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Attention : un lecteur peut en cacher un autre !

In document Cathedra Magistrorum 2013/2014 (Pldal 152-155)

Plurilinguisme et littérature jeunesse

1. Attention : un lecteur peut en cacher un autre !

La littérature, en tant qu’elle est une façon particulière de communiquer, suppose la présence d’un « interprétateur » au bout de la chaîne de com-munication. Ainsi, l’œuvre, qui ne se réduit pas au texte concret, mais se réalise dans le processus de son décodage par cet interprétateur, son lecteur.

Cela implique aussi que toute création littéraire prévoit un lecteur implicite (pour Iser) ou modèle (dans la théorie d’Eco), c’est-à-dire celui qui dispose de connaissances de fond aptes à combler les lacunes du texte à partir des éléments qui lui sont proposés – tout texte étant par définition lacunaire par rapport à la diversité et la richesse de la réalité. Iser écrit à ce propos « le texte n’existe que par l’acte de constitution d’une conscience qui la reçoit, et ce n’est qu’au cours de la lecture que l’œuvre acquiert son caractère particu-lier de processus » (Iser 1997, 49). Ainsi, l’écart incompressible qui sépare la conscience du lecteur modèle de celle d’un lecteur réel fonde la pluralité des interprétations possibles. Dans cette perspective, on pourrait définir la littérature jeunesse comme une branche de la création littéraire qui a pour lecteur implicite, modèle, un lecteur disposant de connaissances et d’une vision intérieure propres à un enfant ou un jeune, d’où la dénomination de

« littérature pour la jeunesse » qui fait concurrence à « littérature de jeu-nesse » ou « littérature jeujeu-nesse » tout court. Si, dans le présent article, nous employer le terme de « littérature jeunesse », c’est pour une légère nuance de sens : même si nous admettons l’idée selon laquelle un certain nombre d’œuvres ont pour lecteur implicite un lecteur enfant/jeune, il faut consta-ter que ce lectorat, implicite, modèle, ne recouvre pas forcément un public intentionnellement visé par l’auteur. Les propos attribués à Maurice Sendak, auteur de Max et les maximonstres, sont révélateurs à cet égard : « Je n’écris pas pour les enfants. J’écris. Et quelqu’un a dit que c’était pour les enfants. »1 En ce sens, ce qui est perçu comme littérature jeunesse ne relève pas forcé-ment de la littérature expliciteforcé-ment destinée aux enfants, mais se révèle être plutôt la littérature qui peut être appréhendée par des enfants, sans exclure

1 Cf. http://livre-enfant-ado.blogs.la-croix.com/les-ecrivains-soffrent-une-cure-de-jou-vence/2013/07/02/ (consulté le 26 mai 2014).

pour autant un public adulte. Citons à ce propos François Ruy-Vidal, figure emblématique du monde de l’édition pour la jeunesse :

Il n’y a pas d’art pour l’enfant, il y a de l’Art. Il n’y a pas de graphisme pour enfants, il y a le graphisme. Il n’y a pas de couleurs pour enfants, il y a des couleurs. Il n’y a pas de littérature pour enfants, il y a la littérature. […] En partant de ces quatre principes, on peut dire qu’un livre pour enfants est un bon livre quand il est bon pour tout le monde.2

Ses paroles peuvent être comparées avec l’affirmation de C.S. Lewis : « J’aurais presque tendance à établir pour règle qu’un récit pour enfants que les enfants sont les seuls à apprécier est un mauvais récit pour enfants. » (cité par Douglas 2008, 109).

Ces quelques considérations suffisent à montrer à quel point « toute tentative de définition de la littérature pour la jeunesse est épineuse » (Douglas 2008, 110). Pour ne pas s’enchevêtrer dans des discours théoriques inextricables, et en prenant appui sur ce que dit Antoine Compagnon à propos de la notion de littérature (Compagnon 1998, 48)3, nous retiendrons une définition prag-matique, en considérant comme relevant de la littérature jeunesse tout texte perçu par des enfants comme s’adressant (entre autres) à eux et qui est en effet lu par ce public. Cette approche permet de rendre compte du fait que certaines œuvres, qui ne visent pas d’abord un lectorat jeune, passent avec le temps d’un camp à l’autre et se trouvent rééditées dans les collections jeunesse de diffé-rents éditeurs – ce qui équivaut à une reconnaissance officielle de leur statut de « littérature jeunesse ». La même approche permet d’expliquer à l’inverse pourquoi d’autres œuvres, destinées a priori à un public jeune, ne reçoivent pas forcément de la part de ce public l’accueil espéré, tandis que d’autres s’avèrent abordables pour des enfants alors qu’elles n’étaient pas prévues pour eux à l’origine : telle était la situation de la littérature jeunesse à ses débuts, constituée d’œuvres qui n’avaient pas été spécialement écrites à l’attention du lectorat « jeune », qui se formait pourtant petit à petit depuis les Lumières.

D’une part, la création littéraire produit des textes conçus d’abord pour des adultes, mais qui seront également repris par des lecteurs jeunes ; d’autre part, nous pouvons relever plusieurs exemples d’ouvrages éveillant l’intérêt général, indépendamment de l’appartenance à une tranche d’âge concrète : rappelons le succès de Harry Potter, d’Alice au pays des merveilles. Nous pouvons également citer à ce titre le roman Oscar et la dame rose d’Eric-Emmanuel Schmitt, dont

2 http://lajoieparleslivres.bnf.fr/masc/Integration/JOIE/statique/univ/interfaceschoisies/

Ruy-Vidal/rubrique_edition_acteur_bio.html (consulté le 26 mai 2014).

3 « C›est une société qui décide que certains textes sont littéraires par l›usage qu›elle en fait hors de leurs contextes originaux. »

l’édition par Albin Michel, réalisée en 2002, semble s’adresser à un lectorat double : la présentation sobre qui caractérise les livres publiés chez cet éditeur, s’adressant habituellement à des lecteurs adultes, se trouve ici agrémentée d’un bandeau publicitaire : une bandelette illustrée rappelant les images des albums de jeunesse entoure le volume. (D’ailleurs, une version poche suivra en 2006 dans la collection Magnard de la même maison, destinée aux élèves du collège et du lycée professionnel.) Expliciter de telle manière la double visée du roman ne relève peut-être pas d’une pratique quotidienne dans les éditions, mais n’a rien de fortuit si l’on considère que, selon les spécialistes qui se sont penchés sur la question, une bonne partie des lecteurs de la littérature jeunesse seraient des adultes (Nières-Chevrel 2009, Cani / Chabrol Gagne / d’ Humières 2008). La littérature jeunesse, longtemps considérée comme de la « sous-littérature », fait de plus en plus l’objet d’une attention particulière, des recherches se multiplient pour démontrer que derrière une simplicité apparente, des représentations complexes sont à l’œuvre. Et si, à l’image de ses lecteurs, cette littérature arrive un jour « à la majorité », autrement dit est plei-nement reconnue par les deux grandes tranches d’âge, celle des enfants et celle des adultes, c’est grâce à la polysémie propre à tout texte littéraire, au fait que le texte littéraire est le lieu par excellence de lectures plurielles. Contrairement à une lecture utilitaire – « pragmatiquement ancrée », la « lecture littéraire » peut être définie, entre autre, par l’attention portée à la polysémie du texte. Si donc un texte placé initialement dans la catégorie « littérature jeunesse », peut être source de plaisir pour un public adulte, c’est parce qu’il propose, au-delà d’une lecture et d’un sens dit « au premier degré » qui permettent un plaisir indépendant de l’âge du lecteur. C’est cette profondeur nuancée, propre à la littérature,dans le sens le plus complet du terme, que revendique également Ruy-Vidal lorsqu’il parle de la visée pédagogique des œuvres destinées aux jeunes : il faut notamment « oublier la pédagogie pour qu’elle soit contenue dans des livres qui seront pédagogiques à différents degrés plus intéressants que le premier »4.

C’est d’ailleurs Ruy-Vidal qui a convaincu plusieurs grands noms d’écrire pour la jeunesse : parmi ces écrivains figurent, pour ne citer que les plus cé-lèbres, Eugène Ionesco, Marguerite Duras, Pascal Quignard, Michel Tournier5. Ces écrivainstoutefois sont loin les seuls à s’être aventurés sur le terrain de

4 Propos parus en exergue d’un de ses catalogues chez Grasset. Pour les passages cités, v. http://la-joieparleslivres.bnf.fr/masc/Integration/JOIE/statique/univ/interfaceschoisies/Ruy-Vidal/

rubrique_edition_acteur_bio.html (consulté le 26 mai 2014). C’est nous qui soulignons.

5 Pour une liste plus complète des auteurs publiés, v. le site de la Maison des écrivains et de la littérature : http://www.m-e-l.fr/,ec,229 (consulté le 26 mai 2014). V. également le blog de l’écrivain : http://ruyvidal.blog4ever.com.

la littérature de jeunesse :entre autres Olivier Adam, Daniel Pennac, Anna Gavalda et Marie Desplechin passent, les frontières « mouvantes et poreuses » (Nières-Chevrel 2005, 9–10) qui semblent séparer la littérature « adulte » de celle écrite pour la jeunesse.

Motivé par la conviction « [qu’]il n’y a pas de littérature pour enfants, il y a la littérature », Ruy-Vidal veut gagner pour sa cause des « écrivains et pas d’“écrivants” », car c’est là le gage de pouvoir donner aux enfants, au lieu des

« ersatz adaptés et pasteurisés, […] des textes remplis de bonnes intentions et de messages positifs […], des textes “subjectivisés”, personnalisés et sin-gularisés », seuls capables de susciter dans l’esprit du lecteur, par l’unicité, la charge d’émotion et de créativité dont est l’expression le livre ainsi réalisé « des pulsions d’enthousiasme, de rejet, d’adhésion ou de contestation : signes cer-tains d’une réflexion ». Ailleurs, il ajoute que « pour éviter de tomber dans les schémas traditionnels de la littérature et de l’illustration dites “enfantines” », il choisissait ses collaborateurs systématiquement « parmi des auteurs ou des illustrateurs non spécialisés en littérature pour la jeunesse »6.

Diverses recherches démontrent en même temps que derrière l’apparente simplicité sur le plan narratif se tissent des récits assez complexes tant à l’égard du traitement des instances narratives que d’autres procédés de la narration (v. p. ex. Lévêque 2008, 251–271).

2. Comment saisir les particularités, les traits distinctifs de la

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