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La « morte vivante » dans l’Historia Apollonii regis Tyri

Si l’on cherche des préfigurations du motif de la « morte vivante », on ne peut évidemment pas passer sous silence un exemple important qui se retrouve en fait au carrefour de diverses traditions : l’Historia Apollonii regis Tyri, roman latin rédigé au Ve ou au VIe siècle26. Celui-ci paraît d’une part une progéniture tar-dive des romans hellénistiques dans la mesure où il suit très probablement un modèle grec. Il est en même temps une préfiguration significative des romans courtois, auquel ceux-ci doivent sans doute beaucoup. En ce qui concerne le motif en question, le roman latin semble pourtant s’inscrire dans une tradition

« intermédiaire » : celle de la littérature hagiographique. La mort apparente de la femme d’Apollonius quoiqu’elle montre les caractéristiques essentielles du thème de la « vivante ensevelie », le contexte auquel elle s’insère et son rôle structural la mettent en parenté plutôt avec les vies de saints qu’avec les romans grecs / byzan-tins. Dans cet épisode la jeune femme d’Apollonius devient morte apparente (D 1960.4 Deathlike sleep) après avoir mis au monde une fille pendant leur voyage en bateau. Proprement dit, elle n’est pas enterrée car loin du continent elle n’est que mise dans une caisse que l’on jette ensuite dans la mer. Toutefois cet acte en pleine mer équivaut sans doute à des rites funéraires (V 60 Funeral rites).

Elle sera retrouvée par un médecin dont l’un des disciples découvre, lorsqu’il pré-pare la jeune femme à l’enterrement, que celle-ci n’est que cataleptique. Le jeune homme arrive finalement même à la ranimer (D 1978 Waking from sleep. N 694 Apparently dead woman revives as she is being prepared for burial).

Dans cette scène nous pouvons apercevoir quelques topoi des vies de saints : celui de l’accouchement sur un bateau en plein mer et la fausse mort de l’accouchée,

26 Selon M. Zink, même la transmission manuscrite témoigne d’une certaine hésitation de la posté‑

rité envers le genre et l’appartenance de cette œuvre. « Ils copient l’œuvre dans des contextes assez cohérents, mais qui trahissent une hésitation bien compréhensible à en définir la nature et le genre : histoire antique (on copie volontiers l’Historia Apollonii en compagnie du De excidio Troiae de Darès le Phrygien), mais aussi textes hagiographiques. Tout au long du Moyen Âge, en même temps qu’on insère cette histoire d’Apollonius dans des compilations historiques, on tend à la traiter comme un récit hagiographique et à voir dans son héros un presque saint ou, comme on a pu l’écrire, un

“Job chrétien”. » M. Zink, « Apollonius de Tyr : Le monde grec aux sources du roman français », In Colloque « La Grèce antique sous le regard du Moyen Âge occidental », actes J. Leclant et M. Zink éd., Diffusion de Boccard, Paris, 2005, p. 138.

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qui semblent tous les deux néfastes, mettant en danger tous ceux qui sont sur ce bateau27. L’absence provisoire de ce personnage ne semble guère décisive par rapport au cours de l’intrigue : même si elle ne revenait plus jamais dans l’histoire, cette dernière serait complète. En effet la femme d’Apollonius n’est selon toutes apparences pas l’héroïne principale de l’histoire, et après sa mort apparente elle l’est encore moins. En vérité, c’est la fille de celle-ci, Tarsia qui occupe une place importante dans le récit où le couple amoureux est visiblement remplacé par le couple père-fille.

2. LE VOYAGE DE LA « MORTE VIVANTE » D’UNE CULTURE À UNE AUTRE

Si nous avons jugé nécessaire de présenter brièvement l’évolution du motif en question dans la littérature romanesque à partir de l’Antiquité grecque en passant par la Byzance médiévale jusqu’à un roman latin du haut Moyen Âge, c’est que ces occurrences montrent des parallèles intéressants avec les récits qui constituent le corpus de notre enquête concernant le motif de la « morte vivante ». Notre objec-tif n’était évidemment pas de trouver de nouvelles sources possibles du roman courtois ou de prouver l’influence – d’ailleurs évidente – des Anciens. La vraie cause pour laquelle nous avons voulu toucher à ce sujet, c’est que l’analogie du genre, étant donné qu’il s’agit de romans dans tous ces cas (mis à part deux récits français, Frayre de Joy e Sor de Plaser et Eliduc), permet d’effectuer une compa-raison et partant de démontrer les changements qu’a subits le motif de la « morte vivante » en tant qu’élément romanesque, au cours de son cheminement dans l’espace et dans le temps, d’une culture à une autre, de l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge28. En effet ce qui semble remarquable concernant l’apparition de ce motif dans les œuvres françaises et occitanes, c’est d’une part le rôle qu’il joue au sein de

27 « Il existe des ressemblances entre l’Historia Apollonii et de nombreuses légendes hagiographiques (le manteau partagé, la vierge conduite au lupanar, l’exposition d’un corps en mer, l’accouchement en mer suivi de la mort apparente de la parturiente). » M. Zink, « Apollonius de Tyr : Le monde grec aux sources du roman français », p. 139.

28 Cette question nous semble d’autant plus intéressante qu’apparemment jusqu’ici peu de choses ont été écrites à ce sujet. Certes S. Capello effleure également le sujet de la relation entre les romans médiévaux français et les romans grecs et byzantins en le mettant cependant dans une toute autre perspective (« relation entre idylle et romanesque ») et en examinant dans une époque postérieure.

S. Cappello, « Réception et réécritures du roman idyllique au XVIe siècle », In Le récit idyllique. Aux sources du roman moderne, J. J. Vincensini et C. Galderisi (dir.), Éditions Classiques Garnier, Paris, 2009, surtout p. 180‑181.

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ces récits, soit en tant que moment décisif quant au dénouement final, soit en tant que thème unique et central de toute l’histoire, d’autre part la forme qu’il prend – toute élaborée, raffinée et complexe, renfermant en soi plusieurs traditions –,

ainsi que le message qu’il véhicule, reflétant visiblement l’esprit d’un monde déjà christianisé.

Pour illustrer les changements qu’a subis le motif au cours de son « voyage », en ce qui concerne son rôle structural et son message, j’insisterai surtout sur deux récits français qui peuvent être facilement mis en parallèle avec deux romans antiques : l’Eliduc de Marie de France avec l’Histoire d’Apollonius de Tyr, qu’il n’est pas donc tout à fait faux de ranger parmi les romans grecs, et le Cligès de Chrétien de Troyes avec Les Éphésiaques de Xénophon d’Éphèse. Dans L’Histoire d’Apollo‑

nius de Tyr, comme nous venons de le rapporter, c’est la femme du protagoniste qui semble mourir subitement au cours d’un voyage en bateau, après avoir mis au monde une fille. Tout le monde la croyant morte, on la jette à la mer dans une caisse et c’est à Éphèse que le corps inanimé de la femme s’échoue, où un médecin découvre qu’elle vit encore. Par la suite – jusqu’à ce que son mari la retrouve tout à la fin du récit – elle sera prêtresse dans le sanctuaire de Diane. Cette scène pos-sède de grandes similitudes avec l’épisode identique de l’Eliduc : c’est aussi sur un bateau que la jeune fille semble brusquement mourir après s’être rendu compte que son amant, Eliduc, était déjà marié. Son corps inanimé sera déposé par Eli-duc sur l’autel d’une chapelle où après quelque temps elle sera ressuscitée grâce à la femme de son amant. Il y a donc beaucoup de ressemblances entre les deux scènes : les héroïnes semblent subitement mourir sur un bateau (toutes les deux sont accusées par les marins d’avoir causé la tempête) et restent dans un lieu sacré jusqu’à ce qu’elles puissent « revenir » dans le récit. Mais alors que dans Apollonius de Tyr cette scène n’est que l’une des innombrables péripéties et l’un des épisodes romanesques, dans le lai de Marie de France elle devient un moment-clé qui bouleverse toute l’histoire et qui résout le problème central. Car c’est justement ce spectacle céleste, une jeune fille visiblement morte dont la beauté n’a en rien changé malgré les jours passés, qui touche profondément la femme d’Eliduc et lui inspire le sacrifice (pour ne pas se mettre en travers du bonheur des amants elle décide d’entrer au couvent), ce qui apporte une solution à la situation déses-pérée d’Eliduc ayant deux femmes à la fois. (Que ce motif ne soit pas forcément nécessaire dans l’Histoire d’Apollonius de Tyr, c’est également visible du fait que dans Jourdain de Blaye, une de ses adaptations, qui reprend presque à l’identique l’histoire latine, ce thème sera complètement omis.)

On peut apercevoir ce même changement du motif concernant son rôle struc-tural entre le roman de Xénophon d’Éphèse et celui de Chrétien de Troyes. Dans Les Éphésiaques, lorsque l’héroïne Anthia se retrouve dans une situation difficile, puisque le Préfet de paix en Cilicie veut l’épouser, elle demande un poison à un 58

médecin pour ne pas devenir infidèle à son mari. Cependant, celui-ci étant pris de pitié pour elle, ne lui donne qu’un certain « pharmakon » qui provoque seule-ment une mort apparente. Anthia l’ingère avant la nuit de noces et semble mourir sur le coup. Ce sont finalement des voleurs qui la retirent du tombeau. L’épisode de la fausse mort de Fénice dans le roman de Chrétien de Troyes y ressemble beaucoup. Fénice, elle aussi, veut à tout prix échapper au mariage avec l’empereur byzantin, Alis, afin de rester fidèle à son bien-aimé, Cligès. D’abord, elle garde sa virginité grâce à une potion qui donne l’illusion à son mari de la posséder pen-dant la nuit ; par la suite, c’est toujours une potion qui apporte la solution en pro-voquant la fausse mort de la jeune fille. C’est son amant Cligès qui la fait sortir du sépulcre. Cependant, malgré toutes ces ressemblances il y a une différence nette entre les deux épisodes. Tandis que dans le roman de Xénophon la mort appa-rente d’Anthia s’intercale tout simplement dans une suite d’innombrables aven-tures, sans contribuer cependant au dénouement final, la fausse mort de Fénice change fondamentalement le cours de l’intrigue en offrant une solution non seu-lement aux amants du récit mais aussi à la problématique « tristanienne », ce qui était peut-être l’un des objectifs principaux de Chrétien en écrivant une version modifiée de l’histoire de Tristan et Iseut, considérée par le public de l’époque comme fortement immorale.

Quoi qu’il en soit, Chrétien de Troyes, pareillement à Marie de France, reprend le motif de la fausse mort d’une façon très originale qui diffère complètement de ses préfigurations antiques, en en faisant un élément central et décisif du récit.

Que pour les romanciers antiques ce motif n’ait pas eu tant d’importance se manifeste dans la narration même. Dans les romans grecs, chaque fois que ce thème apparaît l’auteur ne manque pas de rassurer ses lecteurs dès le début de l’épisode qu’il ne faut pas le prendre au sérieux car il s’agira seulement d’une mort apparente :

θανάσιμον <μὲν> οὐχὶ φάρμακον, ὑπνωτικὸν δέ (« une potion non mortelle, mais somnifère »). (Xénophon d’Éphèse, Les Éphésiaques, 3,5,11)29 non fuit mortua, sed quasi mortua (Historia Apollonii regis Tyri, chap. 25)30 in falsa morte iacentem (Historia Apollonii regis Tyri, chap. 26)

29 Je cite toujours le texte et la traduction des Éphésiaques dans l’édition suivante : Xénophon d’Éphèse, Les Éphésiaques, Texte établi et traduit par G. Dalmeyda, Paris, 1926.

30 Je cite toujours le texte dans l’édition suivante : Historia Apollonii regis Tyri, éd. G. L. Schmeling, Bibliotheca Teubneriana, Leipzig, 1989.

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En effet, cette sorte d’anticipation n’est pas rare non plus ailleurs dans ces œuvres.

Dans Les Éphésiaques par exemple, déjà tout au début du roman, un oracle anti-cipe la fin heureuse en révélant que les protagonistes – bien qu’ils doivent se séparer pour un certain temps l’un de l’autre et subir de dures épreuves – seront à nouveau ensemble à la fin du récit et vivront heureux31. Ainsi les romanciers grecs renoncent d’emblée à un certain effet de suspense produit par des thèmes tels que celui de la fausse mort32. Marie de France, en revanche, en profite dans son Eliduc car, en ne disant rien de précis, elle suggère seulement très discrète-ment l’éventualité d’une fausse mort (v. 858 « quidot pur veir qu’ele fust morte » ; v. 872 « nen ot semblant se de mort nun » ; v. 934 « e cum pur morte la laissierent »).

Même sa remarque concernant le visage de la jeune fille, qui a gardé toute sa beauté et sa couleur rosée, ne révèle rien en réalité. Le lecteur reste donc ignorant de sa mort apparente et regrette de tout cœur – avec la femme d’Eliduc – la mort prématurée de la jeune princesse. Ainsi Marie de France parvient-elle à maintenir une certaine tension tout au long de l’épisode.

Toutefois, ce n’est pas seulement le rôle structural du motif qui semble changer, mais on peut aussi remarquer un certain décalage même dans la signification.

Dans les romans grecs, comme le remarque R. Beaton, l’amour, par sa nature paradoxale, va souvent de pair avec la mort. C’est ce que montrent selon lui éga-lement les histoires d’amour des personnages secondaires qui finissent souvent mal tout en constituant un contraste du dénouement heureux de l’histoire prin-cipale33. À titre d’exemple, l’on peut citer une histoire d’amour, assez curieuse d’ailleurs, qu’un vieux pêcheur originaire de Sparte, nommé Aigialée, raconte à Habrocomès dans le roman de Xénophon. Le vieillard, lorsqu’il était encore jeune, s’est épris d’une jeune fille avec laquelle, comme leur mariage était impossible car les parents de celle-ci l’avaient déjà promise à un autre jeune homme du pays, il a fini par quitter en secret sa patrie. Les jeunes gens parvenus en Sicile vivent ensuite dans un extrême bonheur jusqu’à la mort de la femme. Alors, le vieillard ne l’enterre pas mais, après avoir embaumé « à la mode égyptienne » le corps de celle-ci, il la garde dans une chambre intérieure :

« … Καὶ τέθνηκεν ἐνταῦθα οὐ πρὸ πολλοῦ Θελξινόη καὶ τὸ σῶμα οὐ τέθαπται, ἀλλὰ ἔχω γὰρ μετ' ἐμαυτοῦ καὶ ἀεὶ φιλῶ καὶ σύνειμι ». Καὶ ἅμα λέγων εἰσάγει τὸν Ἁβροκόμην εἰς τὸ ἐνδότερον δωμάτιον καὶ δεικνύει τήν Θελξινόην, γυναῖκα πρεσβῦτιν μὲν ἤδη, καλήν <δὲ> φαινομένην ἔτι Αἰγιαλεῖ κόρην·τὸ δὲ σῶμα αὐτῆς ἐτέθαπτο ταφῇ Αἰγυπτίᾳ ἦν γὰρ καὶ τούτων ἔμπειρος ὁ γέρων.

31 G.A.A. Kortekaas, Commentary on the Historia Apollonii Regis Tyri, p. 345‑346.

32 Sur cette sorte d’anticipation et d’autres techniques narratives dans les romans grecs voir T. Hägg, Narrative Technique in Ancient Greek Romances, Stockholm, 1971, passim.

33 R. Beaton, op. cit., p. 59.

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[« … Peu de temps s’est écoulé depuis que ma chère femme est morte ; mais je n’ai pas livré son corps à la terre : je le garde avec moi, je la couvre de bai-sers, et nous vivons toujours à deux, comme autrefois. » À ces mots, il mène Habrocomès dans la chambre intérieure et lui montre Thelxinoé : c’était une femme déjà vieille ; mais Aigialée la voyait encore comme une belle jeune fille : le corps avait été embaumé à la mode égyptienne que le vieillard connaissait bien.] (Xénophon d’Éphèse, Les Éphésiaques, 5,1,9-10) Cette femme quasi « morte vivante », dont le corps « οὐ τέθαπται » (‘n’est pas enterré’), ne pourra cependant jamais plus revenir à la vie : l’histoire finit donc mal. L’image de la vieille femme embaumée semble d’ailleurs une version gro-tesque du thème de la « belle endormie » : bien que ce soit « une femme déjà vieille » (« γυναῖκα πρεσβῦτιν »), son mari « la voyait encore » dans son sommeil éternel « comme une belle fille » (« καλήν…κόρην »).

L’amour et la mort, les deux extrémités de l’existence humaine, sont donc tou-jours ensemble dans les romans antiques. À notre avis, au niveau des personnages principaux, c’est la fausse mort qui remplace le thème de la mort, d’un aspect tellement rassurant que l’on peut se douter, grâce à l’intervention du narrateur, qu’il ne s’agit en réalité pas d’une véritable tragédie. Dans les œuvres françaises par contre – sans doute à cause de l’influence chrétienne – un autre trait du motif de la fausse mort sera mis en avant. Ici, ce n’est pas l’opposition entre l’amour et la mort qui domine mais plutôt l’aspect de la résurrection à une nouvelle vie, une certaine forme de purification. Fénice meurt dans l’œuvre de Chrétien pour qu’elle renaisse – en se libérant de toutes ses contraintes et sans que l’ombre d’un soupçon ne pèse sur elle – à une nouvelle vie aux côtés de son amant, Cligès.

C’est d’ailleurs ce que le nom de l’héroïne suggère aussi : Fénice – l’oiseau Phénix était le symbole de la résurrection dès les débuts de la chrétienté. Dans l’Eliduc on remarque le même phénomène : là aussi, c’est la fausse mort de l’héroïne qui permet aux amants de renaître à une nouvelle vie, de vivre leur passion jusque-là coupable et inacceptable dans des cadres purs et légitimes.

Ce qui est à noter encore, c’est le changement concernant les « accessoires » (objets, personnes, animaux) liés à ce motif : on peut y apercevoir une tendance vers le merveilleux dans les récits français. Tandis que dans Les Éphésiaques c’est un médecin qui donne non pas une potion magique mais un simple « pharmakon34 » somnifère, dans les récits médiévaux on trouve des fées, sorcières, déesses ou chevalier magique, et toutes sortes d’herberies, d’objets et d’animaux merveilleux.

34 Le mot grec « pharmakon » peut d’ailleurs dans certains cas également désigner un « breuvage magique », mais ici il semble plus probable que l’auteur l’utilise dans son sens ordinaire, c’est‑à‑dire

« médicament » ou ici plutôt « poison ».

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3. PASSAGE ENTRE DIVERSES CULTURES :