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L’union directe : la main

In document DOKTORI (PHD) ÉRTEKEZÉS (Pldal 129-135)

II. La représentation du corps

2. Le corps chez Maurice Carême

2.1 L’union directe : la main

Les mains et les gestes manuels font partie du relief significatif des écrits de Maurice Carême. Ils sont liés aux activités journalières, aux gestes machinaux, témoins du relais vers le tangible. Dans l’avant-propos de la première œuvre de Carême, 63 Illustrations pour un jeu de l’oie, Edward Ewbank présente Carême comme « [...] un artiste objectif et direct, satisfait du tangible pourvu que le tangible lui réjouisse, j’allais écrire "lui rince l’œil"607 ».

L’évocation des mains, des doigts, des gestes familiers qui sous-tendent le rôle des mains en action, font ressortir encore davantage le tangible dans les poèmes. Jacques Charles dans la monographie écrite sur Carême le nomme le poète des « gestes familiers608 ».

Le geste familier le plus souvent évoqué dans les poèmes, un véritable motif de sa poétique, est le partage de pain, couper le pain. Souvent les mains ne sont pas forcément évoquées explicitement, mais les activités ménagères, l’ambiance intime décrite dans les poèmes présument de la présence des mains. À titre exemple, voici le poème À l’aube de chaque journée, titre évocateur se référant à l’habitude familiale. Le poème est tiré du recueil La maison blanche, une œuvre inspirée particulièrement par la sérénité intime.

À l’aube de chaque journée, Nous partageons le même pain.

Voici la nappe dépliée Dans l’odeur venue du jardin.

Nous disons la même prière À la vie qui nous fait la grâce D’unir à nouveau nos joues claires Dans la faïence bleue des tasses.

Et si la joie, comme un oiseau, Vient picorer sur nos genoux, Nous savons les gestes qu’il faut Pour qu’elle reste près de nous609.

« Les gestes qu’il faut » – la poésie elle-même se montre comme geste qui fait surgir de ses vers l’oiseau picorant. Rendre sensible et perceptible le matin familial par la poésie c’est aussi un geste ; pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty, il s’agit bien d’un geste, d’une

« modulation d’existence610 », d’un « geste du corps611 ».

607 EWBANK, Edward, Avant-propos à CARÊME, Maurice, 63 Illustrations pour un jeu de l’oie, p. VI.

608 CHARLES, Jacques, Maurice Carême, Op. cit., p. 62.

609 CARÊME, Maurice, « À l’aube de chaque journée… », In Femme, p. 15 ; La maison blanche, p. 50.

610 MERLEAU-PONTY,Maurice, Signes, Op. cit., p. 297.

611 COLLOT,Michel, La matière-émotion, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 32 : « […] la parole […] est elle-même pour Merleau-Ponty un geste du corps. »

125 Les mains, les doigts, la paume apparaissent très souvent dans les titres des poèmes de Carême. L’éditeur Roger Wastiau lui demanda de réaliser un livre de luxe avec les mains pour thème ; paru en 1974, il lui donna le titre Mains. Le poète établit un choix de poèmes pris dans ses œuvres encore inédites. Le recueil parut avec les illustrations gravées sur bois de John Dix612. Nous citons quelques titres de ces poèmes : La main de Dieu, la main du diable, Sous tes doigts, Que ne me saisit-tu la main !, Aux innocents, les mains pleines…, Que vous me tenez mal les mains !, Trop de mains, Les mains de ma mère, Ma main tenait la main du temps, Je compte sur mes doigts, La main d’un ami, Mains, Au creux des mains, Je ne tiens rien dans les mains, Tu n’as pas les paumes trouées, Sur mes mains, Vos mains ne sont-elles pas belles ? Les poèmes (sauf sept de l’ensemble), seront reproduits dans des autres recueils parus durant la vie du poète ou posthumes. Les exemples que nous citons dans la suite sont pris de l’ensemble de l’œuvre de Carême.

Les mains évoquées dans les poèmes apparaissent souvent isolées en tant que métonymie de l’homme en action. Les mouvements mentionnés suggèrent la présence intime du sujet en activité. Dans les vers surgissent un nombre impressionnant de qualificatifs des mains : tendues, ouvertes, jointes, unies, fraîches, patientes, tranquilles, sages, vastes, frêles, tristes, pâles, rougies, durcies, lasses, basses, nues, pleines, vides, inutiles, invisibles, emprisonnées, pesantes. Les mains touchent, tâtonnent : « Tâtonnaient pour trouver le pain613 » ; elles se rencontrent, caressent ou frappent. Pour ce qui concerne les actions qui y sont attachées, nous citons quelques exemples où l’insaisissable se fait tangible, où les mains heurtent ou saisissent, où sont évoquées leurs capacités d’exploration de l’espace et où la prise en charge des objets et des volumes sont mises en valeur : « Nous fait presque toucher du doigt / Le bord d’une table éternelle614 » ; « De toucher enfin de la main / Ce monde étrange qui me brûle615 » ; « Attraper l’ange par la main616. »

Dans le poème L’allée abandonnée du recueil L’eau passe, la primauté de la caresse s’affirme dans un contexte sombre :

Dans le bois où riait l’amour, L’allée n’a plus que des statues.

Mal consolé, je m’habitue À ce paysage en faux jour.

Les statues savent des caresses Plus exquises que les humains.

612 CARÊME, Maurice, Mains, Bruxelles, Éditions Roger Wastiau, 1974, édition de luxe, bois de John Dix.

613 CARÊME, Maurice, « L’étonné », In Entre deux mondes, p. 66.

614 CARÊME, Maurice, « Le temps serait-il arrêté ? », In La Bien-Aimée, p. 98.

615 CARÊME, Maurice, « Toujours la même chose à dire », Ibid., p. 142.

616 CARÊME, Maurice, « L’ange était là », In L’envers su miroir, p. 39.

126 Je leur abandonne mes mains

Et crois retrouver ma jeunesse.

Des larmes roulent sur mes doigts, Des larmes impossible à boire.

La fontaine de la mémoire Coule et ne désaltère pas617.

Les caresses vivifient les statues pour ceux qui le savent ; mais le deuil engendre des larmes ressenties par les doigts, à cause de la perte de la jeunesse et du manque de caresses (que savent uniquement les statues). Les doigts entrent en contact directement avec le chagrin selon sa matérialité exprimée par la présence d’une isotopie liquide (larmes, boire, fontaine, couler, désaltérer).

Dans le poème suivant tiré du recueil Petite Flore, intitulé Myriophylles, dédié au poète Edmond Vandercammen, les mains et les doigts approchent plusieurs éléments matériels.

Quand un monde couleur de fable Se disperse comme du sable Entre les doigts bleus de l’aurore, Il flotte encor sur le sommeil Des mains qui vont à la dérive, Des mains pêcheuses de merveilles, Des mains mourantes qui s’obstinent À renouer sous les eaux pâles La chevelure de nos songes618.

Les éléments matériels solides, liquides (le sable, les eaux pâles) donnent le cadre de la déchéance où les mains, reprises trois fois en tête de vers, « s’obstinent », résistent à la dissolution finale. L’anaphore renforce davantage l’importance des mains dans cette résistance : l’acte de « renouer » propre aux mains est un acte de secours et d’alliance.

Les mains sont souvent mises en corrélation avec l’élément liquide dans les poèmes : tremper les mains dans l’eau, tenir de l’eau dans la main, dans la paume, sont des images récurrentes dans les poèmes : « Du bleu ? J’en ai dans ma rivière / Où je trempais, dans la lumière, / Mes mains619. » ; « L’eau qui tremble en ta main retrouve sa clarté620 ». L’évocation de la paume ou du creux de la main fait des mains une sorte de récipient qui comme dans l’extrait suivant retient dans son chaud le passé :

Mes ombres, venez boire Dans le creux de ma main Ces flaques de mémoire

617 CARÊME, Maurice, « L’allée abandonnée », In L’eau passe, p. 48.

618 CARÊME, Maurice, « Myriophylles », In Petite Flore, p. 27.

619 CARÊME, Maurice, « Du bleu ? », In Brabant, p. 14.

620 CARÊME, Maurice, « Ton amour ne fait rien », In Femme, p. 18.

127 Chaudes comme du vin621.

Dans les vers suivants les mains, dans leur creux, donnent un cadre au miroitement, se rallie à la hauteur : « Et le ciel rit à la renverse / Dans le miroir creux de tes mains622 ».

Les oiseaux, espèces de l’air, de la hauteur, sont aussi souvent attachés aux mains comme dans les extraits suivants où des comparaisons font ressortir la coïncidence des éléments de l’espace : « Et les étoiles viennent boire / Dans ma main comme des mésanges623 » ; « Et, tremblant comme une colombe, / Le ciel vient manger dans ma main624. »

Les oiseaux appartiennent également au portrait de « jongleur-joueur625 » du poète :

« Je monte sur tous les manèges, / J’ai des pigeons sur tous les doigts626. » ; « Pour un rien, je vous crie merveille ; / Mes mains débordent de pigeons627 ». Le dernier exemple est tiré du recueil posthume Le Jongleur où le jeu des mains et des doigts est la condition sine qua non de toute activité de jonglerie, étant la tâche du poète qui « ne jongle / Qu’avec des mots de tous les jours628. »

Dans les extrait suivants la prise de possession du monde par les mains est retracée, faisant référence au pouvoir poétique ou la main devient une possible métaphore de la poésie :

« Pourquoi je change tout en or / Et tiens au creux des mains le ciel, / La mer, la terre et le soleil629 ? » ; « La lumière tombait à verse des ramures / Et ruisselait en écumant vers les ravins ; / Je pouvais la tenir captive dans mes mains / Et la humer longtemps comme une pêche mûre630. » Les mains, les doigts sont souvent en corrélation avec la lumière, dans l’attitude de « donner à voir », tâche du poète ; l’acte de donner est accentué par la référence

621 CARÊME, Maurice, « Rudes bêtes », In L’eau passe, Ibid., p. 38–39.

622 CARÊME, Maurice, « Toute la jeunesse du monde… », In Femme, p. 27 ; In La maison blanche, p. 54.

623 CARÊME, Maurice, « Même quand tu parles si bas », In Heure de grâce, p. 164.

624 CARÊME, Maurice, « Si simplement », In Le voleur d’étincelles, p. 29.

625 Cf. LAVENNE,François-Xavier,« Carême en carnaval. Portrait du poète en jongleur », Bulletin Maurice Carême n°57, Bruxelles, Fondation Maurice Carême, 2011, p. 15–18.

626 CARÊME, Maurice, « Allons donc ! », In De plus loin que la nuit, p. 98.

627 CARÊME, Maurice, « Mademoiselle Arsinoé », In Le Jongleur, p. 109.

628 CARÊME, Maurice, « Jongleur, on peut l’être… », Ibid., p. 65.

629 CARÊME, Maurice, « Je suis campagne, je suis blé », In Et puis après…, p. 56. Les vers cités apparaissent dans une autre version dans le poème Au creux des mains du recueil Mains (p. 46.) où le poète-jongleur s’identifie au monde, le métamorphose et le capte :

« Tu jongles avec des oiseaux.

Tu es canal, tu es bateau.

[…]

Pourtant ton cœur ignore encor Pourquoi tu changes tout en or.

Pourquoi tu tiens au creux des mains Le ciel, la terre, les chemins. »

630 CARÊME, Maurice, « Automne », In La maison blanche, p. 134–135.

128 aux mains lumineuses. À titre exemple, ces quelques extraits : « déborder de ses mains la lumières631 » ; « Que la blanche lumière / Émanant de tes mains632. » ; « mes mains s’ensoleillent633 » ; « il tient la clarté en main634 » ; « Un immense pays / Dont toute la lumière / Sort de mes doigts surpris635. »

Rendre tangible, toucher, renouer, retenir, miroiter, jongler, saisir, donner à voir, sont au cœur de cette écriture ; l’insistance sur les mains fait surgir le véritable travail manuel que réalise le poète. Dans la citation suivante, l’activité poétique est explicitement comparée à celle d’un artisan :

Ne suis-je pas pareil à cet humble artisan Qui, dans un atelier tranquille, aime parfaire,

Comme un meuble de prix, une table en bois blanc636 ?

Notons dans les poèmes la fréquence des gestes manuels : courber, façonner, modeler en tant que « homo faber637 » ; mais aussi, dans en sens bachelardien, « les contours invisibles638 », qui font référence au travail du sculpteur. Voici les récurrences : « De courber sous mes doigts / Un peu d’éternité639. » ; « Lentement, de ses mains, / Il avait façonné / Tout un monde étonné / D’être sans lendemain640. » ; « Tu prends le matin dans tes nasses, / Tu les modèles sous tes doigts / Et, déjà semblable à un dieu, / Tu le fais renaître ou tu veux641. »

Dans l’exemple suivant, les mains ont vocation de saisir un phénomène météorologique : la tempête et son apaisement. Nous citons uniquement les trois dernières strophes, les moments après l’orage :

Puis, comme la nuit était proche, Le vent, lassé de saccager La terre et la mer enragées, Se tut et mit les mains en poche.

Le phare se dressa dans l’ombre Et jeta, à l’entour de lui,

631 CARÊME, Maurice, « Ai-je été tout cela », In De plus loin, p. 19.

632 CARÊME, Maurice, « Était-ce une chapelle… », In L’eau passe, p. 31.

633 CARÊME, Maurice, « Regardez, mes mains s’ensoleillent », In Et puis après…, p. 64.

634 CARÊME, Maurice, « Pourquoi interroger le ciel ? », In Le Jongleur, p. 96.

635 CARÊME, Maurice, « Quand je n’ai rien à dire », Ibid., p. 18.

636 CARÊME, Maurice, « Une inclination… », In La maison blanche, p. 40.

637 BACHELARD, Gaston, L’eau et les rêves, Op. cit., p. 145 ; BACHELARD, Gaston, La terre et les rêveries du repos, Op. cit., p. 1.

638 Propos cités par Bachelard de Christian Sénéchal qui se réfère au poète Jules Supervielle : « J. Supervielle a le don de caresser les nuages tout comme le sculpteur qui, de la main, modèle des contours invisibles pour d’autres que pour lui. » Bachelard continue sa réflexion en rejetant la distinction des imaginations visuelles et des imaginations auditives, (jointes par la poésie) comme il poursuit : « distinction brutale qui nous écarte de tant de notations profondes sur la vie imaginaire, de tant d’intuitions dynamiques directes. » BACHELARD, Gaston, L’air et les songes, Op. cit., p. 241.

639 CARÊME, Maurice, « Sans vaine et morne plainte », In Heure de grâce, p. 70.

640 CARÊME, Maurice, « L’homme éternel », In Entre deux mondes, p. 20.

641 CARÊME, Maurice, « Tu vis planté au cœur du monde », In Et puis après…, p. 10.

129 Un regard soudain affermi.

Le ciel se fit un peu moins sombre Et, comme un reste de lumière Tremblait encor dans le lointain, Il reprit l’horizon en main Et le replante sur la mer642.

Les effets du vent sont décrits comme des gestes humains familiers (« mit les mains en poche ») et dirigent déjà l’attention vers l’action des mains, mais les gestes manuels de la dernière strophe (reprit, replante) évoquent le processus manuel de création, comme si c’était un tableau à peindre.

Le recueil duquel était tiré cet extrait, Mer du Nord, fut un travail réalisé en commun avec son ami peintre Henri Victor Wolvens que nous avons déjà évoqué. Le poème, tout comme plusieurs de ce recueil, porte les empreintes des gestes picturaux, effet qui fera l’objet de la deuxième partie de notre thèse.

Mais déjà nous découvrons le sujet du corps et sa résurgence, cette fois, dans la prose de Carême. Il garde comme objectif de « donner à voir » – ce qui est l’intention de l’artiste – mettant en évidence le visage, l’œil, le regard pétrifiant. C’est le pouvoir du créateur : posséder, « piquer », méduser l’image cathartique, tout en tenant compte de l’effroi devant ce pouvoir qui fait « trembler ses doigts » comme dit Carême dans la citation suivante du même recueil Mer du Nord :

Et si la mer et si la plage Et si le sable et si le vent

Se tournaient comme des images Sous tes doigts encore tremblants... 643

642 CARÊME, Maurice, « Tempête », In Mer du Nord (1971), p. 34.

643 CARÊME, Maurice, « Et si... », Ibid., p. 74.

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In document DOKTORI (PHD) ÉRTEKEZÉS (Pldal 129-135)