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II. L’EVOLUTION DE LA MEMOIRE COLLECTIVE VERS L’INDIVIDU

II.3. Au seuil de la dérision

II.3.1. La désorganisation à l‟épreuve de l‟interface

L‟Ingénieur Machin, protagoniste de Méfiez-vous des parachutistes de Fouad Laroui258, est tout fraîchement de retour de France au Maroc pour travailler comme ingénieur lorsqu‟un parachutiste venu du néant (ou plutôt du ciel) lui tombe littéralement sur la tête. Le parachutiste, Bouazza, ayant raté sa cible d‟atterrissage, a tellement honte qu‟il ne peut plus jamais retourner auprès des siens. Machin voit son sort conjugué à ce parachutiste se reconnaissant comme étant la conscience vivante des traditions collectives. Le jeune ingénieur connaîtra alors la contradiction de ses grands moments de solitude avec son entourage niant son individualité au nom des traditions collectives.

« ‒ Dis-moi, l‟ami, il va falloir songer à rentrer chez toi.

‒ Je ne peux pas, j‟ai trop honte. Songe que j‟ai raté ma cible d‟un kilomètre ! Ça doit être une sorte de record259. »

C‟est à ce moment-là que Machin, faute de première doute concernant la présence éventuellement dérangeante de Bouazza, laisse toute autorité sur sa propre vie revenir entre les mains du parachutiste. Bouazza, le « parachutiste » est lui-même l‟incarnation des mœurs traditionnelles marocaines, obligeant Machin à s‟expliquer, à se débattre de sa surveillance permanente sur tous les aspects de la vie du jeune ingénieur.

II.3.1.1 L’autodéfinition linguistique

Le narrateur-protagoniste, Machin tente de lui expliquer pourquoi il n‟a pas de langue maternelle, il plaide pour la reconnaissance de l‟impossibilité de lui attribuer une appartenance linguistique quelconque du fait de l‟hétérogénéité de celle de ses ascendants. Il s‟adresse alors à Bouazza avec qui ils ne partagent aucune vision du monde :

« Ŕ Aurais-tu compris, Bouazza, que je n‟ai pas de langue maternelle, que c‟est une blessure béante et que c‟est peut-être cela qui m‟empêche de me fondre dans la chaude unanimité bouazzique, dans le rassemblement des corps d‟où rien n‟émerge ?

258LAROUI Fouad, Méfiez-vous des parachutistes, Paris, Julliard, 1999.

259LAROUI, op. cit., p. 66.

94 Ça m‟a coûté, mais j‟arrive désormais à le

formuler, ce malaise. […] Je n‟ai que des secondes langues260. »

Nous voyons ainsi un déchirement identitaire, une fatalité linguistique qui continue à se tramer dans Méfiez-vous des parachutistes. Le fait de n‟avoir qu‟une langue empruntée résulterait-elle une identité empruntée également ? Cette question fondamentale concernant le choix de la langue d‟expression des auteurs maghrébins serait-elle donc toujours d‟actualité ?

L‟usage du français permettant une prise de distance grâce à l‟usage de langue empruntée semble libérer un espace créateur dans le milieu maghrébin résidant dans l‟humour261. Le style de l‟écriture de Laroui qui soutient l‟aspect dérisoire des événements permet une distanciation par l‟ironie, par l‟autodérision qui est propre à l‟homme dans différentes situations. Cependant, la dérision et l‟autodérision qui sont à la base du roman moderne en Occident et en Amérique Latine, semblent être une pratique mineure dans les romans issus d‟un milieu arabo-musulman. Malgré ce constat, nous retrouvons de nombreux auteurs de la seconde ou troisième génération des auteurs maghrébins qui se servent de ce moyen d‟expression essentiellement pour créer des figures typiques (immigré, beur, agent de l‟autorité). Sans l‟exigence de l‟exhaustivité : Moha le fou, Moha le sage262 de Tahar Ben Jelloun dont le protagoniste faussement naïf dévoile la corruption de la société ; Abdelkader Djemaï dans Un été de cendres263 s'inscrit dans le contexte de la décennie noire algérienne qui voit le déferlement apocalyptique de la violence, placé sous le ton de l‟humour ; Azouz Begag traite de la dialectique de l‟Identité / Altérité en faisant appel à l‟humour pour exposer le Moi dans le regard de l‟Autre et exhiber ses défauts et faiblesses dans Les Chiens aussi264 et Dis Oualla !265

260LAROUI, op. cit. p. 90.

261Terme dérivé du mot „humeur‟, il prend sa définition actuelle aux XVII-XVIIIe siècles en Angleterre et au tournant du XIXe en Europe. Voir l‟essai sur L’Humour de Robert Escarpit (1960) qui remonte jusqu‟à Hippocrate de Cos et de Galien pour trouver l‟étymologie du terme. Ou encore Jonathan Pollock, Qu'est-ce que l'humour?, Paris, Klincksieck, 2001 ; Jean Émelina, Le Comique.

Essai d'interprétation générale, Paris, SEDES, 1996.

262BEN JELLOUN Tahar, Paris, Le Seuil, 1978.

263Paris, Ed. Michalon/Les Temps Modernes, 1995.

264Paris, Seuil, 1995.

265Paris, Fayard, 1997.

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II.3.1.2 Des incongruités à rire

C‟est ainsi que Monsieur « venu de nulle part », par sa présence non désirée mais indubitable, oblige Machin, l‟ingénieur, à continuer son existence sous une nouvelle surveillance. Dans cette optique Bouazza, le parachutiste représente le pendule de l‟histoire, mais il nous semble que cette fois-ci le pendule serait figé sur le point mort en fixant la vie de Machin également sur ce point. Il oblige Machin à continuer son existence sur ce point mort, dans l‟interface de l‟appartenance se tramant sur la contradiction entre le Marocain expatrié qui retourne au pays natal et l‟indigène représentant les exigences sociales et les mœurs traditionnelles marocaines.

Le fait de remarquer une incongruité linguistique est une sorte de « barbarisation » de l‟interlocuteur. En effet, Méfiez-vous des parachutistes abonde de passages où la communication des individus se heurte à l‟incompréhension. Cette attitude du héros permet d‟esquisser une analyse nouvelle de l‟ancienne problématique linguistique, car présentée sous la chape d‟un monde contemporain, actuel. L‟ingénieur Machin poursuit la légende de ses calvaires au Maroc par l‟histoire de sa sacoche volée un soir à Casablanca. Le protagoniste raconte comment il a dû poursuivre le voleur sous le regard dubitatifs de quelques ouvriers, pour qu‟ il puisse enfin, à bout de souffle, récupérer la sacoche.

« Ayant enfin compris de quoi il retournait, les ouvriers (c‟était peut-être toi en vingt exemplaires266) me firent asseoir et m‟offrirent du thé. "Écoute, me dirent-ils, la prochaine fois, crie quelque chose d‟autre car oufouleur ! oufouleur !, non ça, on ne connaît pas." Pourquoi n‟avais-je pas crié en marocain ? Parce que, je le découvrais à l‟instant, ce n‟était pas ma langue maternelle267. »

L‟absurdité de l‟interrogation de Machin s‟aiguise dans la suite de la scène et ne pourrait, selon notre interprétation, nullement s‟adresser à un quelconque public

« national ». Si nous observons cette nouvelle approche propre au roman, nous ne pouvons pas échapper au constat, à la fois notre hypothèse, que le protagoniste du monde globalisé est de plus en plus isolé et sa manière de poser les questions portant sur son identité est de plus en plus universelle.

266Il s‟agit de Bouazza.

267LAROUI, op. cit. p. 90.

96 C‟est ainsi que les traditions et mœurs personnifiées par Bouazza, caractérisées par l‟esprit collectif et la modernité, ainsi que la quête intelligible représentée par Machin se heurtent en permanence, créant ainsi une perturbation, un dérangement auquel le lecteur ne peut échapper non plus. Une certaine connivence s‟installe alors entre lecteur/texte/auteur autour du croisement permanent du comique et du tragique dans la narration. Machin, le narrateur, revendique sa non-appartenance, la seule catégorie valable étant celle de l‟« individu ».

« Ce que ma mère et quelques millions d‟âmes parlaient dans ma jeunesse était une ratatouille de mots arabes, berbères, français, plus quelques mots d‟espagnol et des ad hoc pour faire nombre. […]

Même cette "langue", la tienne, Bouazza, je ne la parlais pas car je fréquentais une école primaire française puis le lycée Lyautey à Casablanca. J‟y étais interne, l‟isolement était parfait. Hors le lycée j‟étais un étranger dans ce maudit Casablanca, énorme, illimité, poussiéreux […] A la maison, je lisais les classiques français268. »

L‟attitude du Marocain rentré au pays témoigne d‟une prise de distance par rapport au problème linguistique « colonial ». La question est posée différemment, et la réponse est destinée à un autre public. Cet aspect de l‟expérience identitaire de l‟individu nous permettra par la suite de rebondir dans notre analyse sur l‟aspect microcosmique.

268LAROUI, op. cit. p. 91.

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