• Nem Talált Eredményt

Constantinople en 1577 : détour ou impasse

In document Ianua Europae (Pldal 75-79)

Signalons d’emblée que Blaise de Vigenère est familier de ce genre de lecture des textes historiques : en 1576, il traduit le Bellum gallicum de César. Il in-siste très nettement sur la lecture qui invite à assimiler les Germains, appelés par les tribus gauloises rivales, d’une part et les mercenaires (reîtres) venus du palatinat pour soutenir huguenots et nobles « Malcontents » en rébellion durant la cinquième guerre de religion (1574-1576)26. Mais curieusement, il ne sollicite que très peu ce mécanisme pour les textes touchant aux croisades.

De la lecture typologique, on passe au caractère d’exemplarité.

Lorsqu’il publie l’Histoire de Chalcondyle en 1577, la cinquième guerre civile s’achève. Le roi Henri III a été contraint d’accorder un traité très favorable aux Huguenots auxquels se sont alliés des nobles, souvent catholiques, qui se dé-clarent Malcontents, malmenés par une autorité royale trop centralisatrice et

25 Christophe de Bordeaux, Beau recueil de plusieurs belles chansons spirituelles, auec ceux des huguenots heretiques & ennemis de Dieu, & de nostre mère saincte Eglise, Paris, Magdeleine Berthelin, 1573, f. 2v°. Nous remercions Tatiana Debaggi-Baranova de sa transcription du texte et ses remarques.

26 Voir Paul-Victor Desarbres, art. cit.

76 Paul-Victor Desarbres

trouvent le soutien du frère du roi en personne. C’est une paix catastrophique pour le pouvoir royal. Henri III réunit à l’hiver 1577 des États-généraux pour lever des impôts et reprendre la guerre. Dès le début, le ton est donné. Le duc de Nevers qui tint un journal de ces journées passées à Blois écrit :

Le 8. Février, il a esté proposé de faire une tréve pour un mois : mais le Roy a dit qu’il feroit comme le Turc, avec lequel il n’y a point de seureté pour les treves27.

La rhétorique de la guerre contre les Turcs (qui est utilisée aussi du côté hu-guenot) semble donner un signal aux catholiques intransigeants : le roi espère ainsi convaincre de voter de nouveaux impôts.

Le duc de Nevers, soutien assez loyal du pouvoir royal, propose de vendre une partie de ses biens et obtient de l’argent du pape. Il imagine une armée de croisés dont il chiffre très précisément les besoins d’armement et d’encadre-ment. Dans son discours au conseil du roi le 2 janvier 1577, il avait décrit un projet d’expédition armée qui s’interdirait le pillage et le vol à l’aide d’un strict encadrement. Cependant, à la fin février, le roi et la reine mère, sont confron-tés au refus des États de lever de nouveaux impôts. Ils annoncent en plein conseil qu’ils souhaitent finalement temporiser faute de ressource et ne pas déclarer tout de suite la guerre à la noblesse huguenote. Le duc de Nevers pro-teste et rappelle le modèle de saint Louis :

La reine Mere bien aise de cela, se leva pour aller à la promenade. Elle me dit en riant, Comment mon Cousin, vous nous vouliez envoyer à Constantinople ? Je leur respondis, que je pensois que telle fust leur in-tention [celle du roi et de la reine mère], et que pour cela j’avois affection à la soustenir. Que je ne pensois pas qu’ils eussent changé d’opinion. Elle me dit qu’ils ne l’avoient pas changée ; parce qu’ils la vouloient presente-ment resoudre : et sur ce propos en riant, elle passa outre, disant à d’autres, que je le les voulois envoyer à Constantinople. Ainsi se passa cette bonne journée toute differente des autres.

Constantinople semble être le résumé des chimères poursuivies par le très scrupuleux duc de Nevers. Le 27 février, Vigenère obtient un privilège pour sa traduction de Chalkokondylès. Le 22 avril, l’ouvrage est achevé d’imprimer.

Cette traduction est un monument à la gloire des Gonzague-Nevers, et no-tamment de Louis de Gonzague qui fête la naissance d’un héritier. Vigenère prend soin de décrire l’ascendance du duc : mère Marguerite de Montferrat,

27 Mémoires de Nevers, éd. Gomberville t. I, p. 172 (Journal, 8 février 1577).

77 Le détour de Constantinople : remarques sur l’utilisation du thème…

fi lle de Guillaume IX de Montferrat qui est donc une Paléologue. Il rattache la destinée des Gonzague à une sorte de gloire impériale qu’il décrit à travers la description minutieuse des armoiries du duc, « comparty et semé des prin-cipales pieces de terre de toute l’Europe, à guise d’une belle Mappemonde »28.

Le thème des croisades agite alors les esprits de la cour. Dans son épître dédicatoire adressée à Nevers, Vigenère fait avec insistance mention de la qua-trième croisade, débutée en 1202, qui comme chacun sait, du moins ici, abou-tit à la prise de Zara, puis au sac de Constantinople par les croisés, au profit d’Alexis IV, fils de l’empereur Isaac II (encore en vie mais prisonnier « en un cul de fosse » à Constantinople, les yeux crevés) qui cherchait à reprendre le pouvoir contre son oncle Alexis III :

Voila toute l’issue qu’eut cette belle entreprise, bien esloignee neantmoins de la devotion conceuë en l’esprit de tant de valeureux personnages [...].

Dequoy outre le salut de leur ame, ils se fussent peu acquerir une renom-mee immortelle, si un petit esguillon et pointure d’avaricieuse ambition ne se fust interposé parmi, qui les en destorna, et rompit leur premier propos29.

Cette désapprobation ne surprend pas, tant la quatrième croisade eut une réputation calamiteuse ; c’est plutôt la mention de cette croisade dans le contexte de 1577 qui est inattendue. Rappelons que la dynastie des Palélologue dont descend le duc de Nevers met fi n en 1261 à la domination latine établie par cette croisade. Vigenère s’en prend sans risque aux motifs de cette croisade :

A la verité, c’est un pur sacrilege d’appliquer à autre usage, ce qu’une foys a esté consacré à Dieu : Car cela n’est plus nostre, et ne s’en trouva per-sonne oncques bien. Et encore qu’il y eust quelque apparence de charité et justice, d’estre touchez de la compassion d’un pauvre prince chrestien ainsi affligé, ainsi privé à tort de son propre heritage ; au moyen dequoy le devoir et effort ou ils se mirent de le reintegrer ne pouvoyent estre estimez sinon vertueux et loüables ; neantmoins s’immiscer puis après dans les biens d’autruy, faire de telles violences, extortions et rapines en une terre de mesme foy et creance, bien que de religion aucunement dissemblable ; se retenir et approprier ce qu’ils ne pouvoient legitimement pretendre ; et en fin destorner ailleurs ce qu’ils avoient estroictement desdié à leur Dieu ;

28 Nikolaos Chalkokondylès, Histoire de la decadence de l’empire grec, Paris, Nicolas Chesneau, 1577.

29 Histoire de la decadence, op. cit., f. A4r°.

78 Paul-Victor Desarbres

cela ne peut trouver ny d’excuse envers luy, ny de couleur et palliation aussi peu à l’endroit des personnes30.

Ce type d’assertion représente un sérieux correctif par rapport à ce qu’on pourrait attendre de l’esprit de croisade ou par exemple aux exhortations d’Arnaud Sorbin, évêque de Nevers. Vigenère récuse les tentatives de vol et les violences dissimulées : il affi rme que le motif de la religion dissemblable ne les justifi e pas. Il lui est facile de dessiner des restrictions à la fois morales à l’in-tention duc de Nevers, puisqu’il choisit justement l’exemple d’une croisade dont ses ancêtres ont endigué les conséquences néfastes. Est-ce une tentative de proposer une croisade « contre-réformée » ?

Comme nous l’avions remarqué dans le colloque précédent, les ajouts du tra-ducteur asianiste insistent sur le caractère macabre du récit de Chalkokondylès, notamment dans le livre VIII qui rapporte la prise de Constantinople par les Turcs31. Mais cette inflation de violence dans la traduction de Vigenère n’im-plique pas un message d’incitation qui reposerait sur une lecture typologique.

On est forcé de dissocier ces deux aspects : tout se passe comme si le décuple-ment de la violence bien perceptible dans la traduction avait une fonction plus cathartique qu’incitative.

Parmi les ajouts qu’on peut déceler dans la traduction du livre I figure enfin ce passage à la fin d’un long passage où Vigenère brocarde l’esclavage (que les Turcs seuls pratiquent selon lui) :

ceux au moins qui ont la crainte de Dieu, la pitié et compassion de leur prochain, et le respect de leur conscience devant les yeux, voire quelque scintille d’humanité, abhorrent telles façons de faire, barbares à la verité, et trop cruelles et illicites ; de mes-user ainsi de celuy qui est semblable à nous, et qui porte en soy le mesme caractere, la mesme marque et em-preincte que Dieu souverain pere et createur de tous, a egallement elargie et communiquee à toutes ames raisonnables32.

Une telle affi rmation n’a rien d’original, mais cet ajout à la traduction semble dépasser la considération morale et philosophique de circonstance. Plusieurs interventions du traducteur semblent ainsi restreindre ou encadrer la violence.

30 Ibid.

31 Paul-Victor Desarbres : « Chalkokondylès, de Byzance à la France de 1577 : enjeux de l’adaptation de Blaise de Vigenère (livres I et VIII) », In : Byzance et l’Occident IV. Permanence et migration, éd. Emese Egedi-Kovács, Budapest, Collège Eötvös József ELTE, 2018, p. 77-103.

32 Histoire de la decadence, op. cit., p. 39.

79 Le détour de Constantinople : remarques sur l’utilisation du thème…

On songe ici à un droit subjectif dont les philosophes et juristes accompagnent l’émergence à la Renaissance : l’intégrité morale et physique33.

Nevers était un esprit scrupuleux. On possède encore à la Bibliothèque Nationale de France des manuscrits de ses examens de conscience, mais sur-tout un projet de croisade34. Ce texte, postérieur à la publication de Vigenère, est postérieur à la sixième guerre (mai-septembre 1577). Nevers imagine les conditions rendant possible une expédition et se montre préoccupé de ne pas infliger des pillages ou des meurtres dans le peuple, décriant toute exaction y compris dans les régions huguenotes. Les huguenots refusant la conversion sont destinés à l’exil et leurs biens doivent être confisqués selon Nevers ; celui-ci prévoit que les biens saisis soient intégralement destinés à financer la guerre contre les huguenots. C’est un idéal d’usage maîtrisé de la force militaire à des fins religieuses. La croisade est ainsi conçue comme une forme institutionna-lisée et étatisée de violence (à l’opposé de la saint Barthélémy que le pouvoir monarchique a dû endosser a posteriori). Sa rationalisation lui sert aussi de justification morale. Il semble surtout qu’il y ait là une tentative de concilier l’intégrité de la personne et de ses biens et la contrainte violente à l’encontre des huguenots : sauvegarde des biens possédés par les sujets donnés comme règle, la violence contenue dans un cadre militaire, l’exil et la confiscation plu-tôt que la mort des huguenots récalcitrants. Cette conception de la croisade semble conforme aux réticences exposées par Vigenère dans sa traduction de Chalkokondylès : on peut se demander s’il n’est pas à l’origine de cette concep-tion de la croisade, ayant joué le rôle de conseiller du duc.

In document Ianua Europae (Pldal 75-79)