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Lecture typologique et décuplement de la violence : l’exemple des Albigeois

In document Ianua Europae (Pldal 71-75)

Avant d’analyser successivement ces deux textes, formulons une rapide re-marque de méthode. Il y a un discours idéologique implicite, parfois expli-cite dans ces publications. Où le voit-on ? Premièrement, dans les liminaires : page de couverture, épître dédicatoire, la préface. Ces textes ne comportent pas d’annotations. Parfois, l’un des éléments les plus instructifs est constitué par les manchettes ou notes marginales qui accompagnent la lecture.

Deuxièmement, on remarque ce discours par la façon dont le texte original est traduit : nous avons déjà cherché à montrer que la traduction de l’Apodeixis Historiôn de Chalkokondylès comporte des ajouts qui accroissent le pathéti-que ou le macabre, et qui ne sont pas seulement esthétipathéti-ques mais engagent le discours historiographique global de Vigenère sur la succession des empires.

Les « belles infidèles » (Roger Zuber) ont aussi des choses à dire.

Enfin, rappelons que l’histoire (comme la fiction), et ce n’est pas propre à cette époque de la fin de la renaissance, fait très souvent l’objet de ce qu’on pourrait appeler une lecture typologique. On prête aux textes historiques un sens allégorique, ou si l’on veut adventice, c’est-à-dire qui renvoie aux circons-tances du moment.

Un texte historique publié au tout début des guerres de religion en France en 1569 est représentatif de cette lecture appliquée au thème des croisades : il s’agit de la traduction d’un texte Pierre des Vaux de Cernay relatant la croisade

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contre les cathares ou Albigeois, considérés comme hérétiques14. Celle-ci dé-bute en 1208 sous Philippe Auguste, lorsque les barons du nord du royaume de France parmi lesquels Simon IV de Montfort et le comte de Toulouse, Raymond VI, qui soutient en secret les hérétiques. Arnaud Sorbon, confesseur du roi Charles IX traduit ce texte du latin

… trouvant les varietez des opinions des Heretiques Albigeois et leurs ac-tes non gueres dissemblables de ceux de noz modernes deformez [sic], et l’ordre tenu pour l’extirpation de telles resveries plus amplement et avec meilleure methode, qu’autre Historien qu’on sache l’aye mis en lumiere (sans mespris d’autre soit dit) jusques a present15.

Montfort qui éradique l’hérésie est implicitement présenté comme modèle pour le roi Charles IX ou son frère le futur Henri III. La noblesse du royaume qui se divise et favorise l’hérésie n’a pas changé.

Arnaud Sorbin cherche à faire coïncider, correspondre les doctrines cathares sur le corps qui sont perçues comme une forme de gnose faisant fi de la nature humaine du Christ et la doctrine calvinienne d’une présence spirituelle de Dieu dans l’eucharistie16 : il confond dans un même mépris la remise en cause des sacrements par les cathares et la présence spirituelle des calvinistes. Ce jeu de similitudes pourrait prêter à sourire, car Sorbin ne rate pas une occasion de charger le réformateur Théodore de Bèze en marge de sa traduction :

C’est chose digne d’admiration, que celuy qui fut autheur de l’heresie des Albigeois ce nommoit Theodore : comme celuy qui est autheur de l’heresie des Huguenots : aussi l’heresie qui à present regne procede d’Allemagne et Boëme, comme celle des Albigeois17.

Un élément clé de la lecture typologique est la continuité du cadre spatial : en eff et, la répétition de l’histoire que suggère la lecture typologique est d’autant plus perceptible que le même type d’aff rontement (entre une armée royale et certains nobles locaux) se produit dans la même région. Les foyers protestants

14 Pierre des Vaux de Cernay, Histoire des Albigeois et gestes de noble Simon de Montfort […]

traduit de latin en Français par M. Arnaud Sorbin […], Paris, Guillaume Chaudière, 1569.

15 Ibid., « Epistre » f. a4 v° : Sorbin adresse son ouvrage au frère de Charles IX, futur Henri III qui prend la tête de l’armée royale avec succès au début de la troisième guerre de religion.

16 Ibid., 3r° : le refus de l’incarnation est évoqué dans le texte : le Christ ne « fut jamais en ce monde, sinon spirituellement au corps de Paul ». Sorbin commente « Voici la spirituelle presence des Calvinistes. »

17 Ibid., f. 189r°.

73 Le détour de Constantinople : remarques sur l’utilisation du thème…

en 1569 sont multiples : Béarn, bassin toulousain, vallée du Rhône, Charentes, partie de la Normandie ; mais les terres politiques du protestantisme sont alors vraiment dans le sud-ouest. À l’aide de manchettes, Sorbin ne cesse de souligner les ressemblances. La duplicité et l’opiniâtreté de Montauban n’ont pas changé18… À la destruction des murailles de la cathare Narbonne répond celle des murailles de la protestante Montauban en 156519. S’il ne cesse de jouer sur un eff et de proximité et d’identifi cation entre pays cathare et hugue-not, Sorbin n’en ménage pas moins des diff érences qui sont autant d’espoirs pour sa cause : le siège de Toulouse est l’occasion pour le chroniqueur médié-val de s’exclamer « O Th olose mere d’Heretique », mais le traducteur rappelle que Toulouse s’est ensuite rachetée20 : il songe probablement au fait qu’à la fi n de 1568, la ville n’est pas tombée aux mains des huguenots en dépit d’un coup de force. La lecture typologique ménage aussi des possibilités de ne pas réité-rer le passé. Un poème d’avertissement du traducteur met ainsi en garde :

Ah ! si tu eusses sceu, Mont-auban, prendre garde d’un œil bien avisé à tout cecy, n’a garde

Qu’on t’eust veu rajeunir l’ensevely malheur Du passé, ny vestir ton antique fureur :

Et moins revivre en toy le mespris de ton Prince, Ny le ravagement, las ! de nostre Province.

On ne t’eust veu de Dieu ny de la saincte Eglise, Mespriser arrogant tout ce que chacun prise, Entre les bien-heureux : et n’eusses tu le fl anc De nostre France ouvert, pour en tirer le sang […].

Des braves Tolosains, recommances la danse De l’Albigeois erreur, et encor’ surpassez

En cruauté, tous ceux qui vous ont devancez […]21.

Suit un discours intitulé « Similitude des regnes du roy Loys IX. par nous nomme S. Loys, et de celuy du roy Charles à present regnant. Par I.D.S.A »22.

18 Ibid., f. 113r° et 183r°.

19 Ibid., f. 171r°.

20 Ibid., f. 115r° : on lit en marge « Bona verba quaeso », c’est-à-dire « Vous direz mieux quand il vous plaira » (Jean Nicot, Thresor de la langue française, Paris, David Douceur, 1606, f. 217a).

21 Ibid., f. 189v°-190r° « Advertissement au Lecteur benevole et Catholique par M. Arnaud Sorbin P. de Montech Translateur ».

22 Ibid., f. 186r°.

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C’est un second parallèle entre Louis IX qui conduisit une seconde expédition contre les cathares et Charles IX. L’auteur souhaite au roi de pouvoir mener à son tour mener une croisade à Jérusalem.

La continuité de lieu soulignée et affichée par la lecture typologique revient à superposer violences passées et violences récentes ou souhaitées, et donc à les exacerber. Cette histoire de la croisade de Sorbin est un appel à l’exter-mination des huguenots. Sorbin insiste, à la suite du texte médiéval, sur la lé-gitimité de violences cruelles perpétrées par devoir, de punitions atroces mais nécessaires :

… ils trouverent plus de deux cens hommes : ausquels creverent les yeux, leurs couperent le nez, excepté un, à qui ils laisserent un œil, afin qu’il vint à condurie ses complices l’un apres l’autre, au chasteau Cabaret. Cela fit faire le Comte, non que la cruauté luy pleust d’une telle fraction de mem-bres : mais c’estoit par ce qu’ils en faisoient autant à tous ceux des nostres, qu’ils pouvoient recouvrer. C’estoit bien raison, que tombans en la fosse qu’ils avoient fouïe, ils beussent quelque fois le calice qu’ils avoient apresté à autruy : car le noble Comte ne se plaisoit jamais à la cruauté, ou au pas-sions d’autruy23.

Cette modalité non-passionnelle de la cruauté est une manière de justifi er la violence en s’enfonçant dans une brèche de la théologie morale24 : l’intention de punir autorise (tous) les sévices, du moment qu’on ne commet pas la faute d’agir sous le coup de l’impulsion. L’idéal de croisade de Sorbin consiste en violence exacerbée, mais aussi systématique, voire rituelle.

Il est à noter que la référence aux croisades contre les Albigeois n’est pas une lubie isolée de traducteurs érudits. Un recueil de chansons d’actualité du parti catholique datant de 1573, extrêmement répandu à cette époque, le recueil de Christophe de Bordeaux place en tête une chanson dont le thème est histo-rique, la seule chanson à thème histohisto-rique, qui évoque justement la croisade contre les cathares :

23 Ibid., f. 45r° (chap. 44 sur la prise du château de Brom, près de Carcassonne par le comte Simon de Montfort), cf. Pierre de Vaulx-Cernay, Histoire de l’hérésie des Albigeois. Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France, éd. M. Guizot, Paris, Brière, 1824, p. 89-90.

24 Voir à ce sujet Elliott Forsyth, La Tragédie française de Jodelle à Corneille (1553-1640).

Le Thème de la vengeance, Paris, Champion, 1994 (édition revue et augmentée), notamment p. 39-42, même s’il ne s’interroge pas sur la conception morale de la vengeance.

75 Le détour de Constantinople : remarques sur l’utilisation du thème…

Bons Chrestiens qui auez deuotion A Iesus Christ & a sa passion Escoutez la chanson, Des bons Roys Catholiques, Qui en France ont régné Punissant heretiques.

Le treschrestien Roy Philippes Auguste cest son nom.

Des Cothereaux iniques En tua a foyson.

Pres de Bourges en Berry En fut tué sept mille, Qui pilloyent les maisons Et brusloient les Eglises25.

Les exemples d’allusions historiques sont relativement rares et donc remar-quables dans ce contexte. La chanson se poursuit en énumérant une série de noms de lieux (Toulouse), presque les mêmes que ceux des diff érentes guerres de religion. La localisation permet ici d’accentuer un eff et de proximité, dans le cadre d’une incitation à la violence quasi rituelle.

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