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La diplomatie française et la Hongrie

In document Aurélien Sauvageot (Pldal 115-122)

La Légation de France avait fait peau neuve. Le chargé d’affaires, M. de Robien, était parti avant même l’arrivée du nouveau ministre, M. de Carbonnel. Je fus bientôt convoqué par ce dernier. C’était un homme affable, très consciencieux et très pusillanime. Il s’était renseigné sur mon compte et ce qu’il avait appris l’avait inquiété.

C’est tout juste si l’on ne m’avait pas présenté à lui comme une sorte d’agent double ou triple. Mais comme aucune responsabilité com-promettante ne m’avait été confiée, il se demandait, dans son bon sens, pour quelle raison je jouerais ce rôle. Il eut, ce dont je lui sais gré encore maintenant, la franchise de me mettre au courant. Je lui expliquai ce que je me proposais de faire en Hongrie : apprendre la langue, écrire mes deux thèses de doctorat et me qualifier aussi complètement que possible pour occuper la chaire de langues finno-ougriennes que mes patrons parisiens s’évertuaient à faire fonder à l’École Nationale des Langues Orientales. Ces propos le rassé-rénèrent et il me posa toutes sortes de questions, notamment sur l’École Normale Supérieure, sur mes antécédents, sur ma famille, etc.

Il apprit avec un visible soulagement que j’avais été attaché durant un an à la Légation de France à Stockholm sous les ordres de Jean Delavaud. Il me dit son estime pour cet homme remarquable auquel il ne reprochait qu’une chose : s’être mêlé de politique, alors que les

politiciens français pratiquaient un anticléricalisme qui le choquait.

Il se proclamait catholique et se disait très attaché aux valeurs tra-ditionnelles. Il ajouta qu’il avait placé son fils à l’École des Roches, qui passait alors pour un établissement des plus cotés dans la bonne société française. Par la même occasion, il me demanda si, lorsque ce jeune garçon viendrait passer quelques jours de vacances auprès de lui, je ne pourrais pas lui faire l’amabilité de m’en occuper un peu.

La glace était rompue et je me sentis enhardi jusqu’à lui exposer à mon tour certaines choses. Je lui remontrai qu’il me paraissait totalement absurde de me reprocher de trop fréquenter des Hongrois.

Comment pourrais-je apprendre leur langue, connaître leur mentalité sans les fréquenter à tous les étages de la société ? N’avais-je pas été précisément envoyé pour cela ? C’est alors que je lui demandai de me faire connaître quelle était exactement la politique de France envers la Hongrie. Cette question l’embarrassa. Après quelques instants de réflexion, il me dit que le Département ne lui avait donné que des ins-tructions négatives. Il était là pour veiller à l’application des clauses du Traité de Trianon, rien d’autre. Quant à un éventuel rapproche-ment, même seulement intellectuel (on n’usait pas alors du terme

« culturel » qui passait non sans raison pour un allémanisme), il n’en était pas question. Pour cette raison, on ne songeait pas à créer à Budapest un Institut Français comme il en avait été fondé dans les pays dits « États successeurs ». De toute façon, il ne fallait rien ten-ter qui pût porten-ter ombrage à nos amis et alliés de la Petite Entente.

De Carbonnel eut le courage de me confier qu’il n’était nullement enthousiasmé par ce genre de conduite de notre part. Il observait fort justement que notre comportement remettait le sort de l’Europe centrale entre les mains des Tchèques et des Roumains, dans une moindre mesure dans celles des Serbes. Il partageait l’opinion de Paléologue et pensait qu’on avait eu tort de liquider l’Autriche-Hon-grie. Il n’ignorait pas que c’était Philippe Berthelot qui était le vrai maître au Quai d’Orsay et que par son intermédiaire, c’était Beneš qui décidait en dernier ressort. Par ailleurs, il ignorait à peu près tout de la situation réelle et encore davantage de l’histoire des der-nières années. Lui aussi avait débarqué sans bagage sur les bords du

Danube. L’avantage que j’avais sur lui n’était de ce point de vue pas tellement important, mais au moins j’étais conscient de plus en plus de mon ignorance. Je me gardai bien de le lui faire remarquer. Il était le représentant officiel de la France. Son rang et son âge m’interdi-saient toute parole susceptible de l’offusquer.

Par la suite, il me considéra peu à peu comme un interlocuteur va-lable en ce sens que les informations qu’on lui servait à la Légation ou au cours d’entretiens avec les correspondants du Temps et de l’Agence Havas ne le satisfaisaient pas et qu’il était de plus en plus curieux de les confronter avec celles que je pouvais lui apporter. En plus d’une circonstance, il put constater que les miennes étaient plus sûres.

Revenu à Paris pour les grandes vacances, j’entendis le même son de cloche lors de ma visite de routine au « Département ». J’étais administré, comme je l’ai dit, par le Service des Œuvres Françaises à l’Étranger, alors dirigé par un consul général qui venait de servir en Chine, dont le nom était Naggiar. En réalité, je dépendais plus directement du bureau du personnel expédié à l’étranger, celui des

« coo pérants », mais le terme n’existait pas à l’époque. Ce service avait à sa tête Roger Marx, qui cumulait avec cette fonction celle de directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études où il s’occupait d’ethnologie celtique. C’était un petit homme grassouillet, terriblement bavard, avec lequel il était pratiquement impossible de s’entretenir parce qu’il ne vous laissait pas placer un mot. Il avait pour adjoint un homme exquis, bourru à souhait mais excellent cœur, qui expédiait la paperasse. Marx était très cultivé, avait beaucoup de relations et était animé d’une inépuisable bonne volonté. Il ne ménageait pas sa peine.

On le voyait arriver de bonne heure, à une heure indue pour le Quai d’Orsay, et il prolongeait son travail souvent tard dans la soirée, quit-tant son bureau alors que les autres étaient depuis longtemps vides.

Sa puissance de travail était colossale. N’empêche qu’il était parfois décevant d’avoir affaire à lui tout simplement parce qu’il était inca-pable d’écouter une explication. Comme on disait à l’École, on avait droit à un « amphi » qui pouvait porter sur des sujets fort éloignés des affaires qu’on était venu lui soumettre. L’ayant quitté, on se conso-lait auprès de son adjoint, lequel était moins loquace et plus attentif.

Marx n’aimait pas les Hongrois. Aux reproches qui leur étaient habi-tuellement adressés, il en joignait un autre, important et malheureu-sement justifié : leur antisémitisme. Pour cette raison, il se refusait à mettre les pieds à Budapest où M. de Carbonnel aurait bien voulu le voir afin de s’expliquer avec lui au sujet des dispositions qu’il était indispensable de prendre pour défendre la cause de la langue française et plus généralement de l’influence de la France dans cette partie de l’Europe centrale. C’est que le ministre avait fait siennes quelques sug-gestions que je lui avais soumises. Il s’agissait de ravitailler en publi-cations françaises la bibliothèque du Collège Eötvös, également celle de la Faculté des Lettres et d’accorder des bourses d’étude en France à quelques étudiants particulièrement méritants puisque l’État royal hongrois réservait ses bourses à ceux des étudiants qui se rendaient en Allemagne, en Suisse, en Belgique, en Angleterre. La France était frap-pée d’ostracisme car le régime ne se résignait pas à accepter le Traité de Trianon. On était bien forcé de s’y soumettre, mais on espérait pouvoir un jour remettre tout en question. Comment ? Les gens ne le savaient pas, ce qui n’atténuait pas leur ressentiment.

Jean Mistler avait essayé d’obtenir des facilités pour nos élèves, mais il était difficile de se faire entendre à Paris où il venait préci-sément d’être attaché provisoire au Service des Œuvres Françaises à l’Étranger. Il avait réussi à rentrer en France, mais ne désirait pas aller s’enterrer dans quelque ville de province pour y enseigner dans un lycée l’histoire de la littérature française. Cet emploi au Quai d’Orsay lui permettait de vivre à Paris et de mieux se préparer à la double carrière d’homme politique et d’écrivain qui l’attirait.

Pour ce qui était des affaires hongroises, il existait un contentieux auquel il ne m’était pas venu de songer, personne ne m’ayant mis au courant. Il s’agissait de ce qu’on appelait le cas Louis Eisenmann.

J’en eus la révélation lors d’une réception universitaire à laquelle j’avais été invité, dans les salons de la Sorbonne. Un homme d’une cinquan-taine d’années, avec une barbe en pointe et de grosses lunettes vint à moi et me demanda : « C’est bien vous qui vous appelez Sauvageot ? Je suis heureux de vous rencontrer parce qu’il faut que je vous mette en garde. » Et il enchaîna : « Je suis l’archicube Eisenmann ». Il m’apprit

qu’il avait occupé à la Faculté des Lettres avant la guerre la chaire de civilisation hongroise fondée à la fois par l’État français et l’État hongrois et naturellement rétribuée par les deux gouvernements dans la proportion d’un tiers pour la France et de deux tiers pour la Hongrie.

Après le Traité de Trianon, le nouvel État hongrois avait refusé de reprendre à sa charge cet enseignement qui avait été interrompu lors de la déclaration de la guerre. Or Eisenmann estimait que ce nouvel État se devait de lui payer le traitement qui lui revenait pour les quatre années de guerre puisque pendant tout ce temps, les paiements avaient été suspendus. Le gouvernement de Budapest ne l’entendait pas du tout de cette oreille et se refusait énergiquement de considérer cette exigence qui, selon lui, n’avait aucun fondement juridique.

Je me demandais en quoi ce litige pouvait me concerner, mais Eisenmann me signifia sans ambages que s’il venait à entendre parler d’une quelconque restauration de la chaire qui avait été la sienne, il réagirait aussitôt et que cela pourrait me valoir de gros ennuis.

Je compris que je faisais à ses yeux figure de je ne sais quelle sorte de concurrent déloyal. Sur ce, il me planta là sans même me laisser le temps de lui répondre quoi que ce soit. Je me réfugiai quelques instants plus tard auprès de Paul Boyer, administrateur de l’École des Langues Orientales, que je considérais avec raison comme l’un de mes « patrons » et lui fis part de ce qui venait de se produire.

Il était au courant, car rien de ce qui se passait dans l’université n’échappait à son attention. Il me fit l’historique de l’affaire et ajou-ta : « Eisenmann est bien brave, mais la chaire qui vous attend sera à l’École, rue de Lille, et je ne vois pas en quoi l’enseignement du finno-ougrien peut léser les droits réels ou prétendus d’Eisenmann à un enseignement en Sorbonne, qui a cessé d’exister depuis le début de la guerre. Au demeurant, il n’est pas linguiste et c’était un lecteur hongrois qui se chargeait de la partie linguistique de cet enseigne-ment. Et puis Eisenmann s’occupe maintenant de la Tchécoslovaquie, ce qui n’est pas fait pour lui concilier les faveurs des gens de Budapest.

Laissez passer. Cela ne vous regarde pas. »

Les choses en seraient restées là pour ma plus grande tranquillité si, à mon retour en Hongrie, le ministre de l’Instruction Publique et

des Cultes, le comte Kuno Klebelsberg87 ne s’était pas mis dans la tête de faire créer une nouvelle chaire de langue et littérature hon-groise, naturellement à la Sorbonne. Cette idée lui avait été inspirée par plusieurs universitaires hongrois qui s’étaient candidement ima-giné qu’ils pourraient s’y faire désigner et aller passer à Paris, dans ce Paris qui faisait rêver tant d’intellectuels hongrois, des années à la fois instructives et agréables, qui leur vaudraient ensuite un prestige inégalé à leur retour. Je fus donc convoqué un jour par le « conseil-ler ministériel » (miniszteri tanácsos) Zoltán Magyary88, chargé des relations avec l’étranger, une sorte de directeur général des relations culturelles avec l’extérieur comme on s’exprime aujourd’hui dans le langage administratif. Je fus surpris de découvrir que ce représentant vraiment bien imité du haut fonctionnaire hongrois type tel que le décrivaient les journalistes avait de la peine à s’exprimer en français.

Il se sentait plus à l’aise avec moi puisqu’il pouvait tout simplement se servir de sa seule langue maternelle. La raison pour laquelle il m’avait demandé de venir le trouver était simple : il devait se rendre bientôt à Paris afin de prendre des contacts avec des officiels français en vue de rétablir les échanges culturels avec la France. Son ministre, qui était probablement le moins francophobe du gouvernement, estimait le temps venu de sortir de l’attitude hostile adoptée vis-à-vis du gou-vernement français par les dirigeants hongrois. On pouvait essayer de commencer par les relations spirituelles car, au fond, cela ne por-tait pas trop à conséquences. Mais, conscient de son insuffisance en français, Magyary souhaitait m’avoir pour guide et au besoin pour interprète. Étant donné que les relations entre le comte Klebelsberg et la Légation étaient relativement bonnes, j’héritai de ce qui était pour moi non seulement une corvée, mais aussi une suite de démarches délicates, voire périlleuses. Une autre gêne s’y ajoutait : le voyage de

87 Kuno Klebelsberg, comte (1875-1932), homme politique conservateur chargé des affaires culturelles. Son nom évoque aux Hongrois la réforme du système scolaire qui donnera des scientifiques de renom international.

88 Zoltán Magyary (1888-1945), professeur d’université de droit administratif et fi-nancier à l’Université de Budapest. Rédacteur de la revue Közigazgatástudomány (Sciences administratives).

Magyary était prévu pour juin, c’est-à-dire vers l’époque où je rentrais moi-même en France pour les grandes vacances. Au lieu de ne séjour-ner que quelques jours à Paris avant de me rendre en Franche-Comté pour y passer l’été en famille, dans la paix d’un petit village monta-gnard où l’on pouvait travailler tout son saoul, j’allais être contraint de tout retarder. Mais il fallut s’exécuter. Magyary et moi prîmes le train ensemble et je dus le « cornaquer », selon l’expression de Roger Marx, auprès des officiels auxquels la Légation l’avait adressé.

Dans son dossier, Magyary apportait donc entre autres choses une proposition de créer en Sorbonne une chaire de langue et littéra-ture hongroises. La Hongrie se déclarait prête à fournir la moitié des dépenses. Le Ministère des Affaires Étrangères fit valoir qu’il ne lui était pas possible d’intervenir dans les affaires de la Faculté des Lettres et lui conseilla d’aller voir son doyen, auprès duquel je n’accompagnai pas l’émissaire hongrois car le Département m’avait intimé l’ordre de rester tranquille et de laisser les gens se débrouil-ler entre eux. Je n’avais effectivement rien à faire avec la Faculté, mais comme j’appartenais cependant à l’université, on avait estimé que ma présence n’était pas désirable, même pas comme interprète.

Je ne sus donc jamais au juste ce qui avait pu se dire de part et d’autre. Par la suite j’appris que la Faculté avait désigné le profes-seur d’histoire des littératures comparées pour étudier la question et remettre un rapport. Bien plus tard, il me revint que mon nom avait été prononcé comme éventuel candidat et que M. Baldensperger, le rapporteur, avait spécifié que la Faculté ne me prendrait jamais en considération, parce qu’elle ne voulait pas d’un linguiste mais d’un spécialiste des littératures. Toutefois, autant que j’ai pu en inférer de ce qui s’est passé par la suite, du côté de la Faculté, on pensait à la candidature d’un Français. De son côté, sans le dire franchement, Magyary songeait à un universitaire hongrois, mais il me semble encore aujourd’hui qu’il ne pensait alors à personne de précis. Le dia-logue avait donc bien mal commencé.

Quand la visite de Magyary fut terminée, Roger Marx me signifia sans précaution qu’il m’interdisait de rendre ce genre de service dé-sormais. Le personnage que j’avais accompagné auprès de lui n’avait

pas plu. Ce n’est que bien des années après qu’il me confia amicale-ment qu’il avait eu tort de le recevoir aussi sècheamicale-ment. C’est que dans l’intervalle, bien des choses avaient changé.

Les relations universitaires restaient donc assez tendues. L’obstacle majeur était celui de la péréquation des diplômes. Budapest ne voulait pas que Paris pût distribuer des diplômes en quantité illimitée à des ressortissants hongrois juifs, alors que les universités hongroises étaient tenues d’observer le numerus clausus. Les échanges de boursiers n’étaient pas non plus faciles à régler. On en resta donc à la convention tacite observée de part et d’autre : un élève du Collège Eötvös irait à Normale Supérieure tous les ans et deux anciens normaliens français enseigneraient au Collège et, éventuellement, si le consistoire de l’uni-versité en décidait ainsi, feraient des cours à la Faculté. Par contre, Paris ne s’opposait pas à la création d’un Institut Hongrois, qui n’au-rait aucun lien officiel avec l’enseignement français, mais la réciproque ne serait pas accordée, il n’y aurait pas à Budapest d’Institut Français comme il en existait dans les États successeurs, en Pologne et même à Vienne. C’est ce statut précaire qui fut le nôtre jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

In document Aurélien Sauvageot (Pldal 115-122)