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La perception des royaumes récemment convertis au christianisme

In document Ianua Europae (Pldal 174-181)

Nils Renard

III- La perception des royaumes récemment convertis au christianisme

La chronique de Solomon Bar Simson se distingue radicalement des deux autres en ceci qu’elle opère un récit complet de compréhension des événements et de la justice de Dieu qui s’opère à distance des communautés massacrées de Rhénanie, grâce à l’action du roi de Hongrie, vu comme instrument de Dieu, vengeance qui permet in fi ne le retour des juifs à une existence normale sous la protection de l’évêque Jean.

L’arrivée des croisés en Europe de l’Est : une autre attitude face aux

« Errants »

À mesure que les « Errants » s’éloignent de Rhénanie, leurs méfaits sont en ef-fet battus en brèche par une attitude plus combative des juifs et une résistance des autorités chrétiennes qui prennent fait et cause pour les juifs. Ratisbonne forme déjà une expérience moins traumatique pour les juifs puisque le baptê-me forcé ne s’accompagne d’aucun massacre et que les juifs convertis peuvent retourner au sein du judaïsme sans inquiétude. C’est surtout Sla, au nord de la Bohême, sans qu’il ait été possible de l’identifi er clairement24, qui constitue une étape décisive d’une résistance réelle aux « Errants ». Mille cavaliers me-nés par le duc et cinq cents juifs en armes, habitués aux combats, assurent que les prières des juifs ont enfi n été acceptées et que les juifs de Sla, qui avaient de-mandé trois jours de répit, seront sauvés. La singularité de cette armée, judéo-chrétienne, est en eff et un témoignage d’une organisation militaire laissant la place aux juifs dans certaines régions d’Europe centrale, traduisant par-là même une absence d’interdits professionnels particuliers et la capacité pour les juifs de s’organiser en troupe armée et de disposer d’armes. Une note de Shlomo Eidelberg précise même que le duc encourage cette capacité des juifs à entretenir une milice armée. Ce point est d’importance car il traduit qu’à la psychose suicidaire rhénane s’oppose une volonté ferme des juifs de se battre en Europe centrale.

24 Shlomo Eidelberg précise que des hypothèses font de Sla une erreur pour Wessenli, entre Ratisbonne et Prague, mais les doutes demeurent. Cf. S. Eidelberg, The Jews and the Crusaders, op. cit.

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À mesure que les « Errants » s’enfoncent en Europe centrale, une certaine distance s’instaure en outre avec ces derniers dans la mesure où les communau-tés juives dont le chroniqueur fait partie ne sont plus sur le passage des armées croisées. Désormais, seuls les Hongrois forment un obstacle sur leur route et c’est sur l’opposition entre les Nations que le chroniqueur va se concentrer.

Le chroniqueur Bar Simson se penche rapidement sur les conflits entre le roi de Hongrie et les croisés parce qu’il y voit le prolongement des souffrances des juifs et le lieu de leur vengeance par les mains des Hongrois qui vont mettre à mort tous les « Errants »25. Ce faisant, une certaine solidarité s’esquisse avec ces peuples des franges de la chrétienté, vus souvent comme encore à peine évangélisés et donc potentiellement ennemis pour les chrétiens en croisade, et ce d’autant plus que les événements se précipitent et que les Hongrois se bat-tent dès lors contre le même « ennemi », les errants. Les Hongrois sont exclus du qualificatif englobant d’« ennemi » et sont rattachés à la collectivité des victimes des méfaits des errants : « le royaume de Hongrie était puissamment fortifié contre l’ennemi »26, précise ainsi la Chronique. Ce faisant, Bar Simson exclut de fait les Hongrois de l’assignation comme « ennemi » et les range implicitement dans une catégorie tierce, ni juifs, mais ni vraiment chrétiens, puisqu’ils forment un peuple en réelle guerre ouverte avec les croisés.

Les Hongrois sont d’ailleurs vus avec mépris par les croisés et le chroniqueur fait dire au prêtre Pierre à leur encontre : « En effet c’est une nation sans foi ni loi, moins digne de confiance encore que les Ismaélites »27. Aux yeux des chrétiens, du moins tel que nous le présente Bar Simson, les Hongrois sont donc les traî-tres de la chrétienté, ce que se plaît à accentuer le chroniqueur pour souligner les dissensions entre chrétiens. Par cela même qu’ils sont présentés comme exclus de la chrétienté telle que l’entendent les « Errants », les Hongrois forment donc une nation différente des Nations, selon une hiérarchisation des peuples amis ou ennemis assez classique dans la pensée juive, qui distingue toujours entre les idolâtres, ceux qui respectent au moins une partie des commandements bibli-ques, ou encore les peuples « amis d’Israël » (ohevim Israël), au sens religieux du terme28. Potentiels alliés donc, les Hongrois sont une figure nouvelle de la chronique qui décrit ce lointain royaume en des termes parfois légendaires.

25 Ibid., p. 70.

26 Ibid.

27 Ibid., p. 69.

28 G. Wigoder – S. A. Goldberg – V. Gillet – A. Serandour – G. R. Veyret, Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Esquisse de l’histoire du peuple juif, Édition française refondue et augmentée, Paris, les Éd. du Cerf, 1993. Cf. article « Ohev Israël ».

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Ce statut de périphérie de la chrétienté dans l’imaginaire occidental à pro-pos de la Hongrie en fait donc pour les juifs une nation potentiellement alliée, en tout cas avec laquelle une solidarité plus grande peut s’instaurer, elle qui souffre des mêmes méfaits et combat le même ennemi.

La Hongrie, instrument de la vengeance de Dieu

Les Hongrois vengent alors les souff rances des communautés de Rhénanie par la défaite sanglante qu’ils infl igent aux croisés et le récit devient alors triomphant, assurant par cette lecture complète la certitude que Dieu n’a pas abandonné Israël. Au besoin, le nombre des morts est délibérément aug-menté du côté des croisés pour faire s’accomplir l’idée que la vengeance de Dieu est décuplée, soulignant que des « dizaines de milliers » furent noyés dans le Danube, et que cet événement fut accompagné d’une éclipse solai-re29. S’ensuit une longue composition de citations bibliques insistant sur la vengeance et la gloire de Sion. Le roi de Hongrie est vu comme instrument de cette vengeance et à la façon de l’évêque Jean, il assure que le nom d’Israël n’est pas oublié et que c’est bien plutôt les « Errants » qui voient leur nom

« déraciné » de la terre30.

Cette proximité avec le royaume de Hongrie se retrouve également expri-mée indirectement dans les moyens du salut mis en œuvre. Immédiatement après ce récit de vengeance, le chroniqueur souligne en effet que la vie norma-le des juifs à Spire peut reprendre grâce aux murs et aux fortifications énorma-levées par l’évêque Rütinger en faveur des juifs ; or c’est comme « royaume fortifié » qu’est dépeinte la Hongrie peu avant31. Le récit présente donc le roi de Hongrie comme la seule autorité chrétienne ayant trouvé un moyen de résistance aux errants : les fortifications et les remparts dont la chronique accentue la présen-ce en Hongrie au point d’en faire un « royaume fortifié ». Royaume fortifié, présen-ce dernier semble annoncer la fin du texte de Bar Simson centré sur l’édification tant attendue d’un quartier fortifié, promis par l’évêque, ainsi que d’une nou-velle synagogue par la communauté. Véritable promesse de salut, le quartier fortifié, qu’on associe souvent au statut d’infamie et de relégation des juifs au Moyen Âge est en fait le symbole de la protection réelle accordée aux juifs, en réponse à l’insuffisance des moyens habituels de défense et de limitation des troubles. À l’échec des autorités princières et ecclésiastiques, répond le

29 S. Eidelberg, The Jews and the Crusaders, op. cit., p. 71.

30 Ibid.

31 Ibid., p. 70.

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quartier fortifié, ou plus exactement pour cette époque, le quartier fortifié.

En un sens, et l’aspect solennel et majestueux des dernières lignes de la chro-nique le montre : les juifs ont trouvé un nouveau royaume qui forme une re-fondation indirecte et temporaire d’une Jérusalem. Le royaume de Hongrie en est alors le signe annonciateur, de même que ce royaume était l’instrument de la vengeance de Dieu. Ce « royaume fortifié » devient ainsi une figure prolep-tique du salut des communautés juives grâce aux quartiers fortifiés des villes allemandes élevés pour leur sécurité.

Rédemption et renaissance

Les derniers passages de la chronique révèlent l’accomplissement de la renais-sance promise et même d’une certaine forme de venue des temps messiani-ques. Il est remarquable que ce n’est qu’après le récit de la vengeance enfi n accomplie et de l’apaisement des souff rances d’Israël que le récit de la reprise de la vie normale des juifs à Spire, récit interrompu par la narration des com-bats en Hongrie, a lieu dans le texte. L’exil des juifs de Mayence vers Spire est en eff et décrit comme une réelle renaissance et une refondation de l’existence juive ; Bar Simson précise que « quand nous arrivâmes à Spire c’était avec l’espoir que nous monterions nos tentes pour toujours, sans jamais avoir à en démonter les fondations32 ». L’apaisement est palpable dans tout le récit fi nal et c’est sur une image de reconstruction que se dessine la vie juive :

Il [l’évêque] nous accorda ensuite des quartiers dans la ville et dit qu’il construirait pour nous un mur avec une porte verrouillée afin de nous protéger des oppresseurs : ce serait ainsi une forteresse pour nous33.

Le récit se centre en eff et sur une forme d’accomplissement prophétique : les murs du quartier juif sont un rempart, une protection et c’est une nouvelle synagogue qui est inaugurée. Si la fi n du texte se termine, comme toujours dans les récits juifs, par la prière pour la reconstruction du Temple, cette der-nière prend un sens particulièrement incarné avec la construction de murs fortifi és pour la communauté. Ce qui s’est produit, son historicité maintes fois répétée dans son unicité, justifi e qu’une part des espoirs messianiques paraît être advenue et que par le sacrifi ce des communautés, une nouvelle prospérité et une renaissance arrivent pour les juifs. Si la reconstruction réelle du temple de Jérusalem reste presque de l’ordre de l’inconcevable, un

32 Ibid., p. 71-72.

33 Ibid.

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phénomène de reconstruction a pu avoir lieu par l’édifi cation des « murs » pour protéger la communauté, murs qui rappellent la prière émise par l’auteur : « délivre-nous vite de l’exil dans la maléfi que Edom, […], et rebâtis pour nous les murs d’Ariel »34. En un sens, quelque chose d’indépassable s’est accompli pour le chroniqueur dans l’Histoire juive, une refondation in-directe rendue possible par l’ampleur des souff rances, et c’est dans le main-tien de l’espérance juive d’une vie en paix dans l’exil qu’il se place, dans la mesure où cette cité fortifi ée à Spire, assurée par l’évêque, forme pour eux une « maison »35, capable de résister comme le Royaume fortifi é de Hongrie aux assauts des « Errants ».

Conclusion

Épreuve de l’Histoire et dans l’Histoire, les massacres consécutifs au déclen-chement de la Première Croisade portent donc en eux tout à la fois les signes de la crise du peuple juif et de ses rapports aux royaumes chrétiens, et ceux de son salut à venir, assuré par de nouveaux moyens de défense et de nouveaux alliés. À la simple protection légale assurée par les privilèges accordés par les princes et évêques et à l’utilisation de pots-de-vin, répondent les fortifi cations des quartiers ou rues et l’organisation de plus en plus autonome de la vie juive en terre chrétienne. Aux ecclésiastiques rhénans dépassés par les événements et à la coexistence désormais ambiguë en Allemagne, répondent de nouveaux royaumes dans les marges de la chrétienté, en Europe centrale et orientale, terres désormais plus accueillantes. La marginalité de la vie juive dans les villes allemandes trouve fi nalement son écho dans le statut de périphérie de la chrétienté latine qui caractérise encore les royaumes des franges de l’Eu-rope chrétienne, soumis à des vagues de révoltes païennes, de la Pologne à la Hongrie plus proche de Byzance et en cours de christianisation. C’est en eff et vers l’Est de l’Europe et notamment vers la Pologne que des vagues de migra-tion juive vont se former, grâce aux mesures incitatives prises par les rois de Pologne désireux de favoriser l’émergence d’un réseau commercial plus vaste.

Les chroniques étudiées révèlent alors une perception plus favorable de ces royaumes de l’Europe centrale et orientale, en particulier la Hongrie, mais de façon générale toutes les terres à l’Est de la Rhénanie, la plus durement touchée par le passage des errants. Les chroniques des croisades, par leur rôle d’entretien de la mémoire juive qu’elles ont pu jouer dans les communautés,

34 Ibid., p. 56.

35 Ibid.

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forment donc peut-être une des conditions de possibilité de l’exil des juifs vers l’Est, d’un point de vue des représentations, en inscrivant un royaume tel que la Hongrie dans l’ordre des desseins de Dieu pour la rédemption et le salut d’Israël en diaspora.

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