisine de la vérité» (1905:8).

Ce raisonnement est bâti partiellement sur l’identification du royaume Ai Lao (qui aurait subsisté selon Valentin pendant 1300 ans, du Vème au XVIIIème siècles) avec le col Ai Lao, sur la base de leur homonymie37. Le problème en est que ce vague terme générique qu’est «Ai Lao», utilisé dans les textes historiques vietnamiens pour désigner le Laos en général, est trop imprécis pour pouvoir servir.

Par contre, la proposition suivante, «Ce royaume n’était il pas celui de Viên tiane ou l’un des autres qui, situés dans la vallée du Mékong, furent si florissants?» (1905:5) (souligné par nous, G.V.), nous mène bien plus près de la vérité historique. C’est que, quelle que soit l’origine des Brou et des Phu Tai, ils occupent aujourd’hui, avec les Sô et d’autres populations de la même famille linguistique, précisément cette région entre la vallée du Moyen Mékong et les montagnes, mentionnée par Valentin, où s’étendait l’ancien empire Tchenla. La supposition des liens historiques entre toutes ces populations et un ancien empire du Moyen Laos n’est pas absurde du tout. Il suffit de substituer le nom de Tchenla à la place de Ai Lao, pour que l’hypothèse soit bien fondée. Nous reviendrons sur cette question plus tard.

Indirectement donc, Valentin propose une origine étrangère, septentrionale et plutôt laotienne que vietnamienne, aux Brou et aux Phu Tai. Plus tard, ils se seraient assimilés aux civilisations avoisinantes: les Phu Tai sont sous forte influence lao, tandis que les Brou «en contact depuis un très grand nombre de siècles avec la race annamite, lui ont emprunté bien des choses» (1905:8). Les Brou, acceptant «sans réserves la domination du royaume d’Annam.... sont entièrement et facilement administrés par les mandarins de la province» et «il me paraît difficile de trouver une race «moï» aussi facile à gouverner que celle qui dépend du Quang-Tri» (1905:8-9).

Après cette longue dissertation sur l’origine des Brou, Valentin présente, page 9, les différents groupes ethniques: à part les «Kha Lu» (dont sa transcription, similairement à d’autres auteurs, oscille entre «Kha Lu» et «Ca Lo»), il mentionne les Mon Con (Mankong), les Tôi ôi (Tau Oi) et les Ba hi (Pahi). Leur localisation géographique se présente comme suit: les Brou habitent les régions septentrionale, centrale, et orientale de la chaîne montagneuse; les Mankong résident presque entièrement dans la partie orientale de la province de Savannakhêt; les Tau Oi sont au sud de la route N° 9. (pour lui «le territoire compris entre la Tchépone et la rivière de Mai Lanh»); les Pahi, à l’est des précédents, touchant au pays annamite.

Concernant l’ethnonyme Kha Lu des Brou, il souligne que c’est une dénomination inexacte «lorsque nous prononçons le mot «kha» avec une aspiration qui n’existe pas» (1905:10) (souligné par nous, G.V.). Cette mention est importante puisqu’il dément l’explication courante selon laquelle la première syllabe viendrait du mot laotien «Kha» = esclave. Nous reviendrons plus tard sur cette question également.

37 „Le poste de Lao-Bao (qu’on appelle encore souvent Ai-Lao) est-il placé dans la région où s’étendait l’État puissant dont je viens de parler?» (1905 :5)

Vient ensuite la partie peut être la plus importante du rapport, la présentation de l’organisation administrative du territoire des Brou: la description des 9 cantons et de leur histoire (pages 10-16). Ses données concordent entièrement avec celles de Lemire; qui plus est, comme sa carte manque, ses toponymes peuvent être identifiés grâce à celle de Lemire. Les deux sources indépendantes et concordantes se renforcent donc mutuellement. Valentin nous fournit également la liste exhaustive des villages des différents cantons (beaucoup d’entre eux peuvent être identifiés avec ceux d’aujourd’hui); il donne également le nombre des habitants selon les cantons. Ce sont nos premières, et jusqu’à aujourd’hui uniques (!), données démographiques couvrant tous les Brou de la région de Khe Sanh, quoique Lemire ait noté également le nombre des habitants dans les villages visités par lui. C’est seulement de l’autre côté de la frontière, au Laos, que nous possédons des données démographiques similairement détaillées, de la même époque, de la plume de Damprun (1904), un administrateur des services civils à Savannakhet. Pour en finir avec cette partie du rapport, concernant les noms des neuf cantons, nous devons mentionner spécialement celui de Viên Kiêu, sur lequel nous reviendrons plus tard, en rapport avec l’ethnonyme Vân Kiêu, donné par les Vietnamiens aux Brou.

Dans la partie linguistique du manuscrit (pages 17-19), Valentin donne une liste de 35 mots transcrits avec le système vietnamien quôc ngu - unique dans son genre également jusqu’à l’article du père Cadière en 1940. Dans la partie proprement ethnographique (pages 19-23), il décrit l’architecture et les villages des Brou (entre autres, il présente un type de maison probablement laotienne, comme «maison des riches»), ainsi que leurs vêtements et armes. Concernant la structure sociale (pages 23-25), nous avons malheureusement beaucoup moins de renseignements: il nous informe surtout sur les chefs de villages et de cantons. En ce qui concerne le mode de vie des Brou, il note une différence culturelle intéressante entre les villages au nord de la route N° 9, et au sud de cette dernière: ceux du nord sont plutôt pauvres, clairsemés et peu peuplés, tandis que ceux du sud, «nombreux et peuplés, respirent la prospérité»

(1905:27). Tout cela est en accord avec la description de Malglaive qui, en arrivant du territoire habités par les Tau Oi sur celui des Brou, a loué la richesse de cette région méridionale. La raison provient probablement, selon lui, des conditions naturelles: au nord, montagnes abruptes et élevées, moins de grands fleuves, au sud, le contraire. On ne sait pas si cette différence culturelle est encore observable aujourd’hui. De toute façon, il est le seul à traiter de ce problème dans la littérature.

Dans la partie sur la religion, il nous surprend également avec des données uniques.

Après avoir établi que «le culte des ancêtres....paraît être leur seule religion» (1905:30) et qu’ils «professent pour un très grand nombre «d’esprits», les uns bienfaisants, les autres nuisibles, une grande vénération qui se traduit par des prières, des sacrifices»

(1905:30), il mentionne le nom de la divinité du riz, yiang Abon (chez lui Giang Bôn); il décrit les autels domestiques et les cérémonies faites face à eux; il parle des sacrifices, et des traces vagues d’un Etre Suprême; il rend compte de l’activité divinatoire des chamanes (pour lui: «devins», et plus tard «sorciers») pour trouver la cause des maladies; il mentionne le terme local pour le chamane (mô) et son assistant

(liam); décrit l’essentiel de leur activité: l’esprit auxiliaire qui s’introduit dans leur corps et les tours de prestidigitation que sont les divinations. Pour finir, page 34, il relate l’histoire d’un chamane annamite qui, lors d’une séance curative, a mal employé certaines ordalies apprises auprès des chamanes Brou et provoqué ainsi la mort de son patient - ce qui lui valut l’emprisonnement.

Le manuscrit de 42 pages se termine avec la description des rites de passage.

Concernant le mariage et tout ce qui le précède, il présente quelques détails importants et caractéristiques de ces rites compliqués, comme par exemple le rôle de l’épée et de la marmite en cuivre faisant partie du prix de la fiancée (page 35); la remise répétée de cadeaux à la fiancée, et son acceptation de sa part comme signe de consentement; les phases différentes de la cérémonie du mariage qui dure plusieurs jours, etc. Dans cette partie, il mentionne également des coutumes inconnues de nous: ainsi celle qui veut que la fiancée soit conduite auprès de son mari par un fil blanc attaché à son cou (page 36). Cette partie contient également une mention brève du lévirat et de la polygamie.

Il est intéressant cependant de constater que ce qu’il dit sur les funérailles, est très superficiel. Il ne sait pas que les Brou ont des rites funéraires secondaires qui sont les événements les plus importants de la vie rituelle et tout ce qu’il dit à ce propos, ne dépasse pas le niveau des généralités. Par contre, en décrivant ce qu’il appelle les «jugements de Dieu», c’est-à-dire des ordalies, il mentionne une forme inconnue de nous: l’épreuve de l’eau (pages 39-40).

Résumons: ce manuscrit de 1905 est hors pair à tous les points de vues. La culture des Brou y est présentée d’une manière authentique et détaillée. Son contenu est basé sur des expériences de terrain et des connaissances personnelles et, par ces faits là, il se distingue des autres oeuvres de son temps et de la littérature postérieure.

Après avoir eu des connaissances aussi approfondies, et si tôt, sur les Brou, on se demande comment il a été possible de les oublier presque complètement.