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La prévalence du modèle frériste : la socialisation «vertueuse»

B. Carl Heinrich Becker

2. La prévalence du modèle frériste : la socialisation «vertueuse»

A l’image de la Tunisie, lieu de brassage de plusieurs cultures millénaires, l’islamisme tunisien reflète à son tour une diversité et une hétérogénéité faite d’éléments divers, contradictoires, parfois en compétition. En effet, dans l’explication de l’islamisme, le poids donné à la matrice théologique et idéologique est souvent exagéré au détriment des structures sociales et les configurations culturelles qui l’englobent. Ainsi, pour une compréhension fidèle de la naissance de la jama’a islamiya et son syncrétisme religieux, c’est aux Frères musulmans d’abord qu’il convient de s’intéresser. L’appartenance d’Ennahdha aux Frères musulmans fait toujours débat5. Dans nos entretiens, nous avons relevé «une inspiration», «une fascination» et «une influence» du modèle frériste, plutôt qu’une appartenance de fait. Ceci s’explique par

«l’absence d’un héritage organisationnel ou de leaderships historiques au sein de l’islamisme tunisien, qui étaient des nouveaux entrants ne jouissant d’aucune expérience réelle»6.

5 L’historien tunisien Alaya Allani affirme que le mouvement est devenu d’office une filiale de l’organisation internationale des Frères musulmans en 1974. Mohamed Elhachmi Hamdi estime que le mouvement a rejoint l’international des Frères musulmans en 1979 lors du congrès de la Mannouba. Aussi, l’émergence des «islamistes progressistes», qui contestent l’hégémonie de la confrérie ne peut qu’affirmer cette hypothèse, quant à la prégnance des Frères musulmans dans la genèse d’Ennahdha. Objectant ceci, Mubarak Saleh El Jary, en s’appuyant sur des entretiens avec les membres influents du parti, conteste l’allégeance d’Ennahdha aux Frères musulmans et relate que ce dernier s’est uniquement

«inspiré» de la confrérie, en reprenant ses méthodes d’action. Allani (A) , Les mouvements islamistes dans le monde arabe : le cas de la Tunisie (en arabe), Caire, Elmahrossa, 2009, p. 67 ; Hamidi ( M), The politicisation of Islam, Colorado,Westview Press, 1998, p. 59 et Saleh El Jary (M), Les mutations de l’islam politique : cas du mouvement Ennahdha (1971-2014) (en arabe), Namaa Centre for research and studies, 2017, p. 117.

6 Allani (A.), op. cit., p. 67.

Adhérer aux Frères musulmans, c’est intégrer une confrérie qui dispose de ses propres codes et se singularise par sa logique hégémonique. Elle se présente comme un dogme au sein d’un dogme plus global, où le libre-arbitre est annihilé au profit d’une interprétation rigoureuse et stricte de l’islam. La confrérie, en tant que lieu où se fabrique et se diffuse le savoir, mobilise toute une mise en scène symbolique. En marge du discours tenu, quelque chose se dit dans le simple jeu des structures, ou encore, dans la forme, l’environnement ou le cadre des discours tenus7. A travers ce mode de recrutement, la confrérie ambitionne de reproduire au sein de la société des «intellectuels organiques » qui seront chargés de diffuser une politique de «subversion», afin d’ériger l’islam en outil de gouvernance. La spécificité de cette islamisation graduelle consiste à diffuser dans le temps long une conception intégrale de l’islam à travers ce que Wilfred Cantwell Smith appelle une «apologie défensive», c’est-à-dire «l’effort tendant à prouver, à soi-même et aux autres le bien-fondé de l’islam»8. Cette mise en relation tend à familiariser l’individu avec son nouveau milieu. Cette socialisation se heurte à l’hétérogénéité qui compose naturellement tout mouvement social interclassiste. La consolidation des liens entre les nouveaux entrants et la confrérie exige la mise en œuvre des dispositifs plus efficaces que de simples verbalisations d’un serment de loyauté. L’exportation du modèle égyptien en Tunisie, et la promotion de Qutb comme exégète ont été facilitées par le régime de Bourguiba dans son conflit avec Nasser9.

La fascination pour ce modèle découle également de l’influence d’El Banna (1906-1949) sur la personne de Rached Ghannouchi10. Ce modèle

7 Braud (P), Sociologie politique, Paris, LGDJ, 1996, p.226.

8 Cantwell (S), L’Islam dans la monde moderne, Paris, Payot, 1962, p. 116.

9 On peut lire par exemple dans le journal le travail, porte-parole du parti socialiste : «Le jugement rendu au Caire d’exécuter Qutb est indigne. Il faut replacer l’affaire dans son aspect politique et considérer les Frères musulmans comme un parti, et donc suspendre ses activités». Boularés (H), « Le cataclysme des Frères musulmans est une erreur» (en arabe), Le travail, 3394, août 1966.

10 «Il est le premier réformiste sunnite à intégrer le principe d’organisation dans la conception de l’islam intégral comme méthode d’islamiser la société. Pour El Banna, ce principe est le raffinement de l’institution traditionnelle de la Tariqa, qu’il l’a orienté pour devenir un outil politique et civilisationnel moderne régi par des chartes et des lois fondamentales, avec un cheminement progressif d’une étape vers une autre (...) sa personnalité se caractérise par la profondeur spirituelle et la discipline. El Banna est un prédicateur qui donne beaucoup d’importance à la question organisationnelle». Ghannouchi (R), «Les leaders de la mouvance islamiste contemporaine : El Banna, Mawdudi et Khomeini » (en arabe), al-maʿrifa, 1979.

tend à incuber les néophytes et les intégrer dans la confrérie à travers un paralogisme identitaire, qui diffuse l’idéologie frériste par le haut vers la base militante. La thèse de Maryem Ben Salem démontre la récupération de ce modèle de socialisation au sein de la mouvance islamiste tunisienne. Le mode de recrutement suivi dans la jama’a islamiya s’opère selon un processus ternaire, où la variable religieuse occupe une place prépondérante. D’abord, le néophyte s’initie au savoir religieux au sein du cercle (halqa). Il se crée une espèce d’interactions entre lui et l’environnement dans lequel il évolue.

Ensuite, la cellule ouverte (ussra maftouha) promeut l’acquisition des compétences politiques et des notions idéologiques. Enfin, la cellule fermée (ussra maghlouka) vise à intégrer le militant au groupe en prêtant allégeance à la jama’a11. Cette socialisation serait donc ce mode par lequel les militants sont contraints d’adopter une manière de penser et de se comporter, conforme aux conventions régnantes au sein du groupe. En effet, l’ussra joue un rôle essentiel dans la mise en relation des nouveaux membres avec le mouvement en les familiarisant avec les règles et les règlements intérieurs. Elle donne également aux nouveaux membres l’occasion d’explorer le mouvement de l’intérieur, établir de nouvelles relations et identifier les possibilités de parrainage avec les cadres. À cet égard, les rassemblements d’usras servent d’orientation pour les néophytes, facilitent les communications et les activités organisationnelles du mouvement, et stimulent l’engagement religieux des membres. Elles s’assignent trois objectifs essentiels : la connaissance (ta’arruf), la compréhension (tafahum) et la solidarité (takaful)12. Dans cette phase d’initiation, le superviseur (muchrif) sélectionne les compétences des nouveaux militants, en distinguant ceux qui vont s’engager dans la voie politique de ceux destinés à la prédication religieuse. Dans un second temps, le guide (murchid) définit les missions propres à chaque groupe et s’assure de la mise en conformité des aptitudes spécifiques requises pour l’activisme politique et religieux. Ce processus complexe de moralisation individuelle vise à élever les militants à un haut niveau de pureté religieuse en les distinguant du reste de la société. Ce rapport d’altérité renforce l’éthos religieux des militants et

11 Ben Salem (M), «Le militantisme en contexte répressif. Cas du mouvement islamique tunisien Ennahdha», Thèse de doctorat en sciences politiques, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2013.

12 Al-Anani (K), Inside the Muslim Brotherhood: Religion, identity, and politics, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 88.

favorise le processus de communalisation dans le sens wébérien du terme. Ce culte de la distinction s’inspire de l’expérience prophétique de l’exil à Médine que le mouvement amplifie pour sacraliser l’action des militants et diviniser leurs missions13.

3. Reconfiguration militante et professionnalisation de l’engagement