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Du côté des Français

In document Aurélien Sauvageot (Pldal 109-115)

Étant en Hongrie pour apprendre le hongrois et faire connaissance avec la vie hongroise, la civilisation hongroise, par le truchement de la langue hongroise, objet propre de mes études, je ne me souciais guère d’entrer en relation avec les quelques Français qui constituaient une colonie de résidents, fort peu nombreux. La plupart d’entre eux s’étaient établis dans le pays avant la guerre et y étaient demeurés durant les hostilités. Les hommes en âge d’être mobilisés avaient été d’abord envoyés dans des camps de concentration, mais ils en étaient bientôt sortis et avaient repris leurs occupations. Quelques-uns d’entre eux, sinon tous, y avaient trouvé une bonne occasion pour échapper à la mobilisation française, ce qui leur avait permis de couler des jours tranquilles. Le consulat de France en considé-rait certains comme des insoumis et leur situation était de ce fait assez ambiguë. Quant aux femmes, elles avaient tout simplement continué leur existence et n’avaient eu à subir que les désavantages de la situation du pays, quand la guerre, ayant pris un tour désas-treux, les difficultés de ravitaillement et d’autres soucis matériels ou moraux avaient fini par les atteindre. La colonie française s’était accrue ensuite de quelques nouveaux exemplaires. Mais ces derniers venus détonnaient, parce qu’ils avaient de la peine à s’insérer dans la

vie hongroise. Les anciens, par contre, s’étaient fort bien acclimatés.

Plusieurs des hommes avaient pris femme dans le pays et vivaient à la hongroise, s’exprimant parfaitement dans la langue du pays et ayant pour unique société des Hongrois. D’autres avaient conservé plus ou moins bien leur identité. C’était le cas des plus instruits.

Eux, chose assez surprenante, répugnaient à parler hongrois. Il y en avait même qui en savaient à peine quelques bribes et parvenaient tout juste à se débrouiller avec les « indigènes ». Cela ne les empê-chait toutefois pas de vivre dans le milieu hongrois comme poissons dans l’eau. Ces plus instruits vivaient surtout de l’enseignement du français. Quelques-uns s’étaient fait des situations plus que confor-tables en donnant des leçons privées à des membres de la bonne société ou tout au moins de la société riche. Ils y jouissaient d’une indéniable considération et avaient souvent réussi à se faire de puis-santes relations. Naturellement, ils ou elles (les femmes y étaient assez nombreuses) ne se mêlaient pas de politique et ne s’offusquaient nullement des manifestations du féodalisme régnant. Dans un certain sens, ils étaient de vrais émigrés qui rappelaient ceux du temps de la Révolution. Pourtant, ce n’étaient pas des réfugiés politiques. Mais ils partageaient les sentiments hostiles qui animaient la classe diri-geante de Hongrie contre leur patrie d’origine. Ils pensaient selon les règles du milieu hongrois conservateur. C’est ainsi que la victoire du cartel des gauches en 1924 ne les avait pas moins désolés que leurs clients chics. Cela dans la mesure où ils avaient pu porter quelque attention à ce qui s’était passé en France. Ceux qui étaient les plus instruits avaient seulement à cœur de suivre de très près ce qui se faisait en France dans les domaines de la littérature, des arts et des modes. On lisait les Nouvelles Littéraires et les revues telles que la Nouvelle Revue Française à côté de l’immanquable Revue des Deux Mondes, de la récente Revue de Paris, du Mercure de France, de la Revue Hebdomadaire, etc. On lisait peu les journaux, presque uniquement les messieurs, quand ils s’attardaient dans un café à la mode et y trouvaient le dernier exemplaire du Temps. Mais il était vrai qu’il s’agissait de la « bourgeoisie faite journal ». On ne savait pas qui gouvernait la France, mais on lisait le dernier Goncourt.

Par là on était à même de satisfaire aux exigences du public distingué auquel on avait affaire. Certains de ces enseignants jouaient même un rôle important. C’étaient eux qui renseignaient une partie de la haute société sur les choses françaises. Tel ministre en exercice convo-quait un ou deux jours par semaine sa ou son professeur de français à prendre avec lui son petit déjeuner, tout comme cela se fait de nos jours entre hommes d’État ou personnages importants sur le plan international. Le politicien en question entretenait ou rafraîchissait son français en perdant le moins possible de son temps précieux.

J’ai connu plusieurs enseignants, hommes et femmes, qui touchaient des cachets de vedettes. Une enseignante qui avait fait preuve d’une particulière efficacité gagnait même en un mois l’équivalent de ce que le généreux État français me versait comme traitement en un an. Ces hommes et ces femmes qui œuvraient ainsi étaient devenus dans bien des cas des confidents et étaient de ce fait initiés à bien des secrets de la vie hongroise.

Je ne tardai pas à découvrir que certains de ces enseignants pri-vés jouaient un rôle non négligeable dans les relations entre les deux pays. Ce qui était par contre plus difficile à déterminer, c’était en quoi ils pouvaient influer sur celles-ci. Et dans quel sens. Le consul de France, M. de Vrégille auquel j’ai fait allusion déjà, m’avait très vite mis au courant de ce qu’il avait observé. Il me conseilla même de prendre quelques contacts avec certains de ces Français qui avaient fait leur vie en Hongrie, ne fût-ce que pour mesurer leur action sur le comportement de personnalités hongroises plus ou moins impor-tantes. Il m’assura que « ces gens » pour qui souvent la France n’était même plus une mère-patrie, pouvaient en certaines circonstances contrarier l’action de notre diplomatie, dans la mesure où celle-ci se décidait à agir. Il passait son temps à essayer de le faire comprendre à son ministre et aussi au « Département ». Il crut même devoir me ménager une rencontre avec l’une de ces « enseignantes » qui lui paraissait plus intéressante que les autres et que nous désignerons ici par le diminutif de son prénom, Jô. C’était ainsi que l’appelaient ses familiers. Son cas était typique. Elle était venue avant la guerre, engagée comme professeur de français dans l’une des plus sélectes

des institutions de jeunes filles et elle y avait admirablement réussi.

Au point de quitter cet établissement pour « se mettre à son compte » et travailler pour elle-même. Mariée à un enseignant français privé qui était un homme fort cultivé, elle n’avait pas tardé à divorcer, pour ainsi dire à l’amiable, par suite de ce qu’on appelait alors pudi-quement « incompatibilité d’humeur ». Elle s’était, avec les années, créé une clientèle de choix tant dans l’aristocratie que dans la haute bourgeoisie. Il faut dire qu’elle savait enseigner et qu’elle se tenait au courant des dernières nouveautés littéraires. Elle avait appris pas mal le hongrois et s’était intéressée également à ce qui se publiait dans cette langue, de telle sorte que ses relations s’étendaient au monde littéraire. Elle s’était même liée d’amitié avec plusieurs personnalités du camp « libéral » ou même d’opinion plus avancée encore.

Je fis donc sa connaissance. Il ne lui était pas désagréable de rencontrer un intellectuel ou plutôt un universitaire français venu directement de Paris et, qui plus est, récemment sorti de cette École Normale Supérieure dont la renommée était plus grande hors de France que chez nous. Je pouvais lui servir à rafraîchir ou plus exac-tement rajeunir son français, car elle était l’une des rares qui éprou-vait le besoin de se rendre en France tous les étés. Elle m’invita chez elle où elle me mit en présence successivement d’un nombre appré-ciable des personnes qu’elle fréquentait. Je m’aperçus qu’elle avait vraiment beaucoup d’entregent et avait accès auprès de personnes de toutes sortes. Comme elle s’intéressait à tout, elle découvrit bien-tôt quelles étaient mes opinions politiques. Il va sans dire qu’elles ne répondaient pas aux siennes, dans la mesure où elle s’intéressait aux choses publiques. Elle connaissait à quel point était misérable la condition de la presque totalité des Hongrois. Elle jugeait sévèrement la façon dont ils étaient traités par la classe dominante, mais elle ne se révoltait pas là contre et il ne lui venait pas à l’esprit que cette condition pouvait être améliorée par une action politique quelconque.

Elle regrettait le régime d’avant-guerre. Non pas parce qu’il avait été plus « libéral », mais surtout parce qu’on avait alors connu une facilité de vivre qui avait totalement disparu. C’était pour elle comme pour tant de Hongrois ou d’étrangers ayant vécu dans le pays ce qu’on

pourrait appeler la « belle époque ». Mais ce passé embelli n’avait été que celui de quelques privilégiés, tout comme chez nous en France, et cette évocation de la prétendue « belle époque » à Budapest ou à Vienne comme à Paris, me faisait grincer des dents. Parce que je n’avais pas été de ces privilégiés.

Quoi qu’il en soit, je ne puis oublier que je lui dois d’avoir pénétré dans des milieux qui me seraient restés sans son entremise totalement inconnus. Ma connaissance de la vie hongroise aurait alors été bien étriquée.

Naturellement, il y avait des ressortissants français qui exerçaient d’autres activités que celle de l’enseignement. Un ami parisien avait signalé mon arrivée à Budapest à l’un de ses amis d’enfance qui s’était établi coiffeur de dames. Il tenait un salon de haute coiffure que fré-quentait toute la bonne société. Lui aussi s’était acquis de puissantes relations et disposait de bien des informations que lui confiaient très inconsciemment ses clientes. Mais il n’entretenait aucun contact avec la représentation diplomatique française et ces dames ne pouvaient nuire à personne même s’il leur arrivait de parler trop. Quant à lui, son principal sport consistait à courir les femmes. Il s’était entouré de tout un petit harem de jeunes employées triées sur le volet. Il avait appris fort bien le hongrois et était renseigné comme personne sur le « milieu » de la galanterie. Je compris bien vite qu’il ne pouvait m’être d’aucune utilité en dépit de sa gentillesse, car c’était un bon garçon qui était resté simple et s’était fait adorer de son personnel qu’il traitait « à la française », ce qui n’était pas sans scandaliser ses concurrents. Mais la politique lui était totalement indifférente, car seul comptait pour lui son salon et son souci était de faire en sorte qu’il fût toujours aussi bien achalandé.

La colonie française comptait aussi d’autres personnages, sans par-ler de deux ou trois prétendues « personnalités », telles que le repré-sentant d’une grande marque du Périgord qui achetait les foies gras en gros pour les faire acheminer en France où ils étaient ensuite trai-tés « à la française » ou, si l’on préfère, à la périgourdine. La Hongrie était un gros producteur de foies gras car on y élevait de nombreux troupeaux d’oies. La plus grande partie était exportée et, à cette

époque, c’était la France qui était le meilleur client des éleveurs hon-grois. Un autre personnage faisait commerce de bouchons de liège destinés aux viticulteurs. Il y avait aussi le représentant des parfums Coty, un mutilé de guerre dont j’ai appris qu’il était un prêtre défro-qué, mais il avait la boutonnière encombrée de décorations militaires et il était l’un des seuls qu’on traitait avec respect au consulat.

Si les résidents étaient peu nombreux, les Français de passage n’étaient pas non plus trop fréquents. C’étaient le plus souvent des journalistes, quelques représentants de commerce et de très rares touristes.

J’allais oublier les correspondants permanents de l’Agence Havas et du Temps. Ni l’un ni l’autre ne savaient un seul mot de hongrois.

Ils se faisaient renseigner par des employés hongrois qu’ils avaient engagés et qui eux, naturellement, ne pouvaient les informer que dans un sens plus ou moins tendancieux. Ils étaient le plus souvent des journalistes qui avaient trouvé là un emploi relativement assuré et faisaient de leur mieux à la fois pour satisfaire leurs employeurs et les autorités du régime. Ils y réussissaient d’autant plus aisément que les employeurs en question n’étaient pas difficiles sur le chapitre de l’objectivité. Ils ne tenaient pas à avoir d’ennuis avec le pouvoir local, car ils savaient que leurs administrations détestaient ce genre de complications. Tant pis pour l’information.

Ce problème de l’information se posait en effet dans toute son inquiétante difficulté pour nos diplomates en poste à Budapest.

La connaissance des langues vivantes n’était pas leur fort. C’est tout au plus si quelques-uns bégayaient un peu d’anglais. Il ne fallait pas leur demander de lire une page d’allemand. Ce qui leur aurait rendu service puisque le journal quasi-officiel du gouvernement hongrois était le Pester Lloyd86 qui correspondait un peu à notre Temps et était rédigé d’un bout à l’autre en allemand. Pour ce qui était de ce

86 Pester Lloyd : organe illustre de la presse budapestoise de langue allemande. Fondé par la Société Pesti Lloyd en 1853, année de sa propre fondation, il parut au rythme de deux éditions par jour, sans interruption jusqu’à la fin 1944 et, avec moins de régularité, jusqu’à la fin 1945.

qui paraissait en hongrois, ils étaient livrés pieds et poings liés à ce que leur traduisaient les auxiliaires qu’ils employaient, c’est-à-dire des informateurs hongrois sachant plus ou moins bien le français et dont il n’était pas sûr qu’ils ne fussent pas autant d’agents chargés de les espionner. Il en était de même pour les dactylographes. Elles tapaient les rapports envoyés au Département de telle sorte que le gouvernement hongrois en avait connaissance avant le ministre fran-çais et même avant la Direction des Affaires d’Europe. Dans ces conditions, l’opinion publique française ne pouvait disposer d’aucune information sur la Hongrie qui ne fût tendancieuse. C’était un modèle de ce qu’on appelle aujourd’hui la « désinformation ».

In document Aurélien Sauvageot (Pldal 109-115)