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Excursion dans la campagne

In document Aurélien Sauvageot (Pldal 181-187)

Si la ville hongroise commençait à m’être familière, je n’avais pas encore vu grand-chose des campagnes. Après le pavé des rues qui me rappelaient les villes d’Autriche, il me tardait d’aller respirer l’air des champs. Mon ami Béla Zolnai se chargea de me faire connaître la Grande Plaine, cet Alföld (Bas Pays) dont je n’avais aperçu que de fugitives images en me rendant à Szeged. Il m’emmena dans des sites plus prestigieux, cette fameuse plaine du Hortobágy130, célèbre pour ses « mirages ». Pour quelqu’un qui n’avait jamais connu d’autre plaine que celle de Beauce, ce fut un choc. On se sentait prisonnier de la terre et du ciel. Il n’y avait pour ainsi dire plus d’horizon.

Cela rappelait la vision qu’on a en haute mer, sensation qui, elle, m’était bien connue, puisque j’avais plus d’une fois voyagé à bord des paquebots qui desservaient ce qu’on appelait alors les Échelles du Levant. Les villages, relativement peuplés, consistaient en une voie principale très longue, très large, bordée de maisons aux toits de chaume, aux murs de pisé passés à la chaux. C’était partout des rez-de-chaussée avec des vérandas. Il n’y avait même pas ce grenier avec la sempiternelle échelle qu’on voyait dans le pays de Loire. La voie

130 Hortobágy : petite unité géographique dans l’Est du pays, non loin de la rive gauche de la Tisza, s’étendant sur une bande de plaine d’environ 2 000 km2.

centrale n’était ni une rue ni une route mais une large piste que la moindre pluie changeait en une mare de boue. Hors de ces agglo-mérations, c’était une immensité de champs, de blés ou de maïs, ou de la steppe herbue où paissaient des troupeaux : des bœufs aux cornes puissantes, des chevaux, des moutons. Bergers, vachers et gardiens portaient le costume traditionnel. De temps en temps se dressait la silhouette d’un puits à balancier. Tout cela me parut passablement exotique. Je croyais me trouver dans un paysage proprement dit hon-grois. J’ignorais qu’il m’arriverait plus tard de découvrir un puits à balancier à la sortie de Louhans, en pleine Bresse, et des maisons identiques dans la Camargue. Mais à ce moment-là, je pensais avoir enfin découvert un peu de l’exotisme que je cherchais.

Mais si les maisons et les puits n’étaient pas une exclusivité hon-groise, les gens, par contre, m’apparaissaient différents des paysans de chez nous. D’abord, ils avaient conservé leurs vêtements d’au-trefois. Ensuite, ils étaient propres, y compris dans leur tenue de travail. Même les vieux, plus particulièrement les vieilles femmes, semblaient se soucier de garder une certaine tenue. Les intérieurs par contre étaient très rudimentaires. Peu de meubles, de la terre battue, mais les murs blanchis à la chaux et des tapisseries aux décors souvent géométriques. Sur beaucoup d’objets, on trouvait, gra-vés ou peints plus ou moins naïvement, des dessins aux couleurs vives avec, presque partout, la même tulipe stylisée. Les gens vous accueillaient avec empressement et une sorte de politesse qui, contrai-rement à celle observée dans les villes, n’avait rien d’obséquieux.

Ils conservaient dans leur comportement et dans leurs gestes une sorte de dignité qui rappelait celle que j’avais observée en Norvège, par exemple. Il y avait, dans leur attitude, une sorte de réserve.

On sentait qu’ils gardaient leur distance parce que nous étions des

« gens en pantalon », comme ils nommaient les bourgeois et plus généralement tous ceux qui allaient en habits modernes, (ainsi que je l’ai signalé plus haut). Manifestement, une démarcation, invisible mais sensible, rappelait que nous appartenions à deux mondes diffé-rents. Entrer en conversation n’était pas commode, d’autant moins que j’ignorais les formules rituelles qu’il fallait employer dans ce cas.

Zolnai, heureusement, y était initié, mais le hongrois que je parlais était trop « choisi », en réalité trop occidentalisé, pour ne pas dresser comme une sorte de barrière invisible mais sensible entre eux et moi.

J’avais pourtant réussi à m’exprimer de telle sorte que je ne faisais plus « étranger » à Pest ou dans toute autre ville, mais je parlais néanmoins une langue trop savante et aussi trop « puriste ». Il me répugnait en effet de me servir d’expressions qui me semblaient peu hongroises et qui d’ailleurs passaient pour telles chez les gens avertis.

En particulier, j’évitais les allémanismes autant que je pouvais. Par là même, mon parler prenait un accent un peu trop solennel. Toutefois, présenté comme Français, je constatai partout que la distance qui me séparait de mes interlocuteurs se réduisait immédiatement. Malgré tout, je ne parvenais pas à m’entretenir aussi directement avec eux que j’avais pu le faire en Norvège ou en Finlande. C’était moins décontracté ou, si l’on préfère, cela restait un peu guindé.

Bientôt, je pus discerner que la paysannerie n’était pas non plus un tout homogène. Il y avait les petits propriétaires terriens qui se faisaient aider par des journaliers. Mais ces derniers se répartissaient à leur tour en deux classes distinctes. Il y avait les zsellérs qui possé-daient ou louaient un lopin de terre et gagnaient le reste de leur pain en louant leurs bras à la journée. Et puis il y avait ce qui s’appelait la « paysannerie pauvre » (szegényparasztság) qui était formée par la masse des sans-terre. Ceux-ci fournissaient le gros des valets de ferme et autres domestiques agricoles, permanents ou saisonniers, engagés par contrat (kommenció), généralement à l’année et presque aux enchères dans certains cas, quand il s’agissait de troupes ou d’équipes volantes commandées par un des leurs, les summás.

Un de mes élèves, fils de paysans de la Transdanubie, Ferenc Jankovich131, prit le relais de Zolnai. Lui, il m’emmena auprès de ses proches dans des villages qui ne rappelaient pas ceux de la Grande

131 Ferenc Jankovich (1907-1971), poète, écrivain. À sa sortie du Collège Eötvös (où il fut l’élève de Sauvageot), il obtint une bourse de deux ans à l’École Normale Supérieure et, à côté de sa propre activité artistique, traduisit de nombreux auteurs français, comme Alexandre Dumas, Molière et Romain Rolland.

Plaine. Les cultures n’étaient pas les mêmes, ni les élevages. Le ter-roir était accidenté, tout comme en Bourgogne par exemple. Il y avait des vignes et des vergers, mais les grandes propriétés n’y étaient pas moins nombreuses. Le gros de la domesticité agricole était établi dans ce qui s’appelait des pusztas. Les cselédek ou domestiques agricoles y étaient logés dans des habitations passablement misérables où des familles distinctes étaient abritées sous le même toit et vivaient dans une promiscuité qui me surprit. Leur vie a été magistralement décrite par l’écrivain et poète Jules Illyés132 dans un livre qui est un des chefs-d’œuvre du genre et a été traduit sous le titre Ceux des pusz-tas. Grâce à Jankovich, je pus étudier de plus près ce qui se passait dans deux villages, où je recueillis une documentation abondante qui me fut saisie, avec d’autres dossiers, lors d’une perquisition, le 6 décembre 1941, à mon domicile de Paris. Les données qui m’avaient été fournies recoupaient ce qu’a exposé Illyés avec un extraordinaire talent et une rare force évocatrice. C’est là que je compris comment se présentait ce qui était le bas-fond de la société hongroise. La réalité observée lors de cette investigation sur le terrain était d’autant plus révoltante que la grande crise mondiale s’amorçait. On rencontrait partout des êtres sous-alimentés, mal vêtus, soumis à un travail ex-cessif pour une rétribution misérable. Ces paysans avaient moins fière allure que ceux de la Plaine, mais on devinait qu’une effroyable amer-tume s’accumulait en eux et qu’un jour aurait lieu une explosion. Ils se jetteraient alors sur les terres de leurs maîtres... Et je me remé-morai ce qui s’était passé en France lors de la Grande Révolution, les châteaux en feu et la grande peur passant sur les campagnes.

Oui, Sándor A. avait raison, ce serait le communisme. Aucun autre mouvement ne pourrait les satisfaire parce que les politiciens des

132 Gyula Illyés (1902-1983), poète, écrivain, auteur de théâtre, grande figure de la lit-térature hongroise du XXe siècle. À Paris à partir de 1921, ses premiers poèmes parurent dans les journaux éphémères de l’émigration hongroise. De retour en 1926, il publia ses poèmes dans le Nyugat, dont il est le directeur après la mort de Babits en 1941, tout en changeant simultanément le titre en Magyar Csillag (Étoile hon-groise). Son ouvrage sociologique, Ceux des Pusztas brosse un tableau bouleversant de son terroir et de sa famille.

autres partis n’auraient jamais le courage, voire l’audace, d’envisager un remodelage de fond en comble de cette société devenue invivable.

Ce qui surprenait, c’était que ces affamés et ces humiliés conti-nuaient à aimer leur travail, à l’exécuter consciencieusement, même si leurs gestes étaient lents et leurs visages marqués par la fatigue et la tristesse. Chaque fois que nous rentrions à Pest, Jankovich et moi, j’avais peine à contenir la révolte qui grondait en moi. Je m’en ouvrais à mon élève, mais en lui conseillant de garder pour lui les réflexions que je formulais. Il ne servait à rien de crier cela par-dessus les toits. La police surveillait étroitement quiconque passait pour être en désaccord avec les maîtres du pays. J’eus la chance d’obtenir une bourse du gouvernement français pour Jankovich et l’envoyai faire un stage à l’École Normale Supérieure, rue d’Ulm. Il y serait provi-soirement en sûreté.

Oui, la Hongrie disposait de masses paysannes endurcies par des siècles de corvées, mais dont le moral n’avait pas été brisé.

Ces hommes et ces femmes avaient une faim et une soif inextin-guibles de s’instruire, de se développer, de se libérer. Ils étaient le réservoir où la nation pourrait puiser ses ultimes ressources à l’heure où interviendrait le cataclysme dont on pressentait vaguement la venue, sans savoir comment ni quand il se produirait. Ce qui était sûr, c’est que tout le monde portait en soi une sourde inquiétude de l’avenir. Il n’y avait même pas d’espérance pour aider à supporter les affres du présent.

De ces expériences, il résultait que la société hongroise était encore plus hétéroclite dans sa réalité que je n’avais pu m’en rendre compte jusque-là. Pouvait-on se représenter que toutes ces classes distinctes, rivales et ennemies, formaient vraiment un seul peuple ? Qu’y avait-il de commun entre le demi-serf des pusztas et le grand aristocrate qui se targuait de ses quartiers de noblesse et ne fréquentait guère que ses pairs ou ceux qui lui paraissaient être ses pairs dans d’autres pays.

Les meilleurs d’entre eux croyaient être quittes envers leurs confrères.

Le miracle, suprême recours, ultime espoir ! Je ne me doutais pas alors qu’un jour du début de juin 1940 j’entendrais la même formule émise par le président du Conseil des Ministres de la République

Française, Paul Reynaud, tandis que les armées allemandes se ruaient sur Paris à marche forcée. Rétrospectivement il me souvient que le comte Hoyos ne croyait pas à la possibilité du miracle et qu’il était à la fois plus lucide et plus franc que le politicien français.

Plus courageux aussi.

La Hongrie avait connu des soulèvements paysans et plus particu-lièrement la fameuse jacquerie de 1514133 au cours de laquelle un mo-deste capitaine sicule de « gens d’armes » s’était distingué à la tête des troupes de paysans révoltés. Vaincus, les rebelles avaient subi une répression impitoyable. Ils avaient été abattus, pendus, empalés par milliers et un nouveau statut avait été imposé à la paysannerie, qui la réduisait à une servitude complète, selon les dispositions du trop célèbre « Triptyque de Werbőczy »134. Il est vrai que notre noblesse en avait fait tout autant en 1358. Ici encore, nous avions donné de l’exemple... Fallait-il compter avec un nouveau mouvement de révolte de la « paysannerie pauvre » ? Si son sort avait été amélioré légale-ment après la révolution de 1848, elle ne jouait toujours aucun rôle politique. Seuls s’étaient organisés les « petits propriétaires » ou, si l’on préfère, les « petits exploitants » (kisgazdák). Ils formaient un parti politique, lequel essayait d’envoyer au parlement-fantoche le plus possible de députés, ce qui n’était pas facile avec le scrutin oral en vigueur, et combien vigoureusement !

Revenu de ces tournées dans la campagne hongroise, je me per-suadai que le problème paysan était celui qui avait le plus d’impor-tance. Il se posait depuis des siècles et à mesure que le temps passait, il devenait de plus en plus urgent de lui donner une solution.

133 György Dózsa (?-1514), chef d’une jacquerie dont l’échec conduisit à l’oppression encore plus cruelle des serfs hongrois. Ce soulèvement fournit un thème à un bon nombre de représentants de la littérature hongroise : József Eötvös en fit un roman, La Hongrie en 1514 (1847), Mór Jókai un drame (1857). L’événement est réactualisé dans une pièce de Gyula Illyés (1957).

134 István Werbőczy (environ 1460-1542) : son Tripartitum rédigé en latin (1517) codifie la loi coutumière de la société féodale hongroise. Il fut également homme politique.

In document Aurélien Sauvageot (Pldal 181-187)