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Byzance et la Sicile des Hohenstaufen : la remise en cause du vieux dossier textuel des lettres latines

In document Ianua Europae (Pldal 87-96)

Benoît Grévin

I. Byzance et la Sicile des Hohenstaufen : la remise en cause du vieux dossier textuel des lettres latines

L’étude des correspondances entre Byzance et les pouvoirs occidentaux au xiiie siècle a été relancée ces dernières années par divers travaux, parmi les-quels on distinguera le volume de Luca Pieralli1 qui donne une analyse minu-tieuse des documents envoyés aux pouvoirs occidentaux préservés émanant de la cour byzantine de Nicée, puis de Constantinople reconquise sur les Latins, de 1204 jusqu’à la mort de Michel VIII Paléologue en 1282 (étude incluant au moins une source de statut douteux, peut-être adressée par Michel VIII aux Pisans à la veille des Vêpres siciliennes2). Il s’agissait là d’une recherche visant

1 Pieralli 2006.

2 Id., n° 28, p. 393-394 (registre Dölger 1960, n° 2077, p. 1). Cette lettre, dans laquelle Michel VIII remercie les Pisans pour leur refus de collaborer avec Charles Ier d’Anjou dans sa préparation d’une attaque de Constantinople avant les Vêpres siciliennes de 1282, n’a été conservée que dans le traité théorico-pratique (une ars dictandi entremêlée de modèles de lettres regroupés selon la logique des summae dictaminis) de Pietro Boattieri (1260-après 1334) dit Rosa novella super arte dictaminis (titre mentionné par Pietralli sous la forme alternative « Bona novella… »), recueil encore largement inédit et relativement peu étudié (cf. sur ce point Orlandelli 1968, mais la situation n’a guère changé depuis à ma connaissance). Étant donné le statut incertain des lettres incluses dans les traités de rhétorique de ce genre, qui peuvent toujours être fictionnelles, la popularité de l’histoire des Vêpres siciliennes dans les décennies suivant 1282 et l’intérêt des dictatores (maîtres de rhétorique du dictamen) italiens et plus

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à rassembler et à analyser un corpus cohérent en dégageant des tendances gé-nérales à l’œuvre dans la rédaction en grec, ou directement en latin, et dans la traduction, de documents destinés par le pouvoir byzantin à l’Occident.

C’est en revanche le hasard qui m’a conduit à partir d’une perspective différente à effectuer une série de recherches ponctuelles sur des textes latins portant ou censés porter la trace des activités diplomatiques entre l’Occident latin, en particulier la cour de Sicile, et Byzance, durant le xiiie siècle, et conservés dans des collections de lettres latines typiques de cette époque3. Une partie des sources de l’histoire des relations diplomatiques entre Byzance et l’Occident a en effet été recueillie au xiiie siècle dans des recueils textuels que les spécialistes de la rhétorique latine de cette époque qualifient de summae dictaminis. Ces summae dictaminis proposaient des séries de lettres ou d’actes rédigés en respectant les critères formels de l’ars dictaminis ou science de la rédaction ornée4. À une époque pour laquelle une bonne partie des registres des grandes chancelleries occidentales sont perdus5, il n’est pas étonnant que la trace d’un certain nombre des lettres échangées entre différents pouvoirs latins occidentaux et Byzance ne se soit conservée qu’à travers ces formes textuelles particulières, même s’il existe des exceptions à cet état de fait, comme la lettre adressée par Andronic II à son avènement en décembre 1282 aux Génois, préservée dans les Libri iurium de la république de Gênes, dont il sera brièvement question plus loin6. Or les lettres et actes de

généralement occidentaux du xiiie et du début du xive siècle pour les correspondances fictives entre souverains latins et « orientaux » (pour lequel cf. Grévin 2013, à compléter et corriger par Döring 2017 pour le genre des « Sultansbriefe »), l’authenticité de cette lettre byzantine est loin d’être garantie. Sur la très grande probabilité que ce document ait été composé en latin directement, et non à partir du grec comme le suppose Pieralli, cf. Grévin 2018, p. 151-152.

3 Premières étapes de ces recherches exposées dans Grévin 2009a et Grévin 2018.

4 Sur l’ars dictaminis et son développement en Italie puis en Europe depuis la fin du xie siècle jusqu’au xiiie-xive siècle, cf. Camargo 1991, Hartmann 2013, Grévin-Turcan-Verkerk 2015, enfin tout dernièrement le manuel collectif Hartmann-Grévin 2019. Sur les summae dictaminis du XIIIe siècle, leur logique de compilation et leur statut rhétorique (mi-politique mi-littéraire), cf. en particulier Grévin 2008 et 2015a, Thumser 2015a, Bochardt-Thumser 2019 et Thumser 2019.

5 Si une bonne partie des registres papaux du xiiie siècle est conservée, il n’existe ainsi qu’un seul registre couvrant quelques mois de l’année 1239-1240 intégralement conservé jusqu’en 1944 pour l’ensemble de la production de la chancellerie sicilienne des Hohenstaufen (édition Carbonetti-Venditelli 2002, d’après les photographies prises avant la destruction durant la seconde guerre mondiale et les éditions plus anciennes).

6 Lettre Etsi acerbum, éditée dans Madia 1999 (édition de la fin du Liber iurium Vetustior), n° 885, p. 164-166, plus anciennement dans Belgrano 1884, n° 4, p. 239-241. Registre

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tous genres conservés dans les summae dictaminis, dont les lettres en rapport avec Byzance ne forment qu’une infime partie, possèdent un statut textuel ambigu, qui pose de nombreux problèmes à la recherche. Ces recueils ont en effet souvent (quoique pas toujours) été créés au xiiie siècle pour refléter, résumer et modéliser les pratiques d’écriture de chancelleries prestigieuses (chancellerie de Sicile, chancellerie papale), en organisant et en classant une série de lettres ou d’actes destinés à garder la mémoire rhétorique d’une institution, et à servir de modèles à de futurs notaires désireux d’en imiter le style, au sens médiéval du terme (stylus curiae7). Les compilateurs-rédacteurs de ces sommes n’obéissaient donc pas, ou pas uniquement, à une logique de mise en registre ou de formularisation au sens strictement administratif du terme. Ils suivaient plutôt une volonté de mise en valeur rhétorique d’un matériel dont le statut de modèle stylistique importait plus que le contenu administratif, politique ou historique. Le plus souvent, les modèles des lettres ou des actes inclus dans ces sommes avaient été réellement expédiés ou délivrés par des institutions telles que la chancellerie sicilienne (lettres de Pierre de la Vigne) ou papale (lettres de Thomas de Capoue etc.), mais les pièces ainsi sélectionnées avaient été plus ou moins retravaillées en fonction d’un certain nombre de critères de formularisation (impersonnalisation, simplification ou disparition du protocole et de l’eschatocole, des éléments de datation). Dans certains cas, toutefois, la préparation des textes destinés à entrer dans ces collections obéissait à une logique de type plus littéraire, ou en tout cas plus

« fictionnel », dans la mesure où ils étaient soit très profondément altérés, soit directement inventés pour les besoins de la cause. Pour prendre un cas extrême, nombre de lettres papales contenues dans la summa dictaminis de Riccardo da Pofi (probablement finalisée vers 1268-1270) semblent avoir consisté en des réélaborations très libres, par amplification ou par variation, de la correspondance papale réelle des années 1254-1268. D’autres lettres de ce recueil sont, quant à elles, très certainement de pures créations inventées par ce scriniarius « auteur » de cette collection en partie « pseudo-papale », actif dans les années 1250-1260, en fonction de situations politiques, institutionnelles ou diplomatiques données, sur lesquelles il a brodé un « texte

Dölger 1960, n° 2077, p. 1, avec renvois aux transcriptions d’époque moderne, et à l’édition Belgrano 1884, n° 4, p. 239-241. Sur cette lettre directement écrite en latin par les services d’interprétariat de la chancellerie byzantine et sur ses sources, cf. Grévin 2018, p. 135-144.

7 Sur la logique de compilation des summae, cf. Delle Donne 2003, 2007 introduction, ainsi que Delle Donne 2015, Grévin 2008 et 2015a, Thumser 2015a, Bochardt-Thumser 2019, Thumser 2019.

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papal idéal »8. Et si la summa de Riccardo da Pofi présente un cas extrême de

« littérarisation » des pratiques d’une chancellerie, on ne peut exclure a priori que dans plusieurs autres summae dictaminis dépendantes d’une gestation complexe, et contenant surtout des versions plus ou moins remaniées d’une correspondance réellement échangée, des lettres « fictionnelles » de ce type ne se soient pas également glissées.

C’est le cas de certains documents contenus dans les très nombreuses va-riantes de la summa dictaminis peut-être la plus célèbre du xiiie siècle, dite de Pierre de la Vigne. Ce recueil, placé sous l’autorité du logothète de Frédéric II Pierre de la Vigne (m. 1249), immortalisé par Dante, contient dans ses ver-sions les plus systématiques (grandes et petites collections en six et cinq livres) un ensemble de lettres et d’actes organisés typologiquement, à partir d’une sélection documentaire liée à l’activité de la chancellerie du royaume de Sicile sous Frédéric II, mais aussi, après la mort de Pierre de la Vigne, pendant le court règne sicilien de Conrad IV (1252-1254), et de manière beaucoup plus ponctuelle, sous Manfred (régent pour le compte de Conrad IV de décem-bre 1250 aux premiers mois de 1252, puis pour celui de Conradin de 1254 à 1258, enfin roi de Sicile de 1258 à 1266)9. Les Lettres de Pierre de la Vigne ne commencèrent à être diffusées à travers l’Europe qu’après la chute des Hohenstaufen (1266/1268), et furent le recueil de rhétorique « royale/impé-riale » le plus populaire d’un long xive siècle (1270-1430), utilisé pour servir de modèle à la rhétorique du pouvoir de l’Aragon à la Pologne. Comme le hasard d’une découverte récente l’a montré, elles furent même employées au moins une fois à la chancellerie byzantine des premiers Paléologues : la lettre solennelle adressée en 1282 par Andronic II aux Génois à l’occasion de la mort de son père est en partie inspirée de textes contenus dans l’une des variantes de ces collections10.

8 Sur la summa dictaminis de Richard de Pofi, exemple extrême de fictionnalisation modélisatrice avec un effet de boucle paradoxal (ce recueil de lettres papale aménagées ou inventées deviendra en effet après sa mise en circulation le plus populaire formulaire de lettres papales à travers l’Europe, imité dans la plupart des chancelleries royales), cf. Herde 2013 et Thumser 2015a, p. 220-224.

9 Cf. l’édition expérimentale de la petite version en six livres, la plus répandue aux xive et xve siècles, par D’Angelo 2014 (remplaçant l’édition Iselin de 1740). Une édition plus classique et plus complète de la grande version en six livres (celle, beaucoup moins diffusée, qui contient le plus de lettres) est en cours de préparation dans le cadre des MGH (Karl Bochardt).

Sur les débats autour de la tradition manuscrite et de la genèse complexe de la collection, cf.

dernièrement Thumser 2015b.

10 Sur la réutilisation des lettres PdV en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne et en

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Les modalités complexes de création des différentes formes de recueils des lettres de Pierre de la Vigne (dorénavant lettres PdV) ne nous intéressent ici que dans la mesure où les lettres émanant ou censées émaner du pouvoir si-cilien (confondu en Occident avec la légitimité impériale de 1193 à 1254, sous Henri VI, Frédéric II et Conrad IV) du xiiie siècle en rapport avec Byzance ont été retrouvées dans cet ensemble documentaire, et pour les deux plus discu-tées d’entre elles11, dans des collections « non systématiques » des lettres PdV.

Ces versions non-systématiques conservent un grand nombre de documents issus des mêmes strates documentaires que les versions dites systématiques (activité de la chancellerie sicilienne et des dictatores en relation avec elle), documents qui n’ont toutefois pas retenus pour créer les quatre versions systé-matiques des lettres PdV, et leur tradition manuscrite est en fait pratiquement aussi nombreuse que celle des quatre collections systématique additionnées12. Ces collections « non-systématiques » représentent donc une masse documen-taire à la fois bien plus grande que celle des collections systématiques, et po-tentiellement ouverte sur d’autres collections, essentiellement par hybridation

Bohême, cf. Grévin 2008, p. 539-873, en Aragon et (probablement) en Castille, Grévin 2015b, en Pologne, Grévin 2015a, à Byzance (lettre d’Andronic II aux Génois de 1282, réalisée à partir d’une anthologie précoce de lettres PdV ne correspondant pas aux collections systématiques), Grévin 2018, p. 135-144.

11 1) La lettre de Frédéric II à Jean III Vatatzès Ex illa fidelitatis regula-te castiget (registre Böhmer-Ficker-Winkelmann 1881-1901, n° 3405) est publiée dans Huillard-Bréholles 1852-1861, VI/2, p. 921-922. Sur le statut exact de ce texte, qui est en fait fictionnel, et sur sa tradition manuscrite, cf. Grévin 2009a et Id., 2018, p. 144-150. 2). La lettre de Frédéric II à Jean III Vatatzès Si quantum-iam prestolamur (registre Böhmer-Ficker-Winkelmann 1881-1901, n° 3600) est publiée dans Huillard-Bréholles 1852-1861, VI/2, p. 685-686. Sur cette lettre à l’authenticité débattue, dans laquelle Frédéric II exalte le « cérasopapisme byzantin », cf.

Wellas 1983, p. 133-134 (avec des doutes sur l’authenticité) et Martin 2002. 3) La troisième lettre latine envoyée par Frédéric II à Jean III Vatatzès (registre Böhmer-Ficker-Winkelmann 1881-1901, n° 3601) pour lui demander le libre-passage pour la famille d’un fidèle anonyme qui a été longtemps à son service, est, elle, contenue dans les collections systématiques

« classiques » de Pierre de la Vigne (petite collection en six livres, PdV III, 29, éd. Huillard-Bréholles 1852-1831, VI/2, p. 937, édition D’Angelo 2014, p. 537-538), et la banalité de son contenu semble exclure qu’il s’agisse d’un exercice fictionnel. Le nom et les occupations du fidèle de Frédéric II qui avait séjourné à la cour de Vatatzès restant inconnus, cette lettre ne peut guère servir qu’à attester la continuité des relations épistolaires entre les deux cours dans les décennies 1230-1240.

12 Description de la tradition manuscrite des lettres PdV dans Schaller 2002 (catalogue détaillé des manuscrits, auquel il faudrait ajouter une dizaine de témoins de type non-systématique localisés durant les dernières années, au premier rang desquels le manuscrit d’Innsbruck décrit par Riedmann 2006 et édité dans Riedmann 2017 dont il sera question dans la seconde partie de cet article).

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avec un matériel analogue ayant circulé en Italie centro-méridionale dans les années 1200-1290 (avec un noyau documentaire centré sur les années 1230-1268). L’étiquette de « cour de Sicile » ne doit en effet pas induire en erreur au xiiie siècle. Si la cour de Frédéric II, Conrad IV et Manfred présentait des aspects de continuité fondamentaux avec celle de leurs prédécesseurs nor-mands (notamment à travers la persistance résiduelle d’une culture de cour grecque et arabe), son personnel et son activité s’étaient progressivement

« continentalisés » après 1220. Le personnel de la chancellerie sicilienne, en particulier, recruté en grande partie en Campanie à partir de 1225, formait alors un véritable (et paradoxal) réseau « socio-stylistique » avec les mem-bres de la chancellerie papale qui provenaient en grande partie des mêmes centres de formation (zone du Mont-Cassin, Capoue, alta Terra di Lavoro), voire des mêmes familles, et l’osmose culturelle qui en résultait transcendait le fossé politique qui finit par diviser radicalement la cour de Sicile (résidant elle-même plutôt en Campanie, dans les Pouilles ou en Basilicate qu’en Sicile insulaire pendant la seconde partie du règne de Frédéric II ou sous Manfred) et la Curie pontificale13.

En ce qui concerne l’étude des correspondances diplomatiques siciliennes avec la cour byzantine et des correspondances byzantines à destination de l’Occident, l’analyse de la documentation contenue dans ces collections non-systématiques a modifié la situation documentaire, en opérant un ensemble de soustractions et d’additions. En premier lieu, la contextualisation documentaire de lettres déjà connues avant l’an 2005 a abouti à déconstruire une partie de ce dossier. Elle a en effet prouvé que l’un des trois documents latins en provenance de la cour de Sicile destinés à Nicée conservés, la lettre de Frédéric II à Jean III Vatatzès Ex illa fidelitatis regula-te castiget, était une réécriture fictionnelle d’un échange épistolaire entre clercs siciliens du xiiie siècle qui n’avait probablement

13 Pour étudier la dynamique de ces collections, il faut non seulement se reporter aux recherches prosopographiques et socio-institutionnelles liées à l’étude du milieu qui les a produites (Grévin 2008, p. 265-377 ; Delle Donne 2003 et 2007, introduction), mais aussi et surtout à la description des sélections textuelles sans cesse différentes opérés pour créer les collections non-systématiques, et présentant une compénétration régulière entre le matériel originaire de la chancellerie sicilienne (ou de milieux en rapport avec la chancellerie sicilienne) et celui provenant de la chancellerie papale (ou de milieux en rapports avec la chancellerie papale). Les deux instruments de travail majeurs dans cette optique sont pour le moment les catalogues Schaller 2002 (description détaillée du contenu des manuscrits des lettres PdV) et Stöbener-Thumser 2017 (description détaillée du contenu des manuscrits des lettres papales de Thomas de Capoue, intimement lié aux lettres PdV dans la tradition manuscrite).

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à l’origine aucun rapport avec Byzance14. Cette découverte a fragilisé le statut d’une seconde lettre, la plus fameuse de cette série, en partie conservée dans les mêmes manuscrits, Si quantum iam-prestolamur, dont l’authenticité avait déjà été mise en question par Michael Wellas en 198315. Il existe donc une forte pro-babilité pour que la majeure partie du maigre dossier latin de lettres siciliennes à destination de la cour de Nicée préservé doive être reléguée dans un ensem-ble de sources importantes, mais non-pertinentes pour l’histoire diplomatique stricto sensu : le genre des correspondances fictionnelles entre des souverains de l’Europe latine et des souverains d’origine « exotique » (ici orthodoxe), genre illustré en Occident au xiiie-xive siècle par les « Sultanbriefe » récemment étu-diées par Karoline Dominika Döring16.

En second lieu, la découverte récente des sources siciliennes de la lettre so-lennelle Etsi acerbum par laquelle Andronic II annonçait en 1282 aux Génois la mort de son père et proclamait son désir de continuer les bonnes relations entre Gênes et Byzance établies par son père17 a prouvé de manière inatten-due que les services d’écriture latine de la chancellerie byzantine n’éprou-vaient aucune répugnance à employer une rhétorique du pouvoir « solaire » directement empruntée aux motifs créés par la chancellerie des derniers Hohenstaufen, dans les toutes premières phases de diffusion des premières collections de Pierre de la Vigne sur le marché du livre européen, dans le der-nier quart du xiiie siècle18.

Le résultat de ce double mouvement est paradoxal. Sur les trois lettres lati-nes de Frédéric II à Vatatzès conservées dans ces recueils PdV, celle qui a été

14 Cf. supra, note 10.

15 Cf. supra, note 10.

16 Döring 2017.

17 Cf. supra, note 5.

18 Le recueil PdV ayant servi à fournir les modèles rhétoriques utilisés durant la rédaction de cette lettre byzantine n’est pas une collection systématique, puisque l’une des lettres exploitées par le rédacteur au service d’Andronic II (lettre de Manfred concernant la mort de Frédéric II) est absente de ces collections, les plus diffusés. La première attestation d’une utilisation couplée de plusieurs lettres issues d’une collection de type PdV hors du royaume de Sicile (donc sans possibilité de consulter les archives et registres de la chancellerie, possibilité qui permettait en théorie de se passer de ces instruments de travail) remonte en Occident à la même année, 1282 (cf. la lettre de Guido da Montefeltro éditée dans Schaller 1993, et l’analyse de ses sources dans Grévin 2008, p. 786-795). La première attestation externe de diffusion de la summa dictaminis dans les chancelleries européennes remonte, elle, à 1292, dix ans plus tard, avec une demande du roi de Castille au roi d’Aragon de lui fournir un exemplaire des lettres PdV, commentée dans Grévin 2015b, p. 323-324. L’utilisation des lettres PdV à Byzance est donc extrêmement précoce, à l’échelle de l’histoire de ces collections rhétoriques.

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« désauthentifiée » (Ex illa fidelitatis regula), et celle dont le statut déjà douteux est fragilisé par cette désauthentification (Si quantum votis) sont porteuses d’une riche charge idéologique qui avait donné libre cours à bien des spécula-tions. Ces spéculations portaient notamment sur l’intérêt prêté par la cour de Frédéric II de Sicile au « césaropapisme » des empereurs de Nicée et au modèle oriental des relations entre l’Église et l’État. La lettre désauthentifiée, Ex illa fi-delitatis, inédite par la violence du ton, semblait prouver à la fois l’étroitesse des liens entre Frédéric II et Vatatzès et l’intensité d’une crise diplomatique entre les deux souverains, Frédéric II allant jusqu’à menacer son « frère » byzantin d’un châtiment administré par une verge d’airain après une sorte de trahison liée à sa perfidie « grecque ». En fait, le modèle épistolaire qui a inspiré cette lettre, lui-même contenu dans une collection non-systématique des lettres de Pierre de la Vigne (ms. latin 8567 de la Bibliothèque Nationale de France) édi-tée en 2003 et 2007 par le grand spécialiste de cette tradition qu’est Fulvio Delle Donne, est une lettre de « correction fraternelle » sans doute écrite en contexte

« désauthentifiée » (Ex illa fidelitatis regula), et celle dont le statut déjà douteux est fragilisé par cette désauthentification (Si quantum votis) sont porteuses d’une riche charge idéologique qui avait donné libre cours à bien des spécula-tions. Ces spéculations portaient notamment sur l’intérêt prêté par la cour de Frédéric II de Sicile au « césaropapisme » des empereurs de Nicée et au modèle oriental des relations entre l’Église et l’État. La lettre désauthentifiée, Ex illa fi-delitatis, inédite par la violence du ton, semblait prouver à la fois l’étroitesse des liens entre Frédéric II et Vatatzès et l’intensité d’une crise diplomatique entre les deux souverains, Frédéric II allant jusqu’à menacer son « frère » byzantin d’un châtiment administré par une verge d’airain après une sorte de trahison liée à sa perfidie « grecque ». En fait, le modèle épistolaire qui a inspiré cette lettre, lui-même contenu dans une collection non-systématique des lettres de Pierre de la Vigne (ms. latin 8567 de la Bibliothèque Nationale de France) édi-tée en 2003 et 2007 par le grand spécialiste de cette tradition qu’est Fulvio Delle Donne, est une lettre de « correction fraternelle » sans doute écrite en contexte

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