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Les marques de l’étrangeté et de l’exotisme dans le roman

Les croisades et pèlerinages en Terre Sainte et au Proche-Orient ont eu pour conséquence, entre autres, l’ouverture de l’esprit et l’élargis-sement des connaissances des occidentaux sur un monde nouveau et exotique jusqu’alors peu connu ou pas connu. L’aspiration de l’homme médiéval à parvenir, soit en réalité, soit par l’imagination, aux hori-zons lointains de pays inconnus et censés être exotiques a rencon-tré des formes d’expression adéquates dans les chansons de croisade et d’outre-mer des troubadours tels que Marcabru, Peire Vidal, Raimbaut de Vaqueiras ou Bertran de Born et des trouvères Conon de Béthune, Le Châtelain de Coucy et Rutebeuf aussi bien que dans Le Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, chanson de geste à ton ironique du XIIe siècle, ou dans les pre-mières chroniques rapportant avec l’authenticité des témoins ocu-laires les événements de la quatrième croisade, Les Conquêtes de Constantinople de Geoff roy de Villehardouin et de Robert de Clari.

Le thème de voyages dans des pays et régions lointains et incon-nus devient une composante essentielle et un principe organisateur même dans nombre de chansons de geste (Le Charroi de Nîmes, La Prise d’Orange, Renaut de Montauban etc.), dans la plupart des chansons de croisade et dans certains « romans antiques » (Roman d’Alexandre), et en particulier dans des récits d’aventures du XIIIe siècle tels que Floire et Blanchefl or, Aucassin et Nicolette, Amadas et Ydoine et autres.

L’intérêt accru que les auteurs des récits à thème exotique portaient aux aventures se déroulant dans des régions étranges, pleines de sites et de faits mystérieux et d’événements invraisemblables, répondait au désir insatiable des hommes des XIIe et XIIIe siècles de quitter leur pays pour un autre, lointain et censé cacher des richesses matérielles et spirituelles qui exerçaient une attraction irrésistible sur un simple croisé ou pèlerin.

De cette manière, l’idée des croisades et les pèlerinages vers des pays lointains et/ou d’outre-mer ont tout naturellement éveillé la curiosité

des auditeurs et lecteurs du Moyen Âge pour les récits portant sur les voyages et déplacements riches en aventures (et en mésaventures) des protagonistes dans des pays dont la réalité n’était guère accessible pour eux ou qui n’existaient que dans l’univers de l’imagination et de la fiction poétique.

Les marques de l’étrangeté de l’héroïne

L’origine hongroise de l’héroïne de La Manekine, le fait qu’elle pro-vient d’un pays lointain, quelque peu mystérieux et même exotique aux yeux des gens de l’Occident, entoure dès le début la princesse hongroise, accablée et poussée à la fois par le destin vers de nouveaux horizons, d’un halo de singularité et d’étrangeté.

L’étrangeté de la jeune fille sera doublement indiquée par l’auteur dès qu’elle se sera résignée à se couper la main pour éviter l’intention incestueuse de son père. D’une part, son infirmité, le manque de la main gauche devient, à un niveau extériorisé, le signe visible perma-nent de son être singulier. D’autre part, son altérité sera marquée d’une façon intériorisée lorsque, après avoir abordé en Écosse, elle recevra un surnom au sens étrange. Comme la jeune fille, arrivée dans un pays tout à fait inconnu pour elle, refuse de dévoiler son identité et son nom de baptême Joïe – qui est d’ailleurs un nom emblématique : « on la nomme Joïe […], parce que sa naissance avait empli de joie le cœur de ses sujets ; mais plus tard, la jeune fille elle-même dira que son nom la prédestine aux plaisirs de l’amour, au bonheur, à la “joie”. »61 –, le roi d’Écosse lui donne un second nom emblématique, la Manekine, dont le sens est suffisamment étrange, voire même ambigu.

Dont dist li rois : « Il nous estuet, Puis que vostre non ne savons, Que nous aucun non vous metons.

Or soit ensi : je vous destine

Que vous aiiez non Menekine. » (v. 1336-1340)

61 Philippe de Beaumanoir, La Manekine, op. cit., p. 260.

Dans un premier temps, le surnom Manekine désigne l’infi rmité qu’a la jeune fi lle d’être « manchote », puis, il anticipe sur un épisode si-gnifi catif lorsqu’elle échappe de justesse à la mort sur le bûcher, grâce à la bienveillance du sénéchal du roi d’Écosse qui « brûle à sa place une statue sculptée à sa ressemblance », c’est-à-dire un mannequin.

Dans le surnom Manekine de la princesse hongroise

… on peut […] voir la forme féminine de mannequin (diminutif de Mann, “l’homme” dans les langues germaniques), et ce mot désignait au Moyen Âge la figure de paille ou de bois, l’espèce de pantin qui, dans les représentations des mystères, remplaçait l’acteur dans les scènes de supplices62;

En l’occurrence, le surnom emblématique Manekine dont l’auteur fait revêtir son héroïne pendant la période des malheurs et tribulations, peut être mis en rapport avec le sens symbolique particulier que les gens du Moyen Âge attribuaient aux noms propres, jugés d’être sus-ceptibles d’exprimer des caractéristiques essentielles, inhérentes aux porteurs de ces noms63. La dissimulation de son vrai nom et les sens singuliers de son surnom Manekine peuvent expliquer aussi, parallè-lement à l’infi rmité apparente de la jeune fi lle, pourquoi l’hospitalité due aux hôtes venus de régions lointaines lui est d’abord refusée à la cour d’Écosse et pourquoi elle est considérée par les dames et sei-gneurs écossais (le roi, la reine-mère, le sénéchal) comme une étran-gère d’origine douteuse, venue d’un pays peu connu et mystérieux.

C’est pour cette raison que le roi d’Écosse hésite à épouser la jeune fille sans main dont il aime l’apparence noble et gracieuse aussi bien que la nature douce et aimable mais dont il ne sait en effet presque rien.

Le doute et la méfiance à l’égard de la jeune fille inconnue, qui refuse de révéler son identité et son vrai nom, atteignent au point culminant dans l’indignation élémentaire de la reine-mère, irritée

62 Ibid., p. 256.

63 Cf. Jacques Ribard, Le Moyen Âge. Littérature et symbolisme, Paris, H. Champion, 1984, p. 73, 80-90.

à l’extrême de l’idée que son fils voudrait épouser une « inconnue »,

« une malheureuse », « une étrangère » : Honis soit il quant prise l’a,

Ne qui le tenra mais pour roi ! Or a il fait trop grant desroy, Qui a ci prise une esgaree, Une chaitive, une avolee,

Une femme o tout une main. (v. 2056-2061)

Même le sénéchal bienveillant, ayant reçu la fausse lettre ordonnant de brûler la Manekine qui a mis au monde “un monstre”, exprime ses doutes concernant l’origine de la jeune reine :

La raison mie ne savons,

Pour coi tel mandemant nous fait.

Espoir que on li a retrait La ou il est, dont ele et nee, Et pour coi eut la main colpee.

Je ne sai s’il i a raison ; Mais mout a envis desraison

Li fesist, n’a mie lonc tens. (v. 3534-3541)

Toutefois, les doutes et craintes du roi d’Écosse d’épouser une étran-gère aussi bien que la méfi ance instinctive de la reine-mère pour sa fu-ture belle-fi lle ne sont pas entièrement sans fondement et dépourvus de certains faits de la réalité de l’époque. On sait avec quelle préoccu-pation les parents nobles veillaient au Moyen Âge à ce que leur(s) fi ls choisisse(nt) pour femme une jeune fi lle non seulement « sage, bonne et pieuse » mais aussi et surtout de noble origine, issue « de bonne famille ». Aussi le roi d’Écosse cherche-t-il à se convaincre, vu la beauté ravissante et les bonnes manières de la jeune fi lle inconnue, de la noble extraction de la Manekine.

Ce mariage avec une étrangère se révélera cependant une union idéale : l’épouse inconnue donnera naissance à un héritier mâle (!), puis apportera en héritage deux pays orientaux pleins de richesses,

la Hongrie et l’Arménie, à son mari, qui pourra ainsi consolider ai-sément son pouvoir64. Christiane Marchello-Nizia a toute raison de dire que le roman peut être lu aussi comme « un plaidoyer pour le mariage exogamique »65. On peut également adhérer à son opinion selon laquelle La Manekine de Philippe de Rémi

se rattache à tous ces lais, à tous ces romans où apparaît la figure de l’étrangère un peu fée avec laquelle on souhaite et redoute tout à la fois de s’unir (c’est nous qui soulignons – I. Sz.) : apportée par les flots ou rencontrée auprès d’une source, parfois marquée physi-quement (Mélusine, comme la Manekine, a un secret), elle apportera mâles et richesses à la lignée qui l’accueille66;

Marques d’exotisme rattachées aux déplacements des personnages

Les déplacements et voyages des personnages principaux vers des pays et terres lointains et inconnus sont autant de sources intaris-sables de l’exotisme dans les récits médiévaux, tout particulièrement dans les chansons et romans d’aventures des XIIIe et XIVe siècles.

Il en est de même de notre roman où les voyages multiples se dérou-lant au croisement de la “réalité” et de la fi ction poétique peuvent être considérés comme les composantes principales de l’action même.

Il est curieux d’observer que la plupart des marques d’exotisme re-liées aux voyages se présentent lors des déplacements fréquents de la Manekine. Alors que l’itinéraire des déplacements du roi d’Écosse vers la Flandre et la France du Nord est précisé avec beaucoup de soins par l’auteur – les tournois auxquels le roi prend part ont lieu dans des villes et régions bien définies et bien connues : Gand, Bruges, Lille, Épernay en Champagne etc. –, les périples de la Manekine sont

64 Cf. Philippe de Beaumanoir, La Manekine, op. cit., p. 266.

65 Ibid.

66 Ibid., p. 266-267. Christiane Marchello-Nizia fait référence aux lais bretons anonymes, publiés dans le recueil Le cœur mangé, et au roman Mélusine de Jean d’Arras.

décrits avec beaucoup d’imagination et d’imprécision de sorte que ses voyages forcés ne recouvrent aucunement la réalité géographique.

Le premier voyage en mer de Joïe pendant lequel elle arrive en huit jours de Hongrie en Écosse « sans apercevoir une seule fois les côtes italiennes, françaises ou espagnoles » nous rappelle plutôt un voyage fabuleux d’un pays fantaisiste à l’autre. Aussi sera-t-elle successive-ment exposée en Écosse comme elle l’a été en Hongrie, au bonheur et à la joie aussi bien qu’au malheur et aux tourments, provoqués par les mauvais tours du destin, tout comme l’héroïne de n’importe quel conte féerique.

On peut donc conclure que la “mer” permettant à Joïe d’arriver en huit jours de Hongrie en Écosse, puis, en douze jours d’Écosse à Rome n’est pas une mer véritable mais plutôt un « lieu mythique » de valeur ambiguë qui est à la fois le lieu des souffrances et péripéties de la jeune princesse et le milieu aquatique favorable qui la mène vers un bon port et une nouvelle existence67.

Les derniers voyages du couple royal et de leur fils dans leurs royaumes de Hongrie et d’Arménie occupent une place particulière à la fin du roman. Non seulement ces voyages royaux prennent un aspect nettement “touristique” mais le royaume oriental d’Arménie est décrit, par rapport à l’Écosse, comme un “pays de Cocagne” qui pourra désormais « expédier en Écosse l’or, l’argent et toutes les autres richesses... » :

Li rois, qui ert loiaus et sages, Ainsi le fist ; en Hermenie Laissa bonne gens bien garnie Qui le roiame garderont Et en Escoce envoieront L’or et l’argent et l’autre avoir

Qu’il devront au roiame avoir. (v. 8362-8370)

67 Cf. Marie-Madeleine Castellani, « L’eau dans La Manekine de Philippe de Beaumanoir », Senefiance, No 15, 1985, p. 82-89.

Terres de “légendes” s’opposent ici à pays de “réalité”, permettant aux protagonistes des voyages agréables, sans souci en compensation des tribulations et souff rances qu’ils ont dû subir lors des voyages antérieurs en mer.

Les traits exotiques apparents que nous venons d’analyser ainsi que la mise en jeu du motif du merveilleux à la fin du roman restent ce-pendant, conformément aux critères génériques des récits d’aventures des XIIIe et XIVe siècles, les éléments efficaces du “romanesque” et ne diminuent point le caractère conscient du dénouement de l’histoire extraordinaire de la Manekine.

Le dénouement de l’action du roman est aussi tout à fait remar-quable du fait que le royaume d’Écosse et les deux pays “exotiques”, la Hongrie et l’Arménie, seront désormais réunis et gouvernés avec le consentement pontifical par le couple royal écossais-hongrois.