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Dans l’antichambre de la littérature hongroise

In document Aurélien Sauvageot (Pldal 40-48)

Une langue est une machine. Elle sert à matérialiser la pensée dis-cursive. Elle est de ce fait la dépositaire de la civilisation, plus que tous les autres monuments du génie de l’homme. Il m’importait de savoir ce que l’homme hongrois avait confié de sa pensée à sa langue d’origine finno-ougrienne.

Après avoir tenu conseil, mes élèves me mirent sous les yeux deux textes. L’un était une série de petits récits dont le titre était Gyurkovics lányok (Les filles Gyurkovics). L’auteur en était un certain Ferenc Herczeg25 qui passait pour le grand écrivain à la mode dans les milieux conservateurs. Le sujet traité était l’histoire des expédients inventés par une famille de la noblesse de province, la dzsentri (graphie hongroise de gentry) pour caser successivement ses sept filles sans dot. C’était gentil, un peu bébête, mais certains traits révélaient bien des choses sur le comportement et la mentalité des personnages mis en cause. Par la suite, j’ai compris que c’était à la fois une description et une satire d’une certaine société hongroise. Pour un Français, ces récits n’étaient pas dénués de charme et avaient comme un parfum de suranné, un

25 Né de parents germanophones en Voïvodine, Ferenc Herczeg (à l’origine Franz Herzog, 1863-1954) apprend le hongrois au lycée de Temesvár (Timișoara) pour devenir l’écrivain le plus populaire de la période Horthy. Après 1949 ses œuvres seront bannies.

relent de vieille lavande dans une armoire ancienne. La langue en était simple, claire, correcte. La lecture en était relativement facile. J’en vins vite à bout. L’autre texte était, lui aussi, un recueil de courts récits qui portait un titre violent Tue ! Il avait paru en 1921. Son auteur s’appe-lait Dezső Szabó26. C’était un ancien élève du Collège qui avait fait un séjour dans notre École Normale Supérieure quelques années avant la guerre. Mes élèves en avaient plein la bouche dès qu’ils parlaient de lui. Ils vantaient avec émotion le gros roman qu’il avait publié en 1919 sous le titre Az elsodort falu (Le village balayé – sous-entendu par la tempête de l’Histoire). Mais ce grand œuvre, ils préféraient me le réserver pour plus tard, car il leur paraissait impossible d’en faire faire la lecture à quelqu’un d’insuffisamment préparé à en apprécier toute la valeur. J’appris à cette occasion que ce Szabó était l’idole de toute cette jeunesse universitaire. Mes étudiants suivaient ses moindres gestes, se pressaient dans les salles où il faisait des conférences, se racontaient toutes ses excentricités. On n’était pas loin de voir en lui l’incarnation du Hongrois, un héros sans peur et sans reproche, qui clamait bien haut sa vérité hongroise face à toutes les tempêtes, magnifiait les ver-tus nationales en même temps qu’il confondait tous les ennemis de ce qu’ils appelaient la magyarság, c’est-à-dire la hongarité. Les « allo-gènes » étaient accusés, Juifs, Allemands, minorités de toutes sortes, d’avoir fait le malheur des Hongrois pur-sang. Le salut de la nation exigeait qu’elle se méfiât et si possible se débarrassât de ces parasites insidieux qui vivaient de sa chair et de son sang et n’avaient qu’une ambition : celle de la ruiner. Tout compromis était un avilissement.

J’ignorais, hélas, qu’une théorie de même outrance viendrait à être proclamée dans un autre livre : Mein Kampf. Pour l’instant, nous n’en étions qu’au combat mené par Dezső Szabó dont la voix, si toni-truante qu’elle fût sur les rives du Danube, se perdait dans le désert de l’Europe. En attendant de lire ce mirifique livre, je me contentais d’entrer dans le texte de ses récits du recueil Ölj ! (Tue !) qui avaient été jugés accessibles dans l’état de mes connaissances. Je me heurtai

26 Dezső Szabó (1879-1945), écrivain, publiciste. Il contribua à renouveler le langage littéraire, dans un style emphatique.

à une langue très sophistiquée, emphatique, fioriturée à souhait, qui me sembla sentir l’imitation de quelque modèle étranger. Je n’eus pas de peine à découvrir que l’écrivain s’était inspiré de modèles français et allemands des écoles les plus récentes. Certains de ses effets de style rappelaient Giraudoux et, d’autre part, sa verbosité faisait penser à Gabriel d’Annunzio. Je m’en ouvris à mes élèves qui furent surpris et déçus de ma réaction. Ce ne devait pas être la seule fois. J’étais forcément plus sensible qu’eux aux influences étrangères qui avaient pu s’exercer sur tel ou tel écrivain. J’étais au courant de ce qui s’était écrit en anglais, en allemand, dans les langues nordiques et même en finnois et en russe. Dès que je discernais le moindre trait qui m’avait frappé dans telle ou telle œuvre qui m’était connue, je ne pouvais pas ne pas faire la comparaison et donc la liaison. Cette sorte d’identification de ce qui pouvait être imité ou adapté par les écrivains hongrois dont je lisais les œuvres m’a constamment gêné dans mon étude de la littéra-ture hongroise. Dans le cas de Dezső Szabó, mon observation prenait l’air d’une sorte de lèse-génie dans l’esprit de mes étudiants. Szabó ne présentait-il pas un modèle à imiter, le pur héros hongrois ?

Mes zélés informateurs allaient connaître d’autres surprises. Ils in-sistaient pour me faire lire de la poésie, estimant que c’était le genre capital. Ils ne comprenaient pas ma répugnance à m’y mettre. Pour eux, la prose n’était qu’une expression subalterne. Le véritable écri-vain était le poète. Si, pour ma part, je préférais m’initier d’abord à la prose, c’était que j’estimais en tant que linguiste qu’elle reflétait mieux et plus authentiquement l’état de la langue « commune ». La poésie recourt de par sa nature à toutes sortes d’artifices et elle est sou-mise à des contraintes plus ou moins rigoureuses qui font souvent vio-lence à la langue. Toutefois, je m’étais rendu compte qu’elle tenait une grande place dans la littérature hongroise. Les périodiques publiaient des poèmes en grand nombre, de même que les suppléments littéraires des grands quotidiens, et aux devantures des librairies étaient toujours exposés des recueils de poèmes fraîchement sortis des presses. Je finis par me rendre aux instances de mes « conseillers ». Ces messieurs estimèrent qu’il fallait en premier lieu me faire connaître celui en qui la nation entière révérait son plus grand poète. Or, ce choix d’un des

grands martyrs de la révolution de 1848 était mauvais. Les poèmes qu’on me fit lire se classaient en trois catégories : 1. ceux qui évo-quaient le paysage hongrois, 2. ceux qui chantaient l’amour chaste et pur, 3. ceux enfin d’inspiration révolutionnaire. Par la suite, je devais découvrir que ce classement ne rendait pas compte de l’ensemble de l’œuvre de ce jeune poète tombé au champ d’honneur à 26 ans. Mais, sur l’instant, ce fut la déception. Les poèmes politiques ne m’appor-taient aucun message. Leur pathos paraissait un peu naïf à un ré-publicain français de 1924. Pour lui, tout cela n’avait plus qu’une valeur historique. Les poèmes d’amour étaient attendrissants, mais ils paraissaient refléter une mentalité de midinette sentimentale. En tout cas, ils ne me touchaient pas. Restaient l’évocation de la campagne hongroise, surtout de la Grande Plaine et celle du paysan qui la par-courait. Mais cette description était colorée de tant d’idéalisme qu’elle faisait l’effet de quelque chose en toc. En somme, Petőfi27 ne me disait rien. Il n’avait pour moi rien d’actuel.

Vint le 15 mars 1924. Les élèves du Collège et leurs maîtres s’étaient réunis dans la salle des fêtes pour célébrer ce qu’ils appelaient les « ides de mars », c’est-à-dire l’anniversaire du début de la révolution de 1848.

C’était le jour où Petőfi avait déclamé devant la foule de Pest son fameux poème Talpra magyar ! (Debout les Hongrois !) qui passait pour avoir déclenché le mouvement de révolte contre la Monarchie de Vienne. Après plusieurs allocutions, assez brèves, qui rappelaient la signification de cette journée historique, un élève, que je ne connais-sais pas, car il n’était pas spécialiste de français, vint sur la scène et se mit à déclamer d’une belle voix grave et avec un indéniable talent un poème intitulé Elhanyagolt, véres szívünk (Notre cœur sanglant, abandonné)28.

27 Sándor Petőfi (1823-1849), le poète hongrois par excellence. Pour révolutionner la poésie hongroise de son temps, il puisa dans le legs collectif et oral traditionnel.

Ayant une vaste culture littéraire, Petőfi affectionnait en premier lieu la littéra-ture française : il retint surtout la tonalité générale des chants révolutionnaires de Béranger mais ses propres morceaux de la même inspiration apparaissent nettement supérieurs à ceux de son modèle.

28 Endre Ady, c’est un de ses poèmes tiré du recueil À la tête des morts (1918).

Cette fois, je fus pris. C’était une sorte de complainte fière, qui clamait en même temps son défi. Il y était rappelé les malheurs, les in-justices, les humiliations subies par cette nation qui se sentait désespé-rément seule, isolée, abandonnée de tous, mais qui ne voulait pas cesser de faire front à l’adversité. À ce moment, je ne savais pas encore qu’il s’agissait là d’un motif qui revient dans la poésie hongroise constam-ment, parce que les conditions historiques dans lesquelles s’est perpé-tuellement trouvé le peuple hongrois en ont renouvelé tout le temps l’actualité. Cette fois-ci, il se sentait plus que jamais seul, au lendemain d’une défaite qui affligeait tous les cœurs et tous les esprits.

Le vrai problème était posé. Je découvrais que les Hongrois ne se sentaient pas en sûreté dans cette Europe qui leur était hostile ou au mieux les ignorait totalement. Ils étaient demeurés les intrus depuis qu’ils avaient franchi le col de Verecke en 896. Certes, ils avaient réussi à se maintenir pendant plus de mille ans contre vents et marées dans les terres qu’ils avaient conquises, ce qu’aucun de leurs prédécesseurs n’avaient pu faire, mais ils restaient un corps étranger perdu parmi les Allemands, les Slaves et les Roumains qui les entouraient. Il fallait comprendre leur détresse et admirer leur courage. Ils s’étaient battus héroïquement contre les Tatars, contre les Mongols, contre les Ottomans, contre les Allemands aussi et, tout ré-cemment, contre une meute de peuples venus à la curée. Pourtant, ils avaient payé chèrement leur présence dans cette Europe centrale en amortissant les chocs venus de l’Est comme ceux venus des Balkans.

C’était leur sang qui avait été versé pour préserver l’Occident de nou-veaux assauts qui auraient eu des conséquences pires que celles des incursions des Huns ou autres barbares de même provenance. Il avait fallu passer sur le corps de la Hongrie pour parvenir sous les murs de Vienne. Mais rien de tout cela n’avait pu compter. Personne ne leur en savait gré. On les haïssait. Il leur fallait vivre sur eux-mêmes et se nourrir de leur propre substance finno-ougrienne. On pouvait, on devait comprendre cette détresse. Il me parut qu’il y avait de la gran-deur dans ce destin hongrois.

Je m’enquis auprès de mes élèves de qui était ce poème qui venait de m’émouvoir si profondément. On me dit qu’il avait été écrit par un

certain Endre Ady29 dont je n’avais jamais entendu parler. On m’ex-pliqua qu’il était mort en 1919, à l’âge de 42 ans. Mes élèves le consi-déraient comme le vrai grand poète de la Hongrie contemporaine, celui qu’ils admiraient entre tous. Mais ils m’avertirent que son œuvre comme sa personne étaient très discutées. Il passait pour un esprit révolutionnaire en même temps que pour un être immoral, ce qui suf-fisait pour le mettre au ban de la société bien-pensante. Néanmoins, ils me parurent très satisfaits de constater qu’enfin une œuvre litté-raire de leur pays, même représentée par un unique échantillon, avait pu me plaire. Aussitôt ils m’apportèrent les quelques recueils qu’ils possédaient de cet Ady qui venait de m’être révélé. On commença par le commencement, c’est-à-dire par le recueil qui l’avait fait connaître et qui portait ce simple titre Új versek (Poèmes nouveaux). Je fus comblé. C’étaient les prémices d’une œuvre qui, dès les premiers vers, s’annonçait comme porteuse d’un grand renouveau. Pour ne pas dire d’une grande innovation. Moins de mon point de vue que de celui du public hongrois.

Cette œuvre, j’ai essayé d’y pénétrer jusqu’au tréfonds. Elle m’a accompagné jusqu’au moment où j’écris ces lignes. J’y ai puisé cou-rage et réconfort en certaines heures critiques. Car elle n’est pas seulement un monument esthétique, mais quelque chose de plus : une sorte de bréviaire où l’on peut lire et relire les vers, afin d’y trouver un écho, un signal, quelque chose qui incite à se reprendre et à pour-suivre sa lutte. Le premier recueil révélait que le poète venait de découvrir Paris qui s’était éclairé pour lui à travers sa passion amou-reuse pour cette Léda dont il s’était follement épris dans sa ville de province hongroise et qui lui avait fait découvrir Baudelaire, Verlaine et quelques autres poètes français. Cette rencontre avec Paris avait été décisive pour lui. Elle l’avait conforté dans ses sentiments, ses opi-nions, son comportement. C’était en 1904 qu’il avait pour la première

29 Endre Ady (1877-1919), promoteur et figure-phare du renouveau révolutionnaire de la poésie hongroise du XXe siècle, un des plus importants génies lyriques du siècle et de toute la littérature hongroise. Après avoir séjourné à Paris, il publia les œuvres qui révolutionnèrent la poésie hongroise.

fois mis les pieds sur le pavé parisien, pour y rejoindre cette femme qui lui avait révélé la féminité. C’était la première vraie personnalité féminine qu’il rencontrait. Une fille de famille riche, cultivée, mariée à un notable qui ne satisfaisait probablement ni sa soif de passion ni ses ambitions intellectuelles. En réalité, c’était elle qui avait élu Ady et s’était appliquée à en faire un partenaire digne d’elle. Dans un moment de lucidité, le poète l’avait reconnu quand il s’était écrié :

...Elle est bénie mille fois Ta féminité,

Parce qu’elle m’a regardé, moi, Parce qu’elle m’a vu.

Et parce que tu m’aimes, moi, La femme, c’est toi.30

Comme dans toutes les passions excessives, après les grands trans-ports, les déchirements se sont produits. Peu importe à ceux qui se nourrissent aujourd’hui de ces poèmes qui exhalent tout ce parfum d’amour et de souffrance. En tout cas, ces Poèmes nouveaux réson-naient en moi autrement que les chastes soupirs de Petőfi. Baudelaire, Verlaine et peut-être même Rimbaud étaient passés par là. Leur au-teur en avait été très conscient puisqu’en 1907, après avoir quitté les rives de la Seine, évoquant celles de la petite rivière de son enfance, il avait terminé son second recueil, Vér és arany (Sang et or), par un poème où il résumait pour ainsi dire ses aspirations, qui avaient été de partir de ce petit ruisseau et de se faire porter par ses eaux jusqu’au rivage de l’Océan :

Et si sur moi tombe de sa hauteur la Scythie, Si cent malédictions figent mon sang,

30 La strophe est extraite du poème Parce que tu m’aimes, moi, tiré du recueil Poèmes nouveaux, cycle Au devant du lendemain.

Si mille taupes lèvent leur digue, J’atteindrai quand même l’Océan.31

En lisant ces vers, je ne savais pas que c’était toute la détermination hongroise qui s’y exprimait.

C’est qu’Ady se sentait avant tout Hongrois. Il ne faisait pas de distinction entre l’homme et le patriote. Les deux étaient indivisibles.

Son passé, son hérédité, son milieu, tout cela lui collait à la peau comme une tunique ardente. Il avait beau se débattre, il ne pouvait pas se l’arracher. Un lien plus fort que tout le retenait au sol natal : la pesanteur ou, si l’on veut, la force de la gravitation. Il était la pierre qu’on jette en vain en l’air et qui, perpétuellement, retombe :

Pierre lancée, relancée en l’air, sur la terre retombant, Mon petit pays, c’est toujours, toujours

Qu’il te revient, ton fils...

Tien je suis dans ma grande colère,

Dans une grande infidélité, dans l’amoureux souci, Tristement hongrois.32

Ces accents m’avaient décillé les yeux. Je constatais que les gens au-tour de moi, à mesure que je les approchais de plus près, se révélaient tous des personnes dans lesquelles il n’était pas possible de dissocier l’appartenance nationale de la personnalité intime. Il est vrai que les circonstances étaient propres à faire ressortir cet alliage, puisque tout le monde souffrait du désastre subi par la patrie et que tout le monde craignait pour sa survie.

31 Une des strophes centrales du poème Du ruisseau à Fol’Océan, tiré du recueil Sang et Or, cycle Au devant du lendemain.

32 Passages extraits du poème Pierre lancée et relancée, tiré du recueil Sur le char d’Élie, cycle Cousin de Tamás Esze.

In document Aurélien Sauvageot (Pldal 40-48)