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(1)© Classiques Garnier. KONRÁD (Miklós), « L'Affaire Dreyfus dans la presse juive hongroise » RÉSUMÉ – L’analyse de la réception de l’affaire Dreyfus dans la presse juive hongroise vise à éclairer les espoirs et les appréhensions des intellectuels juifs hongrois de l’époque. Il apparaît qu’à leurs yeux, la question essentielle posée par l’affaire était de savoir si le progrès démocratique promettait à terme le déclin de l’antisémitisme ou si, au contraire, la démocratie moderne – le triomphe d’une volonté populaire manipulable – représentait un danger potentiellement fatal pour les juifs. MOTS-CLÉS – Presse, démagogie, solidarité, normalité, égalité.

(2) L­ ’AFFAIRE DREYFUS DANS LA PRESSE JUIVE HONGROISE. À ­l’automne 1893, le ­chirurgien budapestois Samu Baumgarten se rendit en France pour un voyage ­d’études. De retour en Hongrie, il publia ses carnets de voyage dans l­’hebdomadaire juif Egyenlőség [« Égalité »]. Baumgarten y fit peu de cas de ­l’antisémitisme en France. En dépit du vulgaire vacarme de La Libre Parole, il lui paraissait pour ainsi dire inexistant. « Ici – écrivait-il –, un juif a autant de chance de réussir q­ u’une personne de n­ ’importe quelle autre c­ onfession1 ». Invité à une soirée organisée par le célèbre ­chirurgien Odilon Lannelongue, Baumgarten ­s’enquit auprès de ses collègues de leurs vues sur la « question juive » en France, et tira de la discussion la ­conclusion – ­combien heureuse – ­qu’en ce pays béni, cette « question » ­n’existait pas à proprement parler. ­L’auteur fut également frappé par la c­ oncorde régnant parmi les étudiants français, « pourtant peu enclins à dissimuler leurs sentiments », un c­ ontraste qui lui parut saisissant avec les universités allemandes où les étudiants juifs et chrétiens n­ ’entretenaient quasiment aucun ­contact2. Bien sûr, il y avait Édouard Drumont, le fondateur de La Libre Parole, ­l’auteur en 1886 du brûlot antisémite La France juive, qui s­ ’était vendu en un an à plus de cent mille exemplaires3. Mais si la France, tout c­ omme la Hongrie avec le député Győző Istóczy, avait son leader antisémite, la ­comparaison selon Egyenlőség ­s’arrêtait là. Contrairement en effet au royaume de Hongrie, la République française avait aussi 1 2 3. Baumgarten, Samu, « Úti naplómból », Egyenlőség, 6 octobre 1893, p. 6. Toutes les traductions des citations du hongrois au français sont les nôtres. Id. Drumont, Édouard, La France juive. Essai d­ ’histoire ­contemporaine, Paris, C. Marpon & E. Flammarion, 1886. Sur la popularité du livre de Drumont, voir Wilson, Stephen, Ideology and Experience : Antisemitism at the Time of the Dreyfus Affair, Rutherford, Fairleigh Dickinson University Press, 1982, p. 171.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(3) 196. MIKLÓS KONRÁD. des Adolphe Crémieux, des Édouard Millaud et des David Raynal, ­c’est-à-dire des hommes nés – et restés – juifs, qui à aucune étape de leur ascension j­usqu’aux responsabilités ministérielles ne se virent ­contraints, pour pouvoir aller de ­l’avant, ­d’abandonner la religion de leurs ancêtres et de se c­ onvertir sans foi à la religion de la majorité4. Aux yeux de ­l’hebdomadaire juif hongrois, la France républicaine et démocratique offrait bien ainsi le meilleur exemple ­d’une ­d’intégration réussie. Comme ­l’écrivait ­l’éditorialiste de Egyenlőség en ­conclusion de son article sur Édouard Drumont : « Nous sommes légitimement jaloux des ­conditions françaises, et si le prix, pour bénéficier de telles ­conditions, était de prendre Monsieur Drumont chez nous, nous accepterions volontiers5 ». Puis vint ­l’affaire Dreyfus. Egyenlőség pensa ­d’abord, ­comme presque tout le monde, que le capitaine était effectivement coupable du crime ­d’intelligence avec une puissance étrangère pour lequel on ­l’avait ­condamné à la déportation perpétuelle. ­L’hebdomadaire fut ensuite manifestement soulagé ­d’avoir, dès ­l’automne 1897, des motifs raisonnables de douter de la ­culpabilité de Dreyfus, puis en vint rapidement à clamer son innocence. De 1894 à 1906, de la c­ ondamnation de Dreyfus à son acquittement, l­ ’hebdomadaire juif hongrois c­ onsacra de nombreux articles et éditoriaux à une affaire ­qu’il ne manqua pas de c­ omparer à cette autre affaire retentissante ­qu’avait été en 1882-1883 ­l’accusation portée ­contre des juifs orthodoxes du village de Tiszaeszlár ­d’avoir kidnappé et rituellement égorgé une jeune domestique chrétienne. Un procès pour meurtre rituel ­s’ensuivit et ­s’acheva sur ­l’acquittement des accusés. Quel intérêt peut-il y avoir à analyser la réception de ­l’affaire Dreyfus dans la presse juive hongroise ? Pour bien informés ­qu’en aient été ses auteurs, il est naturellement illusoire de s­ ’attendre à ce que leurs écrits nous apprennent quelque chose de nouveau sur l­ ’Affaire. Ils permettent par c­ ontre une c­ ompréhension plus fine des préoccupations, des espoirs et des appréhensions de ces intellectuels juifs engagés, partisans d­ ’une 4. 5. Adolphe Crémieux a été ministre de la Justice (1848 et 1870-1871), David Raynal, ministre des Travaux publics (1880-1882 et 1883-1885), puis ministre de ­l’Intérieur (1893-1894), Édouard Millaud, également ministre des Travaux publics (1886-1887). Sur ces hommes politiques, voir Birnbaum, Pierre, Les Fous de la République. Histoire politique des Juifs d­ ’État de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992. Vészi, József, « Amire Drumont úr nem tudott felelni », Egyenlőség, 12 décembre 1886, p. 5-6.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(4) ­L’affaire Dreyfus dans la presse juive hongroise. 197. intégration dans la société hongroise, qui serait c­ onciliable avec le maintien ­d’une altérité juive religieuse, ­culturelle, et si possible ethnique6. Du fait de leur distance à ­l’égard des ­conditions françaises et de leur familiarité bien involontaire avec le sujet de l­ ’antisémitisme, les auteurs de ces articles, c­ omptes rendus et éditoriaux révèlent, nous semble-t-il, des dilemmes ­qu’ils ne donnent pas à voir avec une telle clarté dans leurs écrits c­ onsacrés à la c­ ondition juive hongroise. Ce qui dans ­l’affaire Dreyfus avait le plus interpellé les intellectuels juifs hongrois, c­ ’était la question de savoir si le progrès démocratique promettait à terme le déclin final de l­ ’antisémitisme ou si, au c­ ontraire, la démocratie moderne, ­c’est-à-dire le triomphe de la volonté populaire, représentait de par sa nature même un danger potentiellement fatal pour les juifs. Une parenthèse, avant de poursuivre, sur les Juifs de Hongrie, et sur ­l’hebdomadaire qui ­constitue la source principale de cet article. Apparue dans les années 1840, la presse juive de Hongrie était en plein essor au moment où l­’affaire Dreyfus défrayait la chronique. Il paraissait en tout une bonne douzaine de périodiques, certains depuis des décennies, ­d’autres plus récents. Hebdomadaires pour la plupart, la majorité de ces périodiques étaient désormais en hongrois, mais certains paraissaient toujours en allemand, ou en yiddish. La particularité, en effet, des juifs hongrois, au nombre de 831 162 en 1900, était ­d’une part leur acculturation relativement tardive, qui ne prit vraiment de l­ ’ampleur q­ u’à partir des années 1860, et ­d’autre part leur scission organisationnelle en 1869. Deux ans après leur émancipation, les Juifs de Hongrie se scindèrent en un camp « néologue », ouvert aux réformes religieuses et à l­ ’intégration dans la société majoritaire, et un camp « orthodoxe », rejetant toute réforme et peu, voire absolument pas désireux de se rapprocher de la société chrétienne. Ces divergences expliquent le plurilinguisme ­d’une ­communauté juive hongroise c­ ulturellement et socialement très hétérogène, avec ­d’un côté une bourgeoisie libérale et patriote ­comparable à la bourgeoisie juive française et de ­l’autre une c­ ommunauté orthodoxe, dont une partie demeurait dans un isolement linguistique et c­ ulturel 6. Ce désir de maintenir une altérité ethnique, manifeste même au sein de la ­communauté juive acculturée, ­s’exprima le plus clairement dans l­’aversion à l­’égard des mariages mixtes entre juifs et chrétiens, rendus possibles en Hongrie avec ­l’introduction en 1895 du mariage civil. Voir à ce sujet Palágyi, Lajos, « Zsidó-keresztény házasság », Egyenlőség, 28 novembre 1890, p. 2-4. ; Ullmann, Sándor, « Még egy szó a vegyes házasságok kérdéséhez », Egyenlőség, 1 novembre 1895, p. 1-3.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(5) 198. MIKLÓS KONRÁD. quasi total, en particulier dans les régions montagneuses du nord-est de la Hongrie. Parmi les périodiques juifs hongrois, ­l’hebdomadaire Egyenlőség était de très loin le plus influent, le plus lu aussi. Egyenlőség se proclamait ­comme étant « le » journal des juifs de Hongrie, ce qui était une exagération, mais c­ ’est ainsi q ­ u’il apparaissait aux yeux de l­’opinion publique non juive. Fondé en automne 1882, peu après le déclenchement de ­l’affaire du meurtre rituel de Tiszaeszlár, son double objectif demeura le même ­jusqu’à son interdiction en 1938 : défendre les juifs ­contre ­l’antisémitisme et œuvrer au maintien de leur identité collective. Si les articles de Egyenlőség nous servent ici d ­ ’unique source, ce n ­ ’est pas seulement parce que l­ ’hebdomadaire réussit à attirer les meilleures plumes de ­l’intelligentsia juive hongroise (parmi ceux qui acceptaient ­d’apparaître ouvertement sur la place publique en tant que juifs), mais aussi parce que Egyenlőség était le seul périodique juif de ­l’époque à avoir déposé auprès du ministère de ­l’Intérieur la caution fort élevée lui donnant le droit ­d’écrire des articles à caractère politique.. LE DÉSIR FRUSTRÉ DE NORMALITÉ. La première réaction de Egyenlőség, alors que ­l’hebdomadaire croyait encore à la ­culpabilité de Dreyfus, fut celle, épidermique, ­d’une frustration devant le ­constat : la ­condition juive moderne, même en France, demeurait frappée du sceau de ­l’anormalité. Encore et toujours, une faute ­commise par une personne juive retombait sur ­l’ensemble de ses coreligionnaires et servait ­d’arme pour stigmatiser la ­communauté toute entière. Six jours après la ­condamnation de Dreyfus en décembre 1894, Egyenlőség notait avec une ironie amère : « Le péché d­ ’un seul juif est magnanimement redistribué entre tous les membres de la c­ onfession juive, accolé de force sur tous, les vivants et les morts7 ». Au cours des années suivantes, ­l’hebdomadaire rapporta plusieurs ­condamnations de personnes chrétiennes reconnues coupables d­ ’espionnage, de collusion avec l­’ennemi, ou de trahison quelque part en Europe. Le but de ces 7. Aczél, Endre, « Dreyfus », Egyenlőség, 28 décembre 1894, p. 5-6.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(6) ­L’affaire Dreyfus dans la presse juive hongroise. 199. articles était de souligner que, ­contrairement au capitaine Dreyfus, personne dans ces cas-là ne s­’était intéressé à la c­ onfession religieuse des ­condamnés, ni ne ­s’était efforcé de faire rejaillir leurs fautes sur ­l’ensemble de leurs coreligionnaires. À la fin de ­l’année 1896, un certain capitaine Guillot fut ­condamné en France à cinq ans de réclusion pour espionnage. Comme l­ ’écrivait à son sujet Miksa Szabolcsi, le rédacteur en chef de Egyenlőség : « Il en va ainsi, un scélérat juif n­ ’est q­ u’un juif, un scélérat chrétien, lui, est seulement un scélérat8 ». Cette frustration qui montre en soi ­l’impact de ­l’affaire Dreyfus, tourna parfois à l­ ’accès de désespoir devant un préjugé antisémite apparaissant ­comme inextirpable, partie pour ainsi dire du dessein divin. À la mi-août 1898, sept mois après le ­J’accuse de Zola, au moment donc où ­l’innocence de Dreyfus ne faisait plus de doute aux yeux de l­’opinion libérale européenne, même si Godefroy Cavaignac, nouveau ministre de la guerre, affirmait dans un discours à la Chambre q­ u’il détenait des preuves irréfutables de sa ­culpabilité, Miksa Szabolcsi éclata en ces termes : On ­t’accuse et en plus, tu es juif ? Considère-toi déjà ­condamné ! Des preuves attestent de ton innocence ? Elles ne peuvent forcément ­qu’être fausses ! ­N’es-tu pas ­d’emblée coupable du fait ­d’être juif ? Il ­s’en trouve certains pour te défendre ? Tu les as forcément soudoyés ! Pourquoi autrement quiconque prendrait-il la défense d­ ’un juif ? ! Il est désormais parfaitement clair que tes accusateurs sont de simples malfaiteurs ? Ils ­l’ont peut-être été, mais ils ont racheté leur faute en jurant la perte ­d’un juif. ­C’est là ton destin, Israël, et parce que tu es fils de ce peuple, c­ ’est là ton destin, pauvre capitaine Dreyfus9.. 8. 9. Szabolcsi, Miksa, « Guillot », Egyenlőség, 3 janvier 1897, p. 6. On retrouve le capitaine Guillot dans le second mémoire publié peu après cet article par Bernard Lazare sur ­l’affaire Dreyfus. Lazare y invoquait ­l’exemple de Guillot à ­l’appui de la même démonstration ­d’injustice à ­l’encontre des juifs : « Arrêté, c­ ondamné, on ne suscita pas ­contre lui les haines et les colères ; […] et quand il fut ­condamné, […] on ne ­l’a pas traîné aux gémonies, et depuis, dans les tirades chauvines, il ­n’est pas question du traître Guillot. Il n­ ’y a ­qu’un traître en France, ­c’est le “traître Dreyfus” ». Lazare, Bernard, Une erreur judiciaire. ­L’Affaire Dreyfus. Deuxième mémoire avec des expertises d­ ’écritures, Paris, P.-V. Stock, 1897, p. 11. Szabolcsi, Miksa, « Kép », Egyenlőség, 14 août 1898, p. 10.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(7) 200. MIKLÓS KONRÁD. LA SOLIDARITÉ JUIVE. Ce parallèle entre le peuple juif et Dreyfus nous amène à un autre aspect q­ u’il nous semble important de mentionner avant ­d’en venir à la question centrale de ­l’interprétation politique de ­l’affaire Dreyfus. Il ­s’agit de la question de l­ ’attitude à adopter par un périodique juif vis-à-vis d­ ’un coreligionnaire c­ ondamné pour intelligence avec ­l’ennemi. Il est difficile ­d’imaginer un cas de figure où ­l’accusation antisémite de la « solidarité juive » aurait représenté une épée de Damoclès plus lourde de menaces que celle flottant ces années-là au-dessus des juifs qui prirent position dans l­ ’affaire Dreyfus. Dans ses Souvenirs sur ­l’Affaire publié en 1935, Léon Blum résuma parfaitement le dilemme : « Les Juifs ne voulaient pas que ­l’on pût croire q­ u’ils défendaient Dreyfus parce que Dreyfus était juif10 ». Pour illustrer l­ ’exagération à laquelle le désir d­ ’éviter ce soupçon ou cette accusation pouvait mener, rappelons le cas d­ ’Isidore Singer, juif morave vivant à Paris depuis 1887 et fondateur en 1893 de La Vraie Parole, bihebdomadaire destiné à ­s’opposer à La Libre Parole de Drumont. Dans un article paru le 10 novembre 1894, soit trois semaines avant la ­condamnation de Dreyfus, et intitulé « La trahison du capitaine Dreyfus et la légende de la solidarité juive », Singer affirmait q­ u’au cas où le capitaine serait reconnu coupable, l­ ’exécution capitale, même si la loi française ne la prévoyait pas en cas de trahison ou d­ ’espionnage, était bien le châtiment ­qu’il méritait, un châtiment que Singer imaginait être exécuté par lapidation – avec le Grand Rabbin de France, Zadoc Kahn, chargé de lancer la première pierre11… Pour ce qui est des journalistes de Egyenlőség, qui ­s’abstinrent ­d’exprimer pareil phantasme, on ­constate une pluralité de voix. Naturellement, tant que la c­ ulpabilité de Dreyfus n­ ’avait pas été mise en doute, la question ne se posait pas – la justice avait tranché, Dreyfus était un traître. Comme n ­ ’importe qui ­d’autre, écrivait Egyenlőség fin 1894, les juifs aussi souhaitaient son châtiment. Pour le reste, et ­n’en déplaise aux antisémites, ils ­n’avaient rien à faire avec lui12. 10 Blum, Léon, Souvenirs sur l‘Affaire, Paris, Gallimard, 1935, p. 25. 11 Marrus, Michael R., Les Juifs de France à ­l’époque de ­l’affaire Dreyfus, Paris, Complexe, 1985, p. 245-246. 12 Aczél, Endre, « Dreyfus », op. cit., p. 5-6.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(8) 202. MIKLÓS KONRÁD. ou y répliquer – mais elles pesaient. Dans ce cas-ci, Egyenlőség, qui cita ­l’article en entier, réagit avec une boutade assez mordante, informant le quotidien antisémite que dans les synagogues, en réalité, les juifs avaient également prié pour ses journalistes. En effet, notait ­l’hebdomadaire, « demandez donc à ­n’importe quel juif qui ­comprend ­l’hébreu, si nous ­n’avons pas imploré Dieu de prendre sous sa protection les simples ­d’esprit15 ». Plus sérieusement, entre les deux positions divergentes que nous venons de présenter, la voie médiane fut celle suggérée dans un article de 1899 par un des rares auteurs chrétiens de Egyenlőség, le poète Árpád Zempléni, traducteur ­d’Alfred de Vigny, de Leconte de Lisle, de Maupassant et de Verlaine. Rappelant que les juifs n­ ’avaient certainement pas demandé à ce q­ u’on fit de ­l’affaire Dreyfus une « question juive », il fit remarquer placidement : « Il est malaisé pour les juifs de ne pas être solidaires les uns des autres quand de tous les côtés, on les pousse et on les ­contraint à ­l’être16 ».. LEÇONS AMÈRES. Ainsi que nous l­’avons fait remarquer au début de cet article, aux yeux de Egyenlőség, ­comme très probablement à ceux ­d’une grande partie des intellectuels juifs européens, la France, pays de la Révolution et des droits de l­’homme, premier pays européen à avoir émancipé les juifs, apparaissait c­ omme un havre de paix pour ces derniers. La France était un symbole, un espoir auquel on pouvait se raccrocher. Le projet intégrationniste ­d’une nation dont les citoyens juifs, égaux en droits à leurs ­concitoyens chrétiens, seraient reconnus membres à part entière, semblait ­s’être réalisé en France. Il avait été mené à bon terme par le peuple français qui, ­comme ­l’écrivait Egyenlőség, « a enseigné au monde les idéaux de la démocratie17 ». Bref, et c­ ’était là ­l’essentiel : le projet intégrationniste était faisable, la France en était la preuve ! Si les juifs 15 « Ima Dreyfussért », Egyenlőség, 2 octobre 1898, p. 10. 16 Zempléni, Árpád, « Hogyan készül az antiszemitizmus ? », Egyenlőség, 16 avril 1899, p. 5. 17 Zempléni, Árpád, « Hol a Dreyfusz-szindikátus ? », Egyenlőség, 21 août 1898, p. 2-3.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(9) ­L’affaire Dreyfus dans la presse juive hongroise. 203. hongrois ­n’étaient pas encore au bout de leurs peines, il y avait ainsi motif d­ ’être raisonnablement optimiste. ­C’est cette foi, cet optimisme que l­’affaire Dreyfus a ébranlé au cours de la période critique qui allait de la publication dans les journaux en novembre 1897 de la lettre de Mathieu Dreyfus au ministre de la Guerre dénonçant Esterhazy c­ omme ­l’auteur du bordereau, et la grâce présidentielle accordée en septembre 1899 à Alfred Dreyfus après sa seconde c­ ondamnation. Entre-temps, et au plus fort de la crise, en janvier-février 1898, la France c­ onnut un embrasement antisémite, avec des manifestations c­ ontre les juifs dans plus de cinquante localités, dont Paris. Les manifestations les plus violentes eurent lieu en Algérie, où deux juifs furent tués dans ce ­qu’on ne peut – ­considérant la passivité des forces de l­’ordre – appeler autrement q­ u’un pogrom18. Les manifestations antisémites n­ ’avaient pas encore touché la France, mais il paraissait déjà clair que le c­ onseil de guerre allait acquitter Esterhazy, quand le 9 janvier 1898, Sándor Fleischmann, juriste de formation et éditorialiste politique à Egyenlőség, ­confessa ressentir cette « douleur du monde » qui selon lui imprégnait le cours de l­ ’histoire juive : Nous avions osé espérer que dans le monde occidental ­cultivé, le fil distinct de ­l’histoire des juifs s­ ’était enfin rompu, q­ u’on ne pouvait plus séparer l­ ’histoire des juifs de ­l’histoire de la nation dont ils étaient devenus membres. Mais voilà que les souffrances ­d’Ahasvérus ­continuent de plus belle19.. Deux semaines plus tard, soit après la publication du « ­J’accuse » de Zola écrit en réaction à l­ ’acquittement d­ ’Esterhazy et les débuts des manifestations antisémites, Fleischmann précisa sa pensée : Jusque-là, on pouvait invoquer avec une certaine satisfaction l­ ’exemple de la France l­orsqu’on voulait montrer q­ u’il y avait une nation à laquelle les juifs ­s’étaient entièrement amalgamés, et où la différence religieuse ne soulevait jamais de question. Nous avons cru que la France était exempte du fléau de la haine raciale – et ceux qui étaient amis du progrès de ­l’humanité pardonnaient tout à la France pour la seule raison ­qu’elle donnait au monde cet exemple-là. ­Aujourd’hui nous ne pouvons plus parler ­d’exemplarité. Un vent venimeux parcourt la France, un vent dont on ignore quand il se transformera en ouragan20. 18 Wilson, Stephen, Ideology and Experience, op. cit., p. 106-124. 19 Fleischmann, Sándor, « A Dreyfus eset », Egyenlőség, 9 janvier 1898, p. 3-4. 20 Fleischmann, Sándor, « Revanche-antisemitismus », Egyenlőség, 23 janvier 1898, p. 1-2.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(10) 204. MIKLÓS KONRÁD. Mais c­ omment expliquer que la France en soit arrivée là, que les Français se soient ainsi reniés ? Apparemment, et aussi triste que ce fût, écrivait le poète Árpád Zempléni en été 1898, « même en France la démocratie n­ ’a pas été capable de généraliser la ­culture21 ». À ­l’étranger, on ne c­ onnaissait de la France que sa littérature, son art et ses savants – mais la masse de la population, le peuple fruste était resté engoncé dans des préjugés d­ ’un autre âge. Egyenlőség ­n’y alla pas de main morte : « Entre Zola et un Français moyen, la distance est aussi grande ­qu’entre Tourgueniev et un moujik russe22 ». Le problème, naturellement, venait de ce que le Français moyen ­n’était pas un moujik, que ­contrairement à ce dernier, et pour peu ­qu’il appartînt à la gente masculine, il disposait du droit de vote, q­ u’il savait lire et ­qu’il lisait la presse, que la France était une république libérale, avec une opinion publique libre et informée. Sauf q­ u’il apparaissait soudain que sous l­’influence d­ ’une presse ayant la liberté d­ ’instruire mais aussi de manipuler, ­l’opinion publique pouvait se transformer en une masse destructrice et aveugle, car égarée par des forces réactionnaires. Dans ses articles c­ onsacrés entre 1897 et 1899 à l­ ’affaire Dreyfus, Egyenlőség vitupéra ­contre la masse « stupide » et « primitive », à qui le cri de « à bas les juifs » était ­d’autant plus aisément sympathique que des millénaires de préjugés ­l’exemptaient de la nécessité ­d’être justifié23. ­L’hebdomadaire fustigea ce « peuple » qui croyait savoir la vérité mieux que ceux dont les noms illustres avaient fait la gloire de la France24. Comme ­l’expliquait Egyenlőség en février 1898, un mois après la publication de « ­J’accuse » et dix jours avant la ­condamnation de Zola pour diffamation, ce ­n’était pas la femme qui était indécise, ni le mois d­ ’avril qui était capricieux, non, c­ ’étaient les faveurs du peuple qui étaient changeantes, ce peuple qui en voulait a­ ujourd’hui à Zola de cette liberté de parole pour laquelle il ­l’avait jadis glorifié, ce peuple violent que les forces de la réaction avaient c­ omplètement transformé. « ­Aujourd’hui – écrivait Egyenlőség –, ce sont les masses cléricales qui ont raison, parce ­qu’­aujourd’hui, à Paris, ­l’opinion publique, ­c’est la sottise de la majorité25 ». 21 22 23 24 25. Zempléni, Árpád, « Hol a Dreyfusz-szindikátus ? », op. cit., p. 2-3. Id. Horváth, Béla, « A mulatt szónok », Egyenlőség, 28 novembre 1897, p. 4-5. Fleischmann, Sándor, « Revanche-antisemitismus », op. cit., p. 1-2. Zempléni, Árpád, « Vir Justus », Egyenlőség, 13 février 1898, p. 5.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(11) ­L’affaire Dreyfus dans la presse juive hongroise. 205. ­ resqu’un an et demi plus tard, en juin 1899, dans un c­ ontexte P déjà bien plus apaisé, alors que la Cour de cassation venait d­ ’annuler le jugement de 1894 et renvoyait Dreyfus devant un nouveau c­ onseil de guerre, le journaliste et ancien député parlementaire Ernő Mezei estima venu le temps de dresser un récapitulatif. Comment était-ce possible, que dans cette France libre, républicaine et démocratique, phare de la civilisation, l­’obscurantisme moyenâgeux et les instincts barbares aient pu remporter un triomphe peut-être momentané, mais tellement spectaculaire ? En réalité, cette question semblait désormais bien naïve, notait Mezei, car justement, l­’affaire Dreyfus était passée par-là : À vrai dire, c­ ’est précisément les institutions démocratiques, le suffrage universel, la presse libre, la propagande menée tambour battant qui firent de ­l’affaire Dreyfus quelque chose d­ ’aussi énorme, et qui rendirent possible ce drame sans fin entre ­l’injustice et la vérité. Plus de cent ans après la Grande Révolution, la liberté démocratique est devenue en France un immense bourbier ­d’où seuls dépassent les monstres affamés et hurlants de la démagogie. Nous le savons désormais, nous ­l’avons vu de nos yeux, ­c’est précisément ­l’assentiment des masses souveraines et la propagande infernale de la presse qui permettent d­ ’étouffer la c­ onscience publique et de protéger efficacement des crimes scélérats. Oui, quelque douloureux que soit cet aveu qui brise les plus belles illusions de ceux qui luttent pour la liberté du peuple, tout ceci devint possible sous le règne de la démocratie26.. Un mois plus tard, Egyenlőség publia une ­conférence tenue à Nagyvárad (­aujourd’hui Oradea en Roumanie) par le célèbre Károly Eötvös, avocat et homme politique chrétien, défenseur en 1883 des accusés juifs dans le procès de meurtre rituel de Tiszaeszlár. Dans ses réflexions sur l­ ’affaire Dreyfus, Eötvös insistait surtout sur le pouvoir q­ u’était devenu l­ ’opinion publique. Il ne se montrait guère plus optimiste que Mezei. Si Dreyfus paraissait sur le point de ­s’en tirer, selon Eötvös, ­c’était seulement grâce à un heureux ­concours de circonstances, mais cela ne changeait rien à la menace perpétuelle ­d’une opinion publique, qui à chaque instant pouvait virer dans la folie : « Les esprits, ­comme les corps, sont saisis de temps à autre par une maladie ­contagieuse. Et si ­l’épidémie arrive, les plus grands esprits même n­ ’y échappent que rarement27 ». 26 Mezey, Ernő, « Mikép volt lehetséges ? », Egyenlőség, 11 juin 1899, p. 1-2. 27 Eötvös, Károly, « Elmélkedések a Dreyfus ügyről », Egyenlőség, 23 juillet 1899, supplément, p. 2-4.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(12) 206. MIKLÓS KONRÁD. Au moment où Mezei et Eötvös se montraient encore pessimistes, ­d’autres journalistes de Egyenlőség étaient revenus de leurs frayeurs et avaient retrouvé leurs certitudes. Le 30 août 1898, peu après la découverte du fameux « faux Henry », le c­ ommandant Hubert-Joseph Henry passait aux aveux, ouvrant la voie à la révision du procès de Dreyfus. Quatre jours plus tard, Árpád Zempléni voyait dans ces événements la preuve de la force morale de la république démocratique et exprimait sa ­confiance dans l­’opinion publique française : induite en erreur, elle allait réparer sa faute et balayer ceux qui l­’avaient aveuglée28. Après la seconde c­ ondamnation de Dreyfus, le 9 septembre 1899, avec les fameuses et ô c­ ombien hypocrites « circonstances atténuantes », il semble ­qu’il y ait eu parmi les juifs de Budapest un mouvement embryonnaire pour une sorte de boycott de la France. Réagissant dans son éditorial du 17 septembre, soit deux jours avant la grâce présidentielle accordée à Dreyfus, à cette idée aussi peu élaborée que farfelue, le rédacteur en chef de Egyenlőség, Miksa Szabolcsi, remettait les pendules à l­’heure. Certes, le jugement était une mascarade de justice, mais d­ ’une part, les juifs ne pouvaient oublier ce q­ u’ils devaient à la France, premier pays européen à leur avoir accordé ­l’égalité des droits ; d­ ’autre part, ils devaient être capables d­ ’apprécier la situation au-delà de ce jugement ridicule. Dans quel pays autre que la France, patrie hier de Voltaire et patrie a­ ujourd’hui de Zola, pouvait-on imaginer que ­l’affaire ­d’un seul homme innocemment c­ ondamné mette tout un pays en ébullition, et que tant ­d’hommes, épris de vérité, unissent leur force pour sauver une seule personne ? Quant à Dreyfus, assurait Miksa Szabolcsi, il allait bientôt être libre, le « génie de la France » en répondait29.. ZOLA. Pays du progrès triomphant, puis de la psychose collective, la France était donc devenue « la patrie de Zola ». Au-delà des panégyriques adressés à ­l’écrivain, Zola représentait pour ­l’hebdomadaire juif avant tout un rôle 28 Zempléni, Árpád, « A bálvány », Egyenlőség, 4 septembre 1898, p. 1-2. Voir également Gerő, Ödön, « Revízió és béke », Egyenlőség, 4 juin 1899, p. 1-2. 29 Szabolcsi, Miksa, « Megálljunk ! », Egyenlőség, 17 septembre 1899, p. 1-3.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(13) ­L’affaire Dreyfus dans la presse juive hongroise. 207. et une idée. Le rôle était naturellement celui de ­l’intellectuel, qui ­n’avait ­d’autre arme que « sa plume », écrivait Ödön Gerő après la publication de « ­J’accuse », un petit outil sans prétention qui dans la main de ­quelqu’un ­comme Zola – et la preuve venait ­d’en être apportée de la manière la plus éclatante – se transformait en une arme plus puissante que l­ ’épée30. ­L’idée était celle de la vérité en marche, avancée par Zola dès le premier article ­qu’il avait publié au sujet de ­l’affaire dans le Figaro du 25 novembre 1897 et qui se terminait par cette formule restée célèbre et reprise mot pour mot par son auteur en ­conclusion de « ­J’accuse » : « La vérité est en marche, et rien ne ­l’arrêtera31 ». Convaincu ­qu’en dépit de sa forme moderne, ­c’est-à-dire ­l’antisémitisme, la haine ­contre les Juifs était un vestige moyenâgeux appelé à disparaître en ces temps de progrès, mais désespérant parfois de voir advenir cette ère de félicité, Egyenlőség se prit ­d’affection pour cette formule qui résumait ses espoirs. Elle servit de titre – en français dans le texte – à l­ ’article écrit par Szaniszló Timár en septembre 1898, lorsque le triomphe de la cause dreyfusarde semblait être acquis : Malgré donc tous les efforts infernaux de la haine et du fanatisme – écrivait le critique de théâtre –, la vérité, étouffée, mise aux fers, se releva soudain, rompit ses chaînes, partit de ­l’avant, et marcha, marcha ­jusqu’à ce q ­ u’elle arrivât à destination et repoussât ses poursuivants dans l­ ’obscurité32.. Il y avait enfin ­l’homme, que Egyenlőség présenta à sa mort ­comme le non juif idéal, celui qui – enfin – ne faisait pas de différence a priori entre ceux qui étaient juifs et ceux qui ne ­l’étaient pas. ­L’article fut écrit par Zoltán Thury, jeune écrivain chrétien de 32 ans, mort précocement quatre ans plus tard. Pour Zola, affirmait-il, il n­ ’existait pas de demivérités. Dire et défendre la vérité ­constituait selon lui une obligation morale qui ne pouvait être entachée de la moindre ­compromission. ­C’était cette intransigeance absolue qui rendait Zola unique – unique aussi dans sa relation aux Juifs : Alors que nous croyons et proclamons être parvenus à une parfaite équité dans ­l’appréciation de notre prochain – écrivait Thury en parlant des non juifs en général –, nous nous surprenons encore et toujours à voir dans ceux 30 Gerő, Ödön, « Zola », Egyenlőség, 23 janvier 1898, p. 2-3. 31 Pagès, Alain, Une journée dans ­l’affaire Dreyfus. « ­J’accuse… » 13 janvier 1898, Paris, Perrin, 2011, p. 34-35. 32 Timár, Szaniszló, « “La vérité est en marche !” », Egyenlőség, 11 septembre 1898, p. 5-6.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(14) 208. MIKLÓS KONRÁD. qui défilent devant nous des non juifs et des juifs – au lieu de voir en eux des hommes. Zola, lui, ne voyait que des hommes, certains petits, d­ ’autres grands, certains persécuteurs, d­ ’autres persécutés, certains valeureux, d­ ’autres indignes33.. UN XXe SIÈCLE DE PAIX. Peut-être parce ­qu’il avait été le plus sensible à la vulnérabilité du modèle libéral-démocratique face à ­l’irruption des masses dans le jeu politique, ­l’ancien député Ernő Mezei fut également le plus lent à se départir de son pessimisme. Mais il fut aussi celui qui en août 1902, après la victoire aux élections législatives françaises du Bloc des gauches, revint le plus longuement sur les enseignements de l­’affaire Dreyfus. Au moment de ­l’affaire, estima Mezei, la France a été le terrain ­d’expérimentation des forces réactionnaires qui pensaient que la démocratie pouvait être pervertie et mise au service de ceux qui, en réalité, rejetaient les principes sur lesquelles elle se fondait. Mais si le peuple ­s’était laissé berner un temps, il finit par retrouver raison. Comme ­l’écrivit Mezei : ­ ’est là un enseignement très réconfortant pour les amis de la liberté et des C Lumières dans le monde. Partout ­aujourd’hui, les partis réactionnaires croient que c­ ’est en recourant à la magie de la démagogie populiste q­ u’ils peuvent engranger le plus de succès, et ­c’est dans ­l’agitation antisémite, ­qu’ils croient tous trouver ­l’irrésistible potion magique avec laquelle ils peuvent amener les démocraties à ­s’autodétruire. Dans ­l’histoire du progrès de ­l’esprit humain, la France a toujours été le pays des grandes expériences, des grands moments de vérité. C ­ ’est là q­ u’­aujourd’hui, les ennemis du bonheur public et des droits universels de l­ ’homme ont cru trouver le champ de bataille le plus avantageux pour tester leur nouvelle stratégie de ­combat. Mais ils subirent finalement un échec cuisant. Certes, durant cette grande expérience, il nous a été douloureux de c­ onstater ­combien il était facile de duper et de mystifier des millions de gens, et c­ ombien il était difficile de les dégriser et de les ramener sur la voie perdue de la vérité. Mais malgré tout, la preuve en a été faite q­ u’on ne pouvait utiliser le souffle de la liberté pour figer les âmes dans la servitude34. 33 Thury, Zoltán, « Zola », Egyenlőség, 12 octobre 1902, p. 3-4. 34 Mezei, Ernő, « A franczia tanulság », Egyenlőség, 3 août 1902, p. 1-2.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(15) ­L’affaire Dreyfus dans la presse juive hongroise. 209. Bref, au bout du c­ ompte, et même s­’il employait des méthodes modernes, ­l’esprit de la réaction ne pouvait pas asservir la démocratie à ses propres fins. Voilà pour ­l’explication de Mezei. Elle était, on le voit, assez sommaire. Mais on peut c­ omprendre q­ u’il n­ ’ait pas eu envie de ­s’interroger plus en avant sur les écueils et les faiblesses d­ ’un régime démocratique que, malgré tout, il espérait voir advenir un jour en Hongrie et qui finalement, avait effectivement triomphé de ses démons. Aux yeux de cet intellectuel juif hongrois, et très certainement à ceux de ses lecteurs, la démocratie paraissait être le système politique le plus à même d­ ’assurer la protection pérenne des citoyens juifs. Le 12 juillet 1906, la Cour de cassation annulait sans renvoi le jugement prononcé en 1899 par le ­conseil de guerre de Rennes et prononçait ­l’arrêt de réhabilitation du capitaine Dreyfus. Pour lui, la vérité ­n’était plus en marche, écrivit Ernő Mezei dans ­l’éditorial ­qu’il ­consacra à ­l’acquittement, sa vérité était arrivée à bon port. Mais q­ u’en était-il de celle des juifs ? L­ ’antisémitisme ­n’avait certes pas disparu – mais là non plus, selon Mezei, rien ne pouvait arrêter la marche de la vérité, puisque après l­ ’affaire Dreyfus, personne ne pouvait ignorer désormais que ­l’antisémitisme ­n’était rien ­d’autre que la désignation ­d’un bouc émissaire à la vindicte populaire35. Selon une des thèses centrales du judaïsme réformé, la destruction du second temple de Jérusalem par les Romains en l­ ’an 70 après J.-C. et ­l’exil, la dispersion du peuple juif qui ­s’ensuivit, n­ ’étaient pas, ­comme le ­considérait la tradition juive, une catastrophe absolue, au ­contraire, ces événements étaient une bénédiction, ­puisqu’ils permirent aux juifs de pouvoir enfin remplir leur mission historique, qui était ­d’œuvrer à la diffusion du monothéisme pur dans le monde36. Dans son article, Mezei c­ ompléta cette thèse par une disposition purement séculière et quelque peu masochiste, mais qui ­s’harmonisait parfaitement avec la vision profondément ancrée dans les mentalités juives ­d’une histoire juive perçue ­comme en étant une de souffrance. Selon Mezei, les vicissitudes des juifs étaient en soi la preuve de leur mission historique, qui ­n’était 35 Mezei, Ernő, « Az igazság elérkezett », Egyenlőség, 22 juillet 1906, p. 1-2. 36 Sur le ­concept de la « mission ­d’Israël », voir Meyer, Michael A., Response to Modernity : A History of the Reform Movement in Judaism, Detroit, Wayne State University Press, 1995, p. 137-138 ; Schorsch, Ismar, « Ideology and History in the Age of Emancipation », From Text to Context : The Turn to History in Modern Judaism, Hanover NH., Brandeis University Press, 1994, p. 268-269.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(16) 210. MIKLÓS KONRÁD. autre ­qu’endurer l­’injustice et permettre ainsi à leurs bourreaux de trouver le chemin de la rédemption. Pour tous, le chemin était encore long, mais tous y étaient irrémédiablement engagés, et l­ ’issue ne pouvait faire de doute. Comme ­l’écrivait Mezei en ­conclusion de son éditorial : À l­ ’heure q­ u’il est, le juif éternel se tient encore sous le ciel orageux, à l­ ’ombre sombrement menaçante d­ ’un passé maudit. Mais si son visage exprime une lutte douloureuse, si le dégoût et le mépris se lisent au coin de ses lèvres, à ­l’horizon, le soleil levant de ­l’avenir resplendit dans son regard et annonce dans son sourire que le nouveau siècle est né sous le signe de la justice rédemptrice37.. Miklós Konrád Institut ­d’Histoire, Centre de Recherches en Sciences Sociales de ­l’Académie des Sciences de Hongrie. 37 Mezei, Ernő, « Az igazság elérkezett », op. cit., p. 2.. © 2020. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites..

(17) TABLE DES MATIÈRES. Anna Gural-Migdal, Sándor Kálai Introduction. Émile Zola et Octave Mirbeau, regards croisés . . . .. 7. Première partie ZOLA, MIRBEAU ET LE NATURALISME Jean-Michel Pottier Zola – Mirbeau – Rosny. Une histoire de rendez-vous manqués . . . . 21 Anita Staroń Zola et Mirbeau au Mercure de France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 Élise Guignon Du scalpel à la plume et de la plume au scalpel. Représentations du médecin et de l­’officier de santé chez Zola et Mirbeau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 Deuxième partie ZOLA, MIRBEAU ET LES ARTS VISUELS Susan Harrow Espaces de la solitude dans Les Rougon-Macquart. Lecture exploratoire ­d’un sujet partagé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73.

(18) 326. Émile Zola et Octave Mirbeau. Şirin Dadaş Nature et idéal dans la littérature d­ ’art ­d’Émile Zola et ­d’Octave Mirbeau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 Marie-Bernard Bat Octave Mirbeau et Émile Zola à l­’aune de la peinture. Les défis de l­’écriture naturaliste face à l­’impressionnisme pictural . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 Anna Keszeg Les flâneuses de Zola. ­L’espace du grand magasin dans Au Bonheur des dames et deux de ses adaptations à l­’écran . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 Justine Huet « ­C’est dans notre sang ». Déterminisme du monstrueux dans Journal ­d’une femme de chambre (2015) de Benoît Jacquot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 Troisième partie ZOLA, MIRBEAU ­L’AFFAIRE DREYFUS ET ­L’ANTISÉMITISME. ­Alain Pagès L’expérience de la violence. Zola et Mirbeau dans ­l’affaire Dreyfus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 Karl Zieger Le Journal d­ ’une femme de chambre ­d’Octave Mirbeau et Vienne au crépuscule d­ ’Arthur Schnitzler. Deux approches littéraires de la montée de ­l’antisémitisme à la fin du xixe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179 Miklós Konrád ­L’affaire Dreyfus dans la presse juive hongroise . . . . . . . . . . . . . 195.

(19) Table des matières. 327. Quatrième partie LE JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE ET LA FICTION ZOLIENNE Midori Nakamura Le fétichisme des chaussures. La Vierge au cirage de Zola et Le Journal ­d’une femme de chambre de Mirbeau . . . . . . . . . . . . . 213 Arnaud Verret De Céleste à Célestine. ­L’enjeu des adieux à Madame dans La Curée et Le Journal ­d’une femme de chambre . . . . . . . . . . . 233 Marion Glaumaud-Carbonnier Foyers clos portes ouvertes. Faire famille dans Pot-Bouille et Le Journal ­d’une femme de chambre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247 Cinquième partie ­L’ŒUVRE ROMANESQUE DE MIRBEAU LECTURES PLURIELLES. Éléonore Reverzy Mirbeau romancier pédagogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265 Céline Grenaud-Tostain ­L’hystérie dans ­l’univers romanesque ­d’Octave Mirbeau . . . . . . . 281 Marie-Françoise Melmoux-Montaubin Pour une poétique mirbellienne du roman d­ ’analyse. Octave Mirbeau lecteur de Bourget . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295.

(20) 328. Émile Zola et Octave Mirbeau. Index des noms propres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 311 RÉSUMÉS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319.

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