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Le face à face judéo-chrétien

In document Ianua Europae (Pldal 170-174)

Nils Renard

II- Le face à face judéo-chrétien

Alors même que les chroniques exacerbent la singularité de l’expérience juive de l’Histoire et de leur unité dans le martyre, des points de contact entre les conceptions juives et chrétiennes de l’Histoire et du sens du destin du peuple juif sont perceptibles dans ces textes. Ceux-ci convoquent en eff et des réalités discursives qui ont eu plus d’une fois l’occasion de se croiser, et que les nom-breux échanges verbaux entre juifs et chrétiens en plein massacre trahissent parfois. Les chroniques sont le refl et de ces dynamiques presque syncrétiques et d’un dialogue interreligieux dans l’épreuve même des massacres de masse.

Juifs et chrétiens devant la volonté de Dieu

L’un des points communs les plus marquants des chroniques juives des croisa-des est l’insistance sur la volonté de Dieu vis-à-vis du peuple juif et la question omniprésente sur un possible abandon par Dieu des communautés juives.

La singularité qui peut frapper le lecteur est la récurrence de cette question non seulement dans la bouche des juifs mais aussi dans celle des « Errants » et bourgeois chrétiens qui insistent sur cette déréliction. Un véritable ques-tionnement commun habite toute la chronique qui résonne de la question du destin du peuple juif et de son rapport à Dieu, formulé aussi bien par les chrétiens, que par les juifs victimes ou par le chroniqueur lui-même. Ce sont très souvent ces arguments qui heurtent d’ailleurs le plus les juifs, lesquels sont peints comme privés de toute force dès lors que les chrétiens leur font sentir l’abandon d’Israël par Dieu. Solomon Bar Simson fait ainsi parler « l’en-nemi », sans qu’aucune précision ne soit donnée sur le lieu et les modalités de

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cet échange entre les chrétiens et les juifs, confortant l’idée que ce dialogue est en eff et structurant de toute l’œuvre et forme le champ symbolique du dis-cours autotélique sur l’Histoire elle-même et son sens. Bar Simson met dans la parole des chrétiens l’argument de la damnation des juifs pour avoir tué le Messie, soulignant que « Dieu [les] a oubliés » et ne veut plus d’eux car les juifs sont une « nation obstinée » 17.

Cet argument anti-judaïque est en eff et connu des chroniqueurs juifs, comme le souligne Shlomo Eidelberg dans une note évoquant diverses sources hébraï-ques connexes. La conscience des juifs de cet argument chrétien est en eff et d’autant plus douloureuse qu’elle correspond à leur propre constat d’aban-don et que le chroniqueur relaie, expliquant que de fait, Dieu s’est détourné des juifs. Mais cet abandon est pensé comme temporaire et le chroniqueur ne cesse d’en appeler à une prompte vengeance de Dieu contre les ennemis d’Israël. Pour l’heure néanmoins, une consternation réelle est dépeinte par Bar Simson, qui la compare à celle des « morts d’âges anciens » 18, attendant la venue du Seigneur.

L’intériorisation du discours chrétien sur la damnation du peuple juif est donc réelle et souligne qu’un véritable dialogue interreligieux était concevable, à la façon des conciles tenus entre rabbins et ecclésiastiques sur la nature réci-proque des deux religions de la Bible. Ce dialogue aboutit à des formes narra-tives originales dans la chronique de Bar Simson où une véritable conscience commune de la volonté de Dieu se dessine entre rabbins et évêques. C’est no-tamment le cas lorsque le rabbin Kalonymos et l’évêque de Mayence sont en pourparlers pour tenter de protéger les derniers membres de la communauté juive. Le chroniqueur précise en effet que Dieu avait d’abord agi sur l’évêque pour qu’il soit favorable aux juifs avant que ce dernier ne fasse marche arrière et dise alors au rabbin :

Je ne peux vous aider, car votre Dieu s’est détourné de vous et ne veut pas accorder à un parmi vous de survivre. Dorénavant, il n’est plus en mon pouvoir de vous sauver ou de vous aider…19

On retrouve ici l’argument chrétien anti-judaïque de la déréliction du peuple juif et de la singularité du rapport entre les juifs et « leur » Dieu, alors même

17 Idem, p. 25.

18 Ibid., p. 25-26.

19 Ibid., p. 45.

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que ce même Dieu est dit briller désormais sur les chrétiens, consacrant l’idée que c’est bien le rapport égoïste des juifs au Dieu de leurs pères qui est la cause de cet abandon. Le paradoxe toutefois est que le rabbin s’accorde avec l’évêque sur ce point et tous deux sont dépeints en héros tragiques, conscients du sort fi nal qui attend les juifs. Le rabbin confi rme ainsi à l’évêque que Dieu ne veut plus les sauver et donc que l’évêque ne peut en en eff et rien faire pour eux20. Vérité commune et évidente pour les deux représentants religieux, la dérélic-tion des juifs devient ainsi l’objet d’un échange où arguments chrétiens et juifs coïncident, et le sublime de la scène découle de ce rapport tragique des juifs à leur Histoire et à la volonté du Dieu de leurs pères. En un sens, le paradoxe est que Dieu semble être davantage présent dans la conscience et la bouche des ennemis du peuple juif que dans ses représentants rabbiniques qui ne peu-vent que lutter sans espoir alors que les chrétiens leur affi rment que Dieu les a abandonnés ce que confi rment le chroniqueur et le rabbin dans un dernier moment de lucidité amère. Épreuve dans l’Histoire, l’abandon d’Israël devient également une épreuve historiale en elle-même, dans laquelle la lucidité de-vant la volonté de Dieu importe plus encore que les faits eux-mêmes.

Préserver les reliques d’Israël : arguments juifs et chrétiens en regard L’une des motivations essentielles présidant pour le chroniqueur juif à sa vo-lonté d’écrire le récit des persécutions, est la vovo-lonté de lutter contre l’oubli, volonté certes classique de l’écriture de l’Histoire mais qui revêt dans la si-tuation de massacre collectif et de baptême forcé une importance nouvelle.

Les chrétiens sont en eff et accusés de vouloir eff acer le nom d’Israël de la terre, et c’est contre cette volonté que l’écriture s’impose, pour suppléer au massacre par une consignation dans l’écrit à défaut de la mémoire collective.

Yerushalmi a montré en eff et la force de l’impératif Zakhor, « souviens-toi », dans le judaïsme, impératif donné à Israël qui doit se souvenir de Dieu et sup-plique d’Israël à Dieu pour qu’il se souvienne de la promesse d’alliance21.

Cet impératif mémoriel trouve alors assez paradoxalement son pendant dans les arguments chrétiens bien connus, tirés de Saint Augustin, sur la né-cessité de préserver le peuple juif comme témoignage vivant de la vérité de la Bible et des évangiles. Ils doivent être préservés pour que leur conversion ultime fasse advenir les temps messianiques. Le paradoxe réside en ce que la

20 Ibid.

21 Y. Hayim Yerushalmi, Zakhor, op. cit.

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protection accordée par les évêques et plus particulièrement la protection as-surée par l’évêque Jean22, le seul qui ait assuré, armes à la main, la sécurité des juifs, est vue par ces derniers comme la volonté de préserver les communautés juives, pour éviter l’oubli de leur nom, par une forme de traduction de l’argu-ment théologique chrétien. On pourrait en effet supposer que quelques échan-ges aient eu lieu et surtout que l’évêque ait pris la parole pour défendre les juifs en annonçant l’argument augustinien célèbre en faveur de la protection des juifs et qu’à cette occasion ces derniers l’aient interprété dans leurs schèmes d’interprétation biblique et rabbinique, offrant un exemple rare de syncré-tisme des arguments théologiques. La reconnaissance du chroniqueur ano-nyme envers l’évêque Jean, est en effet immense et il précise que « le Seigneur l’a poussé à les garder en vie la vie sans réclamer de pot-de-vin » et qu’il s’agit d’une œuvre de Dieu de leur accorder ainsi « un vestige et un reliquat par la main de l’évêque »23. L’argument avancé mêle les raisonnements théologiques juifs et chrétiens à tel point qu’on se demande s’il n’y pas eu intériorisation par le chroniqueur du discours chrétien sur la protection des juifs : celle-ci est assurée comme « vestige » et « reste » ou « relique » d’Israël, et ce dans les mains de l’évêque. Il semblerait même qu’une critique du faible rôle et de l’échec des élites juives habituelles, rabbins et notables, dans la protection des juifs, ait abouti à privilégier la figure de l’évêque Jean comme sauveur de la communauté. C’est bien un syncrétisme théologique qui est ici à l’œuvre, tant il est difficile de déterminer quels arguments prédominent dans le tableau de la protection des restes d’Israël. L’évêque est vu ainsi comme un « juste parmi les Gentils », que Dieu a choisi pour le salut des juifs, et ce d’autant plus que la nécessité de préserver les restes d’Israël se fonde sur des bases tant juives que chrétiennes.

La question du recours à la guerre par les juifs pose la question des moyens de salut pour les communautés juives de Rhénanie. Celles-ci réchappent en effet des troubles par diverses interventions extérieures mais d’un point de vue du sens de l’Histoire et de l’avenir du judaïsme, d’autres dynamiques s’im-posent. À cet égard, le progressif déplacement des croisés vers le centre et l’est de l’Europe s’accompagne d’une perception plus distante des événements et offre l’espoir d’une vengeance des communautés massacrées, à mesure que les croisés sont perçus comme des ennemis par les cités d’Europe centrale et par le royaume de Hongrie situé sur leur passage. Ce faisant, une solidarité se

22 S. Eidelberg, The Jews and the Crusaders, op. cit., p. 101-103.

23 Ibid.

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dessine avec ce royaume qui châtie les errants et dresse une vision pleine d’es-poir de l’Europe centrale, vers laquelle les communautés juives d’Allemagne entament peu à peu une émigration croissante.

III- La perception des royaumes récemment convertis au

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