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In this paper, I aim at offering a transversal reading of two novels written by the Réunionese writer, Jean-François Samlong, focusing on the tropes of otherness, alienation and alterity, on the construction, crumbling and collapse of personal identity as incarnated by the protagonists and secondary characters of Une guillotine dans un train de nuit and En eaux troubles. The spatio-temporal mapping is closely adjusted to the vibrations and minor changes of the main character’s inner universe. The gradual marginalization and the proliferation of disruptions in the mental continuity and integrity of the protagonists doesn’t reduce the insuperable radial force of their world. Upon confronting the unstable and contestatory pieces of reality, their paralyzing and petrified existence, upsetting the equilibrium of the narrative, takes possession of the polyphony and transforms the novel into an overtly monolithic and monopolized flow of consciousness. My analysis examines these dynamics in order to trace and describe the dilatation of the protagonists’ universe.

Philosophie de la relation

Les romans de Jean-François Samlong s’inscrivent dans une écriture d’espaces et d’âmes pluriels, de longues traversées aventureuses et tourmentées, à la fois de l’extériorité indirecte, distanciée et de l’intériorité, de la proximité et de l’identification assumées. Dans cette analyse, je me propose une plongée philosophique et psychologique dans les profondeurs de cet œuvre pluriel, polarisé et richement nuancé à travers la lecture de deux romans du quatrième cycle créateur du poète, romancier et essayiste réunionnais, édités dans la série Continents noirs de Gallimard, notamment Une guillotine dans un train de nuit (2012) et En eaux troubles (2014).

Dans sa traversée d’époques, d’imaginaires, d’univers individuels et collectifs, l’auteur nous propose des itinéraires variés du voyage du sujet sur les chemins de la confrontation à l’altérité, ainsi qu’à l’ipséité (subjectivité) : nous découvrons les richesses d’une île métissée dans un cheminement conjuguant perspective diachronique et synchronique, tout l’éventail de la taxonomie des relations intra- et interindividuelles et les diverses phases des renaissances successives du moi1 des protagonistes

1 Briançon 2013 : 89.

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suite à des ruptures de vie. Les deux romans analysés sont reliés par la philosophie de la relation (à soi et à l’Autre), par l’ontologie de l’Un et de l’Autre, par l’emboîtement des thèmes dans le tissu historique de l’île, ainsi que par la rencontre et l’inter-influence des cultures, le motif du marronnage historique ou mental et par la présence de personnages dominants à la recherche de l’altérité intérieure et de la conscience de soi reconquise, caractérisés par une opacité apparemment impénétrable qui régit leur univers textuel et les autres personnages plus ou moins réduits à un rôle de satellite. Les figures de Sitarane, Madou, ou bien du « Nègre africain » et de la mère endeuillée incarnent trois modalités d’identité et leur règne, leur dispersion et multiplicité, leur ubiquité ne s’amorcent pas, leurs personnages sont générateurs d’un parcours dynamique de l’histoire.

Personnages-univers : « Tout était nuit, tout était horreur »2

Une guillotine dans un train de nuit met en scène l’histoire de Simicoudza Simicourba, dit Sitarane ou « vampire de La Réunion », voleur et assassin, personnage réel né en 1858 au Mozambique portugais qui s’est installé à La Réunion à l’âge de vingt ans avec un contrat de travailleur engagé pour abandonner plus tard son emploi, vivre en clandestinité et devenir par la suite chef d’une bande de criminels et buveurs de sang dans le sud de l’île.3 L’auteur dépeint minutieusement la figure de Sitarane, représentant d’une altérité radicale et d’une déchirure, d’une discontinuité dans le tissu de l’histoire réunionnaise par son appartenance à la sphère des esprits maléfiques, de la magie noire et par le côté diabolique de son être qui le transforment en béance et vide et qui caractérisent et accompagnent la manifestation de son Autre intérieur extériorisé par ses actes de vol, meurtre et nécrophilie. L’ouverture ou plutôt la confrontation inexorable à cette altérité irréconciliable de l’Autre4 était douloureuse et reste gravée dans l’histoire et l’imaginaire insulaires à jamais. Il s’agit d’une épopée de violence qui a déchiré le voile du silence et qui a donné une existence symbolique au « Nègre africain ».

La représentation expressive et nuancée de la ville de Saint-Pierre, longeant la mer, nous montre les rapports de force de la dynamique centre-périphérie et anticipe les associations d’idées liées au personnage principal : « […] ils regrettaient en effet que l’île soit comme une épave antique aux yeux de la France, une terre lointaine colonisée, pacifiée, oubliée dans son isolement si bien que les échos de la civilisation arrivaient assourdis ».5

2 Samlong 2012 : 91.

3 Issur 2001 : 182.

4 Holtzer 2007. 26.

5 Samlong 2012 : 16.

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Nous sommes témoins de la perte de l’humanité et de l’avancée de l’obscurité, de la terreur et de l’épouvante qui soumettent l’île à leur puissance, mais à part l’historicité et l’intrigue réel-romanesque, il faut également souligner l’aspect culturel et identitaire du roman. Bien que les cultures soient incommensurables, l’image qui prend forme à partir de la mosaïque des mots installe une partie du champ de la réflexion dans l’univers de la pluralité culturelle pour nous montrer l’atmosphère, l’opinion publique de l’époque et pour décortiquer les diverses couches de la stratification sociale et identitaire, non exempte de nuances raciales, le tout hachuré d’une teinture de surnaturel :

« Pendant que l’on flânait sur le quai inondé de soleil, l’arrière-pays accueillait un régiment de malfaiteurs ; […] on attendait qu’un chef se révèle et s’impose par la témérité, la hideur morale, dès l’instant où un retour à la lumière ne serait possible qu’avec le secours des mauvaises âmes dont on sentait la présence dans la pénombre. Se fiant aux présages, aux croyances, aux superstitions (dont les propriétés échappent au réel), on ne cessait de les prier, de les invoquer, de les honorer […] ».6

Issu d’une famille de sorciers, Sitarane, « sosie du démon »7 dont le pseudonyme est un nom de guerrier signifiant « cœur de pierre »,8 se ralliant au sorcier-désenvoûteur Saint-Ange Gardien (Pierre Élie Calendrin) et Emmanuel Fontaine, s’enveloppe dans l’inconnu et le mystérieux pour faire irruption dans l’histoire et la légende. La figure de Sitarane est associée aux mauvaises âmes, au « saisissement »,9 à l’invocation de l’esprit des ancêtres, aux péchés, à la malice et aux perversions, à l’incarnation d’une infamie sans précédent et d’une nature diabolique insufflée par les esprits qui le possèdent. Nous pouvons suivre de près la transformation du monde intérieur de l’ancien gardien d’habitation, qui, au fur et à mesure, se transsubstantie en une simple enveloppe corporelle, saisie par les surgissements d’une brutalité et d’une violence indomptables. Goûtant l’efficacité de sa tyrannie, Sitarane est de plus en plus enclin à tout comportement vindicatif et venimeux et il se laisse progressivement emporter par « l’ivresse de tuer, de voir agoniser, de crever ».10 L’histoire du pilleur d’habitations, qui recevait ses instructions de Balouga, et celle de Saint-Ange, de Fontaine, de Zabèl, de l’adjudant-chef Draguinot et de la voyante Ernestine Généreuse se sont entrelacées de manière inextricable.

6 Ibidem.

7 Ibid., 24.

8 Ibid., 23.

9 Dumas-Champion 2008 : 165.

10 Samlong 2012 : 30.

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Le roman de Jean-François Samlong, d’une richesse et d’une élégance linguistique inouïes, se structure le long d’une logique de la représentation complexe juxtaposant des plans temporels et des perspectives variés contribuant à expliciter les mécanismes psychologiques et ontologiques essentiels à l’identification et à la peinture du portrait fidèle du protagoniste, à la synthèse des fragments par une lecture féconde des éléments imminents, latents. Les cris effroyables, la mort, le gouffre de la terreur représentaient une rupture, une cicatrice enfoncée dans le tissu de la chair vive de la mémoire et la violence indicible creusait et se canalisait jusque dans les profondeurs des entrailles de l’île à travers la cachette de la bande des bandits, la grotte de la Chattoire. La cruauté et la bestialité atroce des forcenés atteignent vite leur paroxysme et elles ont pour effet un ébranlement, un instant de déséquilibre et de discontinuité dans la perception de l’altérité :

« [Sitarane, Fontaine] collés à la plaie que présentait la gorge béante des victimes, s’abreuvèrent de sang, puis ils remplirent deux fioles pour Saint-Ange, lequel ambitionnait de faire entrer du sang humain dans la composition du « sirop de cadavre », une potion qu’il avalait avant de se rendre dans les cimetières pour violer les sépultures. C’était une mixture épaisse, noirâtre, malodorante qui se composait d’eau bénite, de miel, de bois râpés (le bois chanteur), de sept cuillerées de sang de cabri… ou de sang humain ».11

Le sujet pluriel et collectif, inclusif (nous, Réunionnais, habitants de l’île) devient de plus en plus problématique et conflictuel à cause des vécus troublants (brutalité désenchaînée, débordements, massacres violents) : les

« procédures englobantes et réductrices de l’Autre au Même »12 ne fonctionnent plus, l’expérience altérante de l’altérité indicible devient une force qui amène au détachement car l’identification et la proximité immédiate sont une source d’étrangeté et d’insécurité qui menacent l’identité et l’intégrité à soi d’effritement, de désintégration et de destruction. Sitarane et sa bande de buveurs de « siro lo mor »13 se trouvent rejetés, bannis, chassés et persécutés, exclus de l’unicité inclusive.

L’opinion publique, les habitants de l’île subissent ainsi « l’atomisation radicale du sujet »14 qui signale la fragmentation de l’identité, la déconnexion, et représente un blocage, une entrave à la continuité. Nous suivons de près l’itinérance, les transformations de Sitarane, le jaillissement du « magma dévastateur »15 du fond de son être.

11 Ibid., 92.

12 Arbisio 2001 : 55.

13 Sirop de cadavre. Samlong 2012 : 105.

14 Castiñeira 2007 : 85.

15 Samlong 2012 : 105.

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La collectivité insulaire, l’identité réunionnaise s’avèrent un « état de conscience dynamique, fruit d’une longue chaîne de transformations »16 cherchant à faire une résection et à extirper l’obstacle traumatique qu’est cette altérité dédaignée, évacuée, éloignée et expulsée. Après l’arrestation et le verdict, un train de nuit transporte les condamnés à mort (Sitarane, Fontaine) et la guillotine en direction de la ville de Saint-Pierre. Dans la grotte, en prison et dans la salle d’audience, l’activité intentionnelle du sujet se dirige vers soi-même, la structure subjective de l’identité personnelle est passée en revue et réévaluée, la représentation cohérente du moi se désintègre en recompositions et ruptures :

« La grotte : lieu poussiéreux où le soleil n’entrait pas, avec une puanteur de poubelle, des relents d’alcool, des roches suintantes, un avant-goût du cachot. La grotte : refuge crasseux mais imprenable selon lui, endroit rêvé pour se couper de la réalité, se disputer et se réconcilier avec soi dans la plus grande intimité, et ressasser de monstrueuses pensées ».17

L’unidirectionnalité et la stabilité spatio-temporelles du personnage de Sitarane sont basculées par des moments successifs de rétrospection faisant partie de la distanciation neutralisante et qui soulignent l’appartenance de son personnage à l’Afrique, au continent des mystères, de la sorcellerie, de la magie noire et des temps immémoriaux qui ont donné naissance à « ce monstre antédiluvien »18 :

« Dans ces profondeurs, un orgueil de nègre, une foi excessive dans les dieux des ancêtres qu’il appelait souvent à la rescousse. Il ne leur parlait pas en créole, mais dans la langue du pays natal. Il marmonnait des incantations, le couteau dans une main, et dans l’autre la bouteille de sirop de cadavre. […] De temps à autre, Sitarane fredonnait une vieille chanson africaine que sa mère lui avait apprise, une berceuse »19.

Comme si cette haine intarissable était dirigée contre la société coloniale, comme si la figure du Mozambicain était l’incarnation du remords, la personnification d’un sentiment collectif de culpabilité, la voix retentissante, hurlante de la conscience historique, des injustices impardonnables :

« Il avait réorienté son destin pour parler au nom des nègres. Il avait répondu à leur appel. Il les avait convoqués à l’heure des

16 Castiñeira op. cit. : 81.

17 Samlong 2012 : 158.

18 Ibid.,118.

19 Ibid.,158.

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règlements de comptes. Il les avait vengés. Il leur avait offerte une nouvelle dignité […] ».20

« [le mot] baptême avait suscité en lui l’image de bateau, plus spécialement des bateaux négriers. Il avait pensé qu’il fallait refuser ce voyage coûte que coûte. La cuisante traversée. Le lavage brutal de la mémoire. Le blanchiment à l’eau salée. Tout acte d’insoumission aux sévices, et c’était la noyade. Comme le repentir, le baptême servait à laver, laver. Mais qui laverait l’âme des négriers pour les esclaves jetés par-dessus bord ? ».21

« Une fois de plus, l’Africain fut dépeint tel un envoyé du diable sur terre car seuls les démons, selon le journaliste expert en exorcisme, possèdent l’ubiquité du crépuscule et le don de l’invisibilité ».22

Au fur et à mesure que le personnage principal se forge à partir d’une succession de situations, de qualités et d’attributs et que sa singularisation s’effectue, notre définition stable du sujet se dynamise et s’enrichit de nouveaux contenus qui s’ouvrent dans le déploiement de l’identité et dans sa force auto-créatrice. Nous arrivons ainsi à connaître la relation intime qui lie Sitarane à la terre : « La terre ne lui résistait pas. Oui, la creuser jusqu’à mériter sa liberté. Jusqu’à la voir s’ouvrir comme s’ouvre un ventre de femme ».23

L’indignation collective déclenchée par des forces destructrices indomptables arrive jusqu’à la désidentification, le processus évolutif de la montée de la colère et de la rage se consomme finalement dans un excès de déraison et de folie : « La vengeance est sauvage. L’île était à l’heure de la vengeance. La vengeance comme moteur de la folie collective ».24

Entraîné par le courant de mépris et d’exclusion, Sitarane s’abandonne aux tensions du moi en revisitant le passé, en réévaluant la variété de ses expériences compte tenu de l’imminente éclipse de sa vie, d’une vie « écrite à minuit avec le sang des autres ».25 L’éloignement mnésique et la crainte de la damnation éternelle portent ombrage à ces instances de réflexion et de rétrospection. L’identité narrée de Sitarane qui s’auto-constitue dans l’acte de narration se caractérise par une oscillation spatio-temporelle faisant alterner l’orientation des séquences narratives et les éléments déictiques inhérents, donnant ainsi de nouvelles dimensions verticales (là) à l’étendue horizontale (ici)26 d’une existence vacillante,

20 Ibid., 161.

21 Ibid., 228.

22 Ibid., 238.

23 Ibid., 163.

24 Ibid., 195.

25 Ibid., 267.

26 Brault 2008 : 167-179.

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clignotante. Une réapparition des origines africaines et de l’altérité culturelle-linguistique ranime l’élément biographique et le caractère indirect de l’identification : « Puis il se mit à marmonner des bouts de phrase dans sa langue natale. On n’en comprenait pas le sens. […] Il vaticina, reprit ses incantations, prédit la destruction de l’île par l’eau et le feu […]. Il entonna dans le dialecte de son pays, avec des intonations rauques, son chant de mort. »27

L’auteur arrive avec aisance et élégance à insuffler subrepticement un questionnement ontologique fondamentale dans le texte en « effectuant la relation à la transcendance de l’être »28 :

« […] dans un tel moment on recherche une sorte de réconfort ; on aimerait savoir s’il existe en soi, dans ce corps que la vie ne cesse de châtier, un esprit épuré et subtil qui retourne à Dieu. […] Qu’est-ce qui relie la vie d’en bas au monde d’en haut qu’on nomme enfer, purgatoire ou paradis ? »29.

Cette même interrogation métaphysique imprègne les pensées de Sitarane aussi, liées à la problématique ontologique de la continuité de l’être sous une autre forme et au dérangement de son repos éternel : « Il acceptait de perdre la vie, mais pas son âme s’il devenait un zombi privé du repos de la tombe, sachant que les invocations des vivants, superstitieux en tout, l’importuneraient pendant des siècles »30.

Le roman se clôt par l’actualisation de l’histoire, par la projection de l’action et du dénouement dans l’espace de la continuité et de l’atemporalité qui enjambent la structure tripartite passé-présent-futur pour situer le tout dans la dimension d’une éternelle validité réinterprétée, abstraite intégrant les passages discursifs de la voyante, Ernestine Généreuse :

« Sitarane, disposant d’une force surnaturelle chez les morts, se métamorphoserait en rapace, vipère, limage, glouglou, et […] il deviendrait une « mort-ombre » pour punir ses ennemis. […] Les femmes vivraient dans la peur d’être fécondées par cet esprit maligne […] ces doubles qui revenaient chez les vivants c’est l’Eidôlon grec, le Ka égyptien, le Genius romain, le Rephaim hébreu, le Fravashi perse, et bientôt le Zavan créole. Zavan : on sentirait sa présence ; on l’entendrait ; on le connaîtrait selon une expérience diurne et nocturne ; on verrait son souffle, son reflet, son pénis ».31

27 Samlong 2012 : 274-276.

28 Garelli 1991 : 199.

29 Samlong 2012 : 271.

30 Ibid., 275.

31 Ibid., 278-279.

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« […] Sitarane fut rapidement hissé sur un pavois, élevé au rang des dieux immortels […] Un glaive planté dans le cœur mou de la société coloniale. […] On l’enfonçait chaque jour un peu plus dans la chair vive d’une île possédée. Envoûtement. Ensorcellement […]

On connut Sitarane sous le nom du Zavan dont l’ombre nuisible planait dans la mémoire collective parce qu’il était devenu […] ce revenant qui communiquait avec les forces des ténèbres et recevait tout ce qu’il désirait de Balouga ».32

Une femme contre la mer : « Un incommensurable désert »33

En eaux troubles met en œuvre le calvaire, la colère et la furie de Madou, femme « blessée, meurtrie, mortifiée »,34 consumée par les incertitudes, la solitude et l’insomnie qui perdurent après le jour tragique où son fils, Bruno, glissant sur les vagues sur sa planche est porté disparu en mer.

Selon toute vraisemblance, il s’agit d’une attaque de requin qui enfante un effort continu et renouvelé d’auto-compréhension offrant une trame à la quête d’intégration des différentes voix fragmentées du moi qui caractérisent les tensions inhérentes à l’identité altérée par l’effet traumatisant : « Le désordre régnait en elle. Cette abjecte blessure sonnait l’hallali au fond d’elle inguérissable ».35 Après avoir perdu son point de repère, son champ de référence ontologique et psychologique, le sujet est amené à un changement radical de l’auto-perception, de l’interprétation de l’intersubjectivité et, enseveli dans le silence, déchiré par le deuil et l’espérance, se replie sur sa souffrance, s’enferme dans ses tourments :

« Rien ne déchire autant les entrailles d’une mère que la perte d’un enfant.

[…] Chaque fois qu’elle pensait à Bruno, elle était prise de vertige. […]

Une nausée montait si soudainement du fond de sa gorge qu’elle éclatait en sanglots, toute désorientée et toute hargne ».36

Les personnages gravitent autour de la figure maternelle torturée, mutilée, abandonnée à la détresse, qui est à son tour régie par le vide et l’absence tourbillonnante de son fils, par l’omniprésence obsédante, étouffante d’une mer vivante, respirante, cachant et abritant des requins, mangeurs d’hommes déchiquetant la chair humaine, balafrant, dilacérant l’intégrité et la continuité du moi. Son cri, sa douleur affolante s’inscrivent, se gravent dans le cœur de la nuit noire, de même que dans les rares intervalles de lucidité, dans la torpeur léthargique et dans la désolation inconsolable. C’est avec grande maîtrise que l’auteur nous immerge dans l’univers déphasé, décomposé de la mère qui, confrontée à l’irrévocable de

32 Ibid., 288-289.

33 Samlong 2014 : 17.

34 Ibid., 14.

35 Ibid., 40.

36 Ibid., 42., 47., 57.

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jour en jour, entreprend une tâche interprétative au-dessus de ses forces, la construction d’un sens dans une situation dénuée de raison et de relations de cause à effet, rendu encore plus problématique par les ombres de l’incertitude : « […] elle s’en voulait de n’avoir rien entendu le jour où une ombre avait entraîné son fils dans les abysses ».37

L’auto-narration du sujet se dessine par les dispositifs symboliques de la pulsation inapaisable d’un manque, d’une douleur, d’une perte irrémédiable. Madou se transforme en « une ombre ensorcelée par la mer ».38 L’amour de son fils pour l’océan était absolu, mais seule devant la fenêtre ouverte sur le large, elle est cruellement confrontée au silence de l’infini, aux tourbillons inexorables de l’immensité marine. L’identité narrative semble flotter, voleter dans un espace gelé, pétrifié, en suspense, pénétré par l’omniprésence menaçante de la mort, l’imprévisibilité et les tensions permanentes remuent et bouleversent même les couches sédimentées39 de l’identité : « Ce mot [la mort], qui avait éteint la lumière en elle, faisait partie désormais de son vécu, de son moi, de son passé, de son futur, comme une épine indéracinable ».40 La tragédie irrémédiable ouvre la possibilité d’aborder d’une autre manière la constitution de soi.

Madou refuse d’abdiquer devant la tragédie, l’irrémédiable et trouve un refuge sur la plage, idéal pour une série de méditations interminables en tête à tête avec les profondeurs maritimes agitées de remous, « contre la mer qu’elle haïssait ».41

En eaux troubles est une véritable dialectique de l’identité et de l’altérité en absence, une herméneutique du soi42 ayant au centre du référencement constant le manque, le vide. Ainsi, les transformations et manifestations de l’identité doivent traverser ce néant d’altérité pour transformer la tension en une résistance obstinée, en médiation narrative entre la perte et la reconquête de soi face à la taciturnité de l’univers, au mutisme intolérable : « Refus de la dissolution de sa parole dans l’eau de l’oubli.

Refus acharné du silence ».43 L’écoulement du texte s’organise autour de la présence de l’eau, d’un symbolisme aquatique : « Elle était en colère contre la mer. En colère contre elle-même. Elle aurait voulu se gifler, s’arracher les cheveux et s’ouvrir les veines ».44 Le flux et les clapotis des mots et des phrases rythment l’alternance des phases de dépossession et de l’affirmation de soi encadrées par la danse et l’entrelacement des

37 Ibid., 27.

38 Ibid., 22.

39 Görtz 1995 : 133.

40 Samlong 2014 : 23.

41 Ibid., 36

42 Dastur 1995 : 59.

43 Samlong 2014 : 39.

44 Ibid., 49.