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La « morte vivante » dans les romans byzantins

Les romans hellénistiques, bien qu’ils aient été considérés à leur époque comme un genre « sous-littéraire », ont connu une vraie renaissance au XIIe siècle à Byzance où on ne les a pas seulement lus mais où, s’inspirant de ceux-ci, de nou-veaux récits ont vu le jour. Ici, comme la redécouverte de ces œuvres ne s’est faite que récemment, et du fait que peu de monographies ont été consacrés entière-ment à ce sujet, je me permets de m’attarder sur la présentation de l’ouvrage de F. Meunier, auquel j’ajouterais quelques remarques critiques.

F. Meunier dans son étude sur les romans byzantins du XIIe siècle9 aborde un sujet jusqu’ici peu exploré. (À part la monographie de R. Beaton10, nous ne pouvons guère citer d’autre ouvrage qui serait entièrement consacré à la créa-tion romanesque byzantine. Et apparemment en français c’est celui de F. Meu-nier qui serait le premier.) Il s’agit de quatre romans parvenus jusqu’à nous prolongeant la tradition des romans grecs de l’époque impériale : Rhodanthé et Dosiclès de Théodore Prodrome, Aristandre et Callithée de Constantin Manasses (à l’état de fragments), Drosilla et Chariclès de Nicétas Eugenianos, Hysminé et Hysminias d’Eustathe Makrembolitès. Ce sujet semble d’autant plus intéressant que ces œuvres longtemps considérées comme de simples plagiats des romans grecs et ainsi fortement méprisées par la critique, ne sont accessibles en édition moderne que depuis peu11. (D’ailleurs, les traductions contemporaines, parues sporadiquement à partir de la seconde moitié du XXe siècle en sont également peu nombreux. En français par exemple, il n’existe encore, à notre connaissance, que le roman de Makrembolitès12.) Ces romans, pareillement à leurs ancêtres grecs, sont des histoires « érotiques », c’est-à-dire consacrées à Éros, et à la fois initiatiques, dont la thématique de base est toujours la même : amour et aventures.

Dans la première partie de son ouvrage, F. Meunier présente le contexte poli-tique, économique et socio-culturel de Byzance au XIIe siècle en relevant les realia

9 F. Meunier, op. cit.

10 R. Beaton, op. cit.

11 Theodori Prodromi De Rhodanthes et Dosiclis amoribus libri IX, edidit M. Marcovich, Stutgardiae et Lipsiae : In Aedibus B.G. Teubneri, 1992 (édition du texte grec) ; Il romanzo bizantino del XII secolo, éd. F. Conca, Turin, 1994 (texte grec des quatre romans byzantins et traduction en italien) ; Eustathius Macrembolites, de Hysmines et Hysminiae amoribus libri XI, ed. M. Marcovich, Munich – Leipzig, 2001 (édition du texte grec).

12 F. Meunier, Les amours homonymes, Paris, 1991.

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dont ces romans abondent visiblement. Dans la deuxième partie, elle examine les caractéristiques de la fiction elle-même (cadre spatio-temporel, structure, matière) tout en soulignant les décalages des modèles antiques (structure sim-plifiée, accent mis sur la virginité sous l’influence chrétienne, etc.)13. Dans la der-nière partie, F. Meunier s’intéresse à la question de la mimesis qu’elle examine du point de vue linguistique, rhétorique ainsi que sous l’angle des modèles antiques et contemporains. Elle guide donc ses lecteurs de façon minutieuse, ne se per-dant toutefois pas dans les détails, dans cette « contrée » jusqu’ici guère parcourue.

Néanmoins, le chapitre dans lequel elle s’interroge sur l’influence possible des œuvres contemporaines (« Des sources médiévales ? ») contient quelques points problématiques. Ayant démontré l’influence évidente de l’hagiographie et d’une épopée arabo-byzantine (Digénis Akritas) sur les romans byzantins, F. Meunier passe à l’examen des récits français du XIIe siècle (surtout à ceux ayant un sujet grec ou byzantin)14. Constatant cependant chaque fois que les différences sont plus nombreuses que les similitudes, elle finit par conclure que ces récits n’ont sans doute exercé aucune influence sur la littérature romanesque de Byzance.

Les constatations de F. Meunier soulèvent cependant parfois quelques doutes.

Par exemple, elle affirme que pour les héros de Chrétien de Troyes, les aventures

« initiatiques » se font uniquement dans la solitude, alors qu’elles sont vécues à deux dans les textes byzantins15. Cependant à propos de l’Érec et Énide ce n’est pas, me semble-t-il, si évident : à part un court épisode du début du récit, tout au long de l’histoire femme et mari sont soumis aux épreuves de concert. Ou encore, l’argument de l’auteur selon lequel dans le Cligès c’est l’adultère qui est avant tout célébré16, semble un peu forcé (même si aujourd’hui on commence à douter que

13 Sur ce décalage des romans hellénistiques voir encore entre autres J. P. Arrignon – J. F. Duneau,

« Le roman byzantin : Permanence et changements », In Le monde du roman grec, Actes du col‑

loque international tenu à l’École normale supérieure (Paris 17‑19 décembre 1987), rassemblés par M.‑F. Baslez, Ph. Hoffmann et M. Trédé, Presses de l’École normale supérieure, 1992, p. 283‑290 ; C. Jouanno, « Les jeunes filles dans le roman byzantin du XIIe siècle », In Les personnages du roman grec, Actes du colloque de Tours, 18–20 novembre 1999, éd. par B. Pouderon avec la collaboration de Ch. Hunzinger et D. Kasprzyk, p. 329‑346.

14 F. Meunier soumet à l’examen les récits français suivants : les trois romans d’antiquité (Roman de Thèbes, Roman de Troie, Roman d’Énéas), les cinq romans arthuriens de Chrétien de Troyes (surtout Cligès), Floire et Blancheflor, Parthonopeu de Blois et Éracle.

15 « Le schéma diffère dans son ensemble de celui des romans byzantins mais le rejoint sur un point : tous ces romans sont des œuvres initiatiques, célébrant la conquête de soi à travers la découverte du monde et l’aventure douloureuse. Mais elle se fait dans la solitude pour le chevalier, à deux (malgré les épisodes de séparation) dans les textes byzantins où le couple se trouve formé dès le début du récit. » F. Meunier, op. cit., p. 248.

16 « Mais surtout, paradoxalement et plus encore si on les compare aux romans byzantins prônant la valeur chrétienne de la virginité, ils [= les romans arthuriens de Chrétien de Troyes] célèbrent la passion charnelle (Érec et Énide, Le chevalier au lion), et même adultère de Lancelot et Guenièvre 52

Chrétien, avec son Cligès, aurait vraiment voulu offrir une version corrigée et revue de l’histoire de Tristan et Iseut, comme la critique l’a longtemps suggéré17).

Toutefois, ce qui paraît le plus bizarre, c’est de considérer comme source pos-sible du roman byzantin, une œuvre qui a sans doute été écrite plus tard que son

« pendant » : car le roman de Prodrome (Rhodanthé et Dosiclès), selon la data-tion également acceptée par F. Meunier18, a été composé entre 1143 et 1149 mais le Cligès en 1176 seulement. D’ailleurs, il apparaît qu’à l’exception de Floire et Blancheflor (1150) et les trois romans d’antiquité (Thèbes [~1150], Eneas [~1160], Troie [~1165]), les récits français cités par F. Meunier sont tous postérieurs aux romans byzantins (Cligès 1176, Parthonopeu de Blois 1185, Éracle 1176 / 1181; Cf. : Rhodanthé et Dosiclès 1143 / 1149, Aristandre et Callithée 1160, Drosilla et Chari‑

clès 1157-58, Hysminé et Hysminias [?]). Cette chronologie suggérerait donc une

« direction » toute contraire. (La postérité des romans byzantins est traitée dans la conclusion, mais là on ne parle plus du Cligès.) Le thème de la fausse mort, à propos duquel l’auteur rejette d’ailleurs définitivement l’idée d’une « parenté » entre ces deux romans, me semble pourtant un moment clé dans cette question.

Certes, en examinant de façon superficielle l’épisode en question dans les deux romans, l’on pourrait dire qu’il n’y en a que des différences : la fausse mort de Fénice est décidée par elle-même alors que celle de l’héroïne de Prodrome est due à un « agent extérieur », ensuite, à la jalousie de Myrilla est « substitué le désir de Fénice » de vivre son amour avec Cligès, ou encore les « préparations médicales » de Thessala ne sont pas non plus comparables à « l’herbe trouvée dans la nature » par Dosiclès19.

(Le chevalier de la charrette). Bien que dans Cligès divers artifices tentent de masquer l’adultère, il se trouve tout de même au fondement de l’amour qui unit Fénice, femme de l’empereur byzantin Alis, et Cligès. […] Dans ce contexte d’adultère projeté par Fénice, l’éloge de la chasteté qu’elle prononce en présence de Cligès (v. 5173‑5220) n’a pas la même résonance que la volonté ferme des héroïnes de Prodrome, Eugenianos et surtout Makrembolitès de rester vierges jusqu’à leur mariage par respect des conventions et conviction religieuse. Certes, Fénice, bien que mariée à Alis, veut se conserver vierge pour celui qu’elle aime vraiment. Mais elle entend bien user de subterfuges pour se donner à lui tout en échappant à la vengeance de son époux. Et la sauvegarde de sa virginité avait aussi été présentée par elle dans un premier temps comme un enjeu politique, le seul moyen d’empêcher Alis, son époux, d’avoir un héritier, et de permettre à Cligès, le cas échéant, de remonter sur le trône usurpé par son oncle (v. 3097‑3155). » F. Meunier, op. cit., p. 248 et 250.

17 L. Harf‑Lancner dans sa traduction du Cligès, récemment parue, à propos du rapport de celui‑ci avec la légende de Tristan et Iseut, en propose même un nouveau terme : selon elle c’est un « simili‑

Tristan », plutôt qu’un « anti‑Tristan » ou qu’un « néo‑Tristan », termes utilisés par l’ancienne cri‑

tique (L. Harf‑Lancner, « Un simili‑Tristan », In Chrétien de Troyes, Cligès, p. 18‑24).

18 « Aucun de quatre romans byzantins n’étant sûrement daté, on pense que Prodrome a écrit Rho‑

danthé et Dosiclès entre 1143 et 1149, période marquée pour lui par une éclipse de faveur à la cour impériale. » F. Meunier, op. cit., p.36.

19 « Mais quoi de commun entre Cligès et les romans byzantins ? Quelques thèmes exploités différem‑

ment : la fausse mort de l’héroïne due non pas à un agent extérieur mais à une décision prise par 53

Cependant, si la fausse mort de Rhodanthé diffère peut-être en plusieurs points de celle de Fénice (la ressemblance entre les descriptions de l’effet de la potion et de l’état cataleptique des héroïnes reste toutefois à souligner, voir Rhod. et Dos. : VIII, 440-447, 453-459 ; Cligès : 5442-5450, 5760-5770), elle montre beaucoup de parallèles avec celle d’un autre récit français également du XIIe siècle, l’Eliduc de Marie de France, qui – sans doute à cause de la différence de genre, n’étant pas un roman mais un lai20 – a échappé à F. Meunier (herbe de couleur blanche-rouge-pourpre / vermeille montrée par un animal, grâce à laquelle la jeune fille est res-suscitée, voir Rhod. et Dos. : 466-479, 504-509 ; Eliduc : 1032-1065)21. Et comme ce motif (mort apparente d’une jeune fille, causée par une potion) apparaissait déjà bien antérieurement, dans un des romans grecs, Les Éphésiaques de Xénophon, dans lequel Prodrome lui aussi puise visiblement22, il semble plus vraisemblable que ce sont les romanciers français qui se sont inspirés de leurs collègues grecs (et byzantins) et non l’inverse.

La fausse mort était, comme nous l’avons remarqué, un thème presque « obli-gatoire » des romans grecs et byzantins, dont F. Meunier parle longuement dans un des chapitres précédents à propos des matières romanesques. Mais, dans le roman de Manasses, il est, à notre avis, faux de supposer une telle scène23. Dans le fragment auquel l’auteur renvoie, il s’agit tout simplement de l’emprisonnement de l’héroïne et non de sa fausse mort. Certes l’expression grecque « Παστὸς ἡ γῆ

elle‑même et mûrement réfléchie, censée l’aider à commettre un adultère avec Cligès (v. 5340‑6196).

Sa nourrice compose à cet effet un breuvage puissant et la guérit ensuite, grâce à des onguents miraculeux, des blessures qu’on lui a infligées. On pense évidemment, dans le roman de Prodrome, à l’épisode où l’héroïne tombe inanimée après avoir absorbé un breuvage offert par Myrilla puis reprend connaissance grâce à l’herbe médicinale aux vertus quasiment magiques (VIII, 434‑509).

Mais à la jalousie, ressort fondamental de cet épisode chez Prodrome, Chrétien de Troyes a donc substitué le désir de Fénice de concrétiser son amour pour Cligès et de surcroît les onguents de la nourrice, préparations médicales, ne sont comparables à l’herbe trouvée dans la nature et utilisée telle quelle, sans transformation, par Dosiclès pour sauver Rhodanthé. » F. Meunier, op. cit., p. 249.

20 Toutefois, bien que l’Eliduc fait partie des douze lais de Marie de France, par sa longueur et la complexité de son histoire, il semble proche du genre romanesque.

21 Sur cette question, voir encore le chapitre sur l’analyse du roman de Théodore Prodrome, mis en comparaison avec Eliduc.

22 L’éditeur aussi, dans sa note sur les vers 437‑440, établie un parallèle entre le roman de Prodrome et celui de Xénophon d’Éphèse. Dans le premier, avec sa potion donnée à Rhodanthé, Myrilla tente par jalousie d’empêcher le mariage de celle‑ci avec son fiancé, Dosiklès, alors que dans Les Éphé‑

siaques, le breuvage du médecin Eudoxos permet à Anthia d’éviter le mariage contre sa volonté avec Périlaos. Il romanzo bizantino del XII secolo, éd. F. Conca, p. 273, note 16.

23 « Le peu de renseignements qu’Aristandre dans les fragments de Manasses livre sur le compte de Callithée laisse croire aussi, par comparaison aux autres romans, à une fausse mort. Certes Calli‑

thée a été tuée et enterrée, dit Aristandre (v. 68‑69), mais on imagine qu’elle a par la suite trouvé, comme les autres héroïnes, un moyen de ressusciter. » F. Meunier, op. cit., p. 135.

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… τῇ Καλλιθέᾳ » (« le lit est la terre […] pour Callithée »)24 peut être au premier regard ambiguë, en permettant de penser, très vaguement d’ailleurs, à l’enterre-ment de la jeune fille, comme si elle voulait dire « Callithée n’a plus pour lit que la terre », c’est-à-dire qu’elle serait ensevelie. (Est-ce que c’est bien ce qui a mené F. Meunier à la conviction d’y supposer une fausse mort ? Car, selon nous, rien d’autre n’y fait pas penser.) Toutefois, justement « par comparaison aux autres romans », notamment à celui d’Achille Tatius, dont Manasses s’inspire ouverte-ment (il utilise en effet les mêmes termes), il devient claire que la jeune fille n’était qu’emprisonnée25.

Tout bien considéré, l’ouvrage de F. Meunier bien construit et clairement struc-turé nous offre une étude approfondie et minutieuse sur la création romanesque byzantine, et semble surtout indispensable pour nos investigations. Néanmoins, il semble que le chapitre sur le rapport entre ces œuvres et les récits français du XIIe siècle reste encore à revoir.

Notre motif se survit donc également dans les romans byzantins, bien que sous des formes beaucoup moins développées, si l’on peut le juger d’après ces quatre romans parvenus jusqu’à nous. Dans le roman de Macrembolite, les marins jettent l’héroïne dans la mer, puisqu’avec ce sacrifice ils espèrent apaiser la colère de Poséidon. Son amant, Hysminias la croit longtemps morte, pourtant plus tard ils se rencontrent de nouveau. C’est alors que la jeune fille explique qu’elle était sauvée en effet par un dauphin. Chez Eugenianos l’héroïne, Drosille tombe d’un chariot dans les montagnes, et tout le monde pense qu’elle fait une chute mortelle sur le bord de la mer couvert de roches. Plus tard on apprend qu’elle y a miracu-leusement échappé. Dans le roman de Théodore Prodrome intitulé Rhodanthé et Dosiclès, les deux amants se pensent également plusieurs fois morts l’un l’autre.

En ce qui concerne ces œuvres byzantines, c’est surtout le roman de Théodore Prodrome sur lequel je voudrais insister. Car dans cette œuvre on peut rencon-trer une scène de mort apparente qui même préfigure la deuxième variante de la

« morte vivante », celle de la « belle endormie ». Dans l’épisode en question (dont nous donnerons une analyse plus complète dans un chapitre suivant) l’héroïne devient toute paralysée (D 1960.4 Deathlike sleep. D 2072 Magic paralysis.

Person or thing rendered helpless) ayant bu le breuvage (D 1040 Magic drink. D 1242.2 Magic potion. D 1364.7 Sleeping potion : drink causes magic sleep. D 1410 Magic object renders person helpless. D 1419.2 Magic object paralyses. D 1793 Magic results from eating or drinking) que lui donne sa rivale jalouse. La jeune fille, qui ne semble que demi-morte, ne sera pas

24 La traduction est de nous, Constantin Manasses, Aristandre et Callithée, IV, 68, 6 (Il romanzo bizantino del XII secolo, éd. F. Conca, p. 721).

25 Achille Tatius, Leucippé et Clitophon, III, 10, 5.

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enterrée, mais reste « sur scène ». Dans ce cas aussi, l’accent est mis sur l’image de la belle fille inerte (D 1960.3 Sleeping Beauty). Bien que les éléments mer-veilleux qui caractériseront plus tard les contes de la « Belle au Bois dormant » y soient visiblement absents, la description de la belle paralysée projette à notre avis la figure d’une « belle endormie ».