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La dissolution des dimensions

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On a mentionné ci-dessus que ni l’art visuel, ni la poésie, « l’art verbal » n’est apte à illustrer les doctrines taoïstes. Yourcenar va plus loin, elle crée un univers multifonctionnel où cette division de l’art en branches est mise en question, ces approches du réel perdent leur caractère propre en se mé-langeant. La symbolique des mots et des couleurs devient interchangeable :

« Wang ce soir-là parlait comme si le silence était un mur, et les mots des

18 Blot, p. 98.

19 « We learn that "Wang-Fô aimait l’image des choses, et non les choses elles-mêmes". This line introduces a recurrent theme in the collection, the role of Imaginary, which constitutes the central focus of our symbolic reading of the book. » Frederick, p. 9.

couleurs des tinées à le couvrir. »20 L’écrivain exprime dans cette mise en abyme, au sens large du terme, de tout le récit, sa volonté d’échanger les arts comme si elle peignait à l’aide des mots, on obtient une « peinture-poésie ».

Ici également : « le monde n’est qu’un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé. »21 Le texte présente une réfl exion sur l’art, sur l’artifi ce de l’art qui présente l’image des choses et non pas les choses elles-mêmes. L’art est un mensonge qui dit la vérité, il fait voir la réalité grâce au signe, au symbole ; d’où la déception de l’Empereur.

Outre l’art, les dimensions spatiales et fictionnelles se dissolvent ; comme si le représentant n’était plus inférieur au représenté. Les deux facettes ont désor-mais une même importance : « pliant sous le poids d’un sac plein d’esquisses, […] car ce sac, aux yeux de Ling, était rempli de montagnes sous la neige, de fleuves au printemps, et du visage de la lune d’été. »22 De manière similaire, la seule femme à apparaître en scène, c’est la femme de Ling ; en plus, sa fonction se borne pourtant à commettre un suicide, celui d’une épouse dévouée qui préfère se suicider plutôt que de faire obstacle à la passion nouvelle de son mari. Elle aussi, ôte son sexe et prend celui de son époux (tout comme Ling d’ailleurs) ; les deux, pour être le modèle respectif d’une figure d’un autre sexe que le leur, car « aucune femme n’était pas assez irréelle pour lui servir de modèle, mais Ling pouvait le faire, puisqu’il n’était pas une femme. »23

Aucune frontière prétendue nette et impraticable ne reste intacte, y com-pris celle qui est à sens unique selon notre vision de monde : celle qui trace le seuil entre la vie et la mort. Au moment culminant de l’histoire, s’il y en a dans ce récit méditatif, Ling décapité regagne sa vie et revient parmi les vivants. C’est-à-dire après la mort, on ne s’anéantit pas, on glisse vers un autre monde, celui qui s’étire derrière les tableaux : il ne faut qu’un maître qui ressuscite « par une dernière touche de couleur »24 qu’il ajoute aux yeux.

Ce motif apparaît à nouveau au moment de la pénétration dans le tableau :

« Puis il ajouta à surface de la mer de petites rides qui ne faisaient que rendre le sentiment de sa sérénité. »25 Par son art, il transforme la laideur tradition-nellement attachée à la mort, et par conséquent, il crée un monde immortel,

20 Yourcenar, p. 10.

21 Ibid., p. 34.

22 Ibid., p. 10-12.

23 Yourcenar, p. 12.

24 Ibid., p. 14.

25 Ibid., p. 30.

et règne sur « des montagnes couvertes […] qui ne peuvent pas mourir. » La mer sereine qu’il peint, loin de symboliser une incitation à mourir, de-vient lieu de transformation et de renaissance, et le frêle canot n’est pas ici la lourde barque du nautonier mais l’arche salvatrice qui conduit le maître et son disciple vers un monde de beauté et d’éternité au-delà de la mort. Pour eux, atteindre le non-agir, le Wu wei est impossible dans ce monde plein de contraintes, ils franchissent le seuil de la mort qui est la limite entre action et non-action.

Il est nécessaire d’attirer l’attention sur le fait que chez Yourcenar la mort est un thème apparaissant nombre de fois dans son usage de figures stylistiques, mais le texte en question est celui où on trouve ce thème le plus fréquemment.

La rupture radicale n’est pas produite par la mort mais se situe entre deux étapes de vie, et semble être définitive : « Ling ferma derrière lui la porte de son passé. »26 Le moteur de l’action est Wang-Fô en personne, c’est lui qui est capable de « faire cadeau d’une âme et d’une perception neuves »27, et d’offrir également une façon de voir à l’Empereur à l’aide de ses peintures en soie.

Ling parvient à voir la beauté du monde même s’il ne l’est pas cent pour cent tandis que le Souverain n’arrive pas à se détacher de l’idéalisme de la peinture parce qu’il ne peut accepter qu’un monde parfait, sans défaut. L’art est plus puissant que le pouvoir temporel. Il faut maintenir un équilibre entre l’art et la réalité (Wang-Fô étant le réaliste qui idéalise, les deux excès : Ling qui se sou-met complètement à l’art et abandonne sa vie confortable pour les réussites de son maître ; et l’Empereur, incarnation de Dieu, qui est l’idéaliste déçu par la réalité). On peut déceler également une concurrence entre l’art et la religion, entre Wang-Fô et l’Empereur qui n’est pas « fait pour se perdre à l’intérieur d’une peinture »28.

« […] et je ne suis pas Empereur. Le seul empire sur lequel il vaille la peine de régner est celui où tu pénètres, vieux Weng, par le chemin de Milles Courbes et des Dix Milles couleurs. »29 Phrase charnelle, semble-t-il, qui sert d’aveu à un cœur rempli de jalousie, d’incompréhension, de frustrations d’une per-sonne dépourvue de talent. Le thème de la condition humaine est traité dans la nouvelle de Marguerite Yourcenar sous l’angle de la relation entre l’art et la réalité, l’art et la mort, la réalité et l’illusion. L’art est nécessairement relié

26 Ibid., p. 14.

27 Ibid., p. 12.

28 Yourcenar, p. 34.

29 Ibid., p. 24-26.

à la question de notre condition notamment puisqu’il est une pratique spéci-fiquement humaine, et qu’il établit une certaine relation avec le réel.

En guise de conclusion, « le cœur est un organe femelle » – dit Barthes30, cette phrase dense donnerait la clé pour décrypter le texte. La dimension poétique de l’écriture de Yourcenar, rend la nouvelle à la fois mémorable et complexe.

Complexe surtout dans le sens que se mélange la vision du taoïsme et une tradition littéraire dans laquelle excelle Yourcenar : la peinture off re un ter-rain matériel pour les confronter, ce dont Comment Wang-Fô fut sauvé est un exemple parfait.

Nous espérons avoir fait une lecture bien adaptée au texte. Comme toujours, notre Marguerite se dissimule et refuse d’avoir confiance dans ses lecteurs :

« […] c’est parfois aussi que ce même lecteur est incapable d’aller jusqu’au bout de l’idée ou de l’émotion que le poète lui offre […]. Ce n’est pas la faute de Shakespeare, mais la nôtre, si, quand le poète compare son amour pour le destinataire des Sonnets à un tombeau pavoisé des trophées de ses passions anciennes, nous ne sentons pas flotter sur nous tous les étendards de l’époque élisabéthaine. »31 Yourcenar entame un travail qui force le lecteur à se dissou-dre dans son récit-peinture.

30 Barthes, Roland, Mythologies, France, Editions de Seuil, 1957, p. 123.

31 Gelas, Bruno, « Le traitement de la fiction dans les œuvres romanesques de Marguerite Yourcenar », Revue Littéraire Bimestrielle, Marguerite Yourcenar : Une écriture de la mémoire, Marseille, SUD, 1990, p. 11-12.

Bibliographie

Barthes, Roland, Mythologies, France, Editions de Seuil, 1957.

Benoist, Luc, Signes, symboles et mythes, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1975.

Blot, Jean, Marguerite Yourcenar, Paris, Seghers, 1971.

Frederick, Patricia, Mythique symbolism and cultural anthropology in three early works of Marguerite Yourcenar, Lewiston/Queenton/Lampeter, Mellen University Press, 1995.

Gelas, Bruno, « Le traitement de la fi ction dans les œuvres romanesques de Marguerite Yourcenar », Revue Littéraire Bimestrielle, Marguerite Yourcenar : Une écriture de la mémoire, Marseille, SUD, 1990, p. 7-15.

Lambert, Marie-Th érese, Le Tao, Paris, Seghers, 1988.

Rabouin, David, « Tao pour Tous », Magazine littéraire, n°429, mars 2004, p. 40-41.

Sarde, Michèle, Vous, Marguerite Yourcenar, Paris, Robert Laff ont, 1995.

Tao Te King, Livre de la voie et de la vertu, trad. par Julien Stanislas.

[http://taoteking.free.fr/index.html – le 5 février 2013]

Yourcenar, Marguerite, Nouvelles orientales–Keleti történetek, Budapest, AKGA Junior Kiadó, 2001.

« Es ist eine lange, unglaubliche, bitter-wahre Geschichte »

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Petit précis de la réception de la poésie

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