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Au corps à corps avec la langue hongroise

In document Aurélien Sauvageot (Pldal 37-40)

Comme je l’ai dit, ma tâche la plus pressante était d’apprendre le hongrois. Cette fois, j’étais à pied d’ouvrage. Dès le jour de mon arrivée, j’avais commencé à affronter la langue vivante, celle qui se parlait autour de moi et par le truchement de laquelle il me fau-drait essayer de vivre mon expérience de la Hongrie. Comme je l’ai dit, j’avais commencé à m’initier à sa grammaire dans le petit livre, rédigé en allemand, du maître József Szinnyei dont je venais de faire la connaissance et qui m’avait accueilli si gentiment. Avec mes infor-mateurs, dont le plus ardent était Hincz, la possibilité s’offrait de passer directement au hongrois à partir du français. Mais ce passage était tout verbal, puisque les livres à utiliser étaient toujours tous écrits en allemand, plus particulièrement le dictionnaire, cette clé des mots. D’un autre côté, j’avais découvert que l’allemand avait exercé au cours des siècles une profonde influence sur le hongrois. Il n’était ni prudent ni même possible de décrocher de l’allemand. Je continuai donc à me servir des livres allemands, ce qui permettrait de mieux situer les choses. Il fallait procéder sur deux voies.

Utilisant l’une et l’autre, je décidai de brusquer le mouvement et d’attaquer la langue sur trois fronts : celui de la langue des journaux, celui de la langue des publications scientifiques et celui de la langue littéraire. Je ne pouvais en effet me contenter d’accéder seulement au parlé. Je travaillais à un rythme de 8 à 10, parfois 11 heures par jour.

Souvent trop vite, car le vertige me prenait et me forçait à m’étendre pour quelques instants sur le canapé le long du mur de ma salle de travail. Cela causait des peurs à Hincz qui, alors, me proposait d’aller faire un tour en ville pour prendre l’air. Par ailleurs, je fréquentais assidûment les réunions des linguistes comme celles des autres uni-versitaires, notamment des historiens. J’allais au théâtre pour me familiariser avec la diction et j’essayais de profiter de toutes les oc-casions où je pouvais me trouver en milieu d’expression hongroise.

Peu à peu, je me faisais des relations et commençais à sentir les effets bienfaisants de cette hospitalité hongroise dont j’avais entendu parler, faite de gentillesse et de prévenances de toutes sortes dont les mani-festations allaient m’accompagner tout le reste de ma carrière.

L’acquisition du hongrois comme moyen d’expression personnelle ne s’obtint que par une sorte de lutte sans trêve. J’avais eu beau apprendre du finnois, rafraîchir mon turc osmanli, j’avais affaire à autre chose. Certes, il y avait des tournures, des constructions, des vocables qui évoquaient les langues finno-ougriennes apparentées, mais cela n’apparaissait que dans la mesure où l’on faisait intervenir les données de la grammaire comparée. Ce qui était troublant, c’était que toutes ces structures exprimaient cette fois les concepts de notre monde occidental. Des moyens employés au fond des âges par des chasseurs et des pêcheurs qui parcouraient les solitudes ouraliennes avaient été adaptés pour servir à transmettre le legs qui nous était désormais commun : celui d’Athènes et de Rome. Ce que je disais à Paris, je pouvais le redire sans trop de déperdition en hongrois, à condition de savoir me servir de procédés qui n’avaient rien de com-mun avec ceux que mon français mettait à ma disposition. L’outil qui s’offrait à moi était très différent, sans être tout à fait autre.

Je me faisais à son rythme, à ses sonorités, à ses accents aus-si. Ce n’était pas sans mal. Si les consonnes et les voyelles ne

posaient pas la moindre difficulté, car elles étaient nettes, claires et constantes, les modulations sur lesquelles il fallait émettre les phrases étaient d’une tonalité trop grave pour ma voix. Quand il m’était arrivé d’articuler du hongrois pendant plusieurs heures de suite, je me sentais enroué et une vague douleur me montait au gosier. Mes cordes vocales fatiguaient. C’était, comme me l’expliqua un éminent oto-rhino-laryngologiste de l’université, que ma voix était posée trop haut. La prononciation des langues telles que le suédois et le norvé-gien avait encore accentué ce défaut. Et puis, en parlant, il ne fallait surtout pas « chanter », c’est-à-dire moduler la phrase. Le débit allait descendant pour tomber parfois très bas. Les dernières notes exigeaient de ma part un effort, surtout si je n’avais pas su attaquer l’élocution sur la note voulue. Mais si les effets d’intonation étaient peu marqués, force était de se servir de l’accent d’intensité. Encore convenait-il de le faire à bon escient, car la phrase hongroise ne se construisait pas machinalement. Elle était ordonnée selon une rigou-reuse architecture. Le terme qui supportait le concept sur lequel on voulait attirer l’attention devait se placer sous l’accent principal, suivi ou précédé des termes secondaires, et, selon les cas, cela conduisait à agencer les mots dans un certain ordre de succession, déterminé par des règles strictes. Chaque élocution apportait une information qui devait refléter la valeur que lui conférait le sujet parlant. Il n’y avait pratiquement pas de phrase « neutre ». Rien n’était indifférent. Cela commençait avec la première syllabe du premier mot, qu’il fallait savoir émettre sur la note convenable, sous l’accent qui lui revenait.

En bref, on ne pouvait rien exprimer qui n’ait été plus ou moins bâti d’avance par la réflexion. Pour cette raison, les « clichés » étaient beaucoup plus rares qu’en français et surtout qu’en anglais. On ne se « débrouillait » pas en apprenant par cœur quelques centaines de phrases toutes faites. Il fallait vraiment construire presque chaque fois son élocution de bout en bout, en tenant compte des règles d’as-semblage des mots. La latitude dont on disposait était soumise à une discipline sévère, à la différence de ce qui se passait en allemand où l’on pouvait s’exprimer plus librement dès que l’on quittait la Umgangssprache pour utiliser la langue littéraire.

Je me battis avec toutes ces difficultés. Cette lutte avait bientôt passionné tous mes élèves et ils rivalisaient d’ardeur à me rensei-gner sur ce qu’il fallait dire ou éviter de dire. Ils m’avaient demandé de compléter les exercices de lecture de textes français, suivis de traduction en hongrois, par d’autres consistant à traduire un texte hongrois en français. Au cours de ces derniers exercices, c’étaient eux qui m’enseignaient et ils y prenaient un plaisir extrême. Cela don-nait aux cours une grande et souvent joyeuse animation. D’autant plus que quelques-uns d’entre eux n’étaient guère moins âgés que moi. Ils avaient été retardés par la guerre et ses suites. Mûris aussi.

Et je n’avais pas 27 ans...

In document Aurélien Sauvageot (Pldal 37-40)