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L’autodafé d’où naquit la Bibliothèque de Photius *

In document Studia Byzantino-Occidentalia (Pldal 31-53)

Introduction

Dans de précédents travaux, j’ai avancé l’hypothèse qu’une tournure présente dans la première phrase de la lettre de Photius à son frère Taraise – lettre qui ouvre la Bibliothèque comme une préface dans le manuscrit le plus ancien de l’ouvrage, le Ven. Marc. Gr. 450 – ne soit que l’écho d’un passage biblique1. Ce passage est cité dans les Actes du concile qui a jeté l’anathème sur le savant en 8702. A moins de croire à une coïncidence, il semble nécessaire d’admettre que Photius a fait référence, au début de l’épître, au dispositif conciliaire décrétant son excommunication. Si cela est vrai, la Bibliothèque ne remonte pas à sa jeunesse, et n’a pas le moindre rapport avec les Arabes, comme on l’a généralement cru : la phrase de la lettre πρεσβεύειν ἡμᾶς ἐπ’ Ἀσσυρίους ne renvoie donc à aucune ambassade, mais constitue une allusion sarcastique à l’évènement le plus dramatique de l’âge mûr du patriarche déchu3.

Des recherches ultérieures me poussent à affirmer que la Bibliothèque qui nous est parvenue n’est pas celle envoyée par l’auteur à son frère Taraise,

* La phrase latine du titre s’inspire d’une lettre du pape Adrien II à Basile I, dont il sera question dans l’article.

1 Photii Ep. ad Tarasium (éd. HENRY I, 1) : ἐπειδὴ τῷ τε κοινῷ τῆς πρεσβείας καὶ τῇ βασιλείῳ ψήφῳ πρεσβεύειν ἡμᾶς ἐπ’ Ἀσσυρίους αἱρεθέντας […]. Le passage biblique est Osée 5,13.

2 Leonardi, C., – Placanica, A., Gesta sanctæ ac universalis octavæ synodi quæ Constantinopoli congregata est Anastasio bibliothecario interprete. Firenze 2012. 345 = Mansi, G. D., Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio. 13. Florence 1767. Col. 183.

3 Sur cette question je me permets de renvoyer à Ronconi, F., The Patriarch and the Assyrians:

New Evidence for the Date of Photios’ Library. Segno e Testo 11 (2013) 387–395 et Ronconi, F., Pour la datation de la Bibliothèque de Photius. La Myriobiblos, le Patriarche et Rome.

In : Juhász E. (ed.), Byzanz und das Abendland II. Studia Byzantino-Occidentalia. Budapest 2014. 135–153.

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ac compagnée de la lettre-préface4 : entre sa déposition, décrétée par l’empereur en 867, et son excommunication, votée par le concile en février 870, Photius fut relégué dans le monastère de Sképè, à proximité de Constantinople. Privé de ses livres5, il rédigea, de mémoire, de brefs comptes rendus de ses lectures, qu’il envoya, après sa condamnation définitive, à son frère6. Une fois reçue dans le milieu de Taraise, qui était celui même de Photius, cette Ur-Bibliothèque – for-mée probablement de la quarantaine de chapitres les plus brefs et sommaires de l’ouvrage actuel –fut réélaborée et fit l’objet d’une refonte avec d’autres matériaux, à savoir d’une part les annotations d’auditeurs assistant aux cours de Photius et, d’autre part, les notes de lecture que le savant lui-même et les membres de son cercle avaient tirées, au cours des années, des livres consultés dans plusieurs bibliothèques. La fusion de l’ouvrage originel et de ces notes donna naissance à la Myriobiblos dont nous conservons, dans le manuscrit Marc. Gr. 450, la toute première transcription7. Selon notre reconstruction, Photius ne fut donc pas témoin de toutes les phases d’une telle refonte : cela explique les défauts et les lacunes de l’ouvrage, qui ne sont donc à attribuer ni à l’auteur ni à la transmission textuelle postérieure.

Mais quelles furent les raisons qui poussèrent le milieu photien à accomplir une telle opération, combinant tous ces différents matériaux ? Il y a quelques années, Luciano Canfora écrivit que

« ce que nous appelons ‘la Bibliothèque de Photius’ [...] n’est que la copie, en forme d’inventaire à numérotation continue, des notes de lecture que le ‘cercle’ avait prises au fur et à mesure que le travail de cette commu-nauté de lecteurs se développait. Le fichier – dont nous lisons la copie – était la seule trace qui restait – après la confiscation des livres – de ce

4 Sur toute la question cf. Ronconi F., Il Movable Feast del Patriarca, sous presse dans Del Corso, L. - De Vivo, F. – Stramaglia, A. (ed.), Nel segno del testo. Edizioni, materiali e studi per Oronzo Pecere. Firenze 2015 (Pap. Flor. XLIV).

5 Comme il en témoigne lui-même : cf. son ép. 98 (éd. Laourdas – Westerink Leipzig 1983.

132 et ss.).

6 C’est ce que Photius lui-même affirme dans l’épître à Taraise et dans l’épilogue de la Bibliothèque (à la fin du ch. 280), mais aussi dans d’autres passages de l’ouvrage, par exem-ple au ch. 189, où il parle de παλαιὰν μνήμην ἀναγνωσμάτων (Henry III, 50).

7 Cf. Ronconi, F., La Bibliothèque de Photios et le Marc. gr. 450. Recherches préliminai-res. Segno e Testo 10 (2012) 249–278 ; Ronconi, F., L’automne du Patriarche. Photios, la Bibliothèque et le Marc. Gr. 450. In : Proceedings of the Madrid Workshop The Transmission of Byzantine Texts: Between Textual Criticism and Quellenforschung. Philosophy, Historiography, Law, Rhetoric. Thursday, 2 February 2012 – Saturday, 4 February 2012, Centro de Ciencias Humanas y Sociales. Madrid 2014. 95–132.

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grand travail […]. Photius et ses confrères ont sauvé ce qui restait de cette superbe collection probablement périmée, du moins en partie considéra-ble. L’inventaire que nous appelons Bibliothèque fut donc un instrument de lutte contre la persécution dont Photius fut la victime »8.

L’évocation, dans la lettre à Taraise, du passage biblique que l’on retrouve dans les actes du concile anti-photien permet de rapporter la formation de la Bibliothèque à un moment précis, l’an 870, quand la convergence des intérêts des establishments constantinopolitain et romain détermina la tempête dont Photius et ses amis furent victimes : c’est de ce cataclysme, fruit du rappro-chement politique imprévu entre la nouvelle et la vieille Rome, que naquit la Myriobiblos, et c’est de l’autre côté de l’Adriatique qu’il faut aller chercher les causes lointaines de la création de cet ouvrage fondamental dans la pro-duction littéraire byzantine.

Aux origines de la querelle

L’arrière-plan : entre Constantinople et Rome

En 856, lorsque Michel III atteint la majorité, Théodora et Théoctiste voient se réduire leur influence politique, jusque-là assurée par la régence. Bardas, ennemi de l’une et de l’autre, en profite pour faire tuer Théoctiste et envoyer Théodora dans un monastère. Le patriarche Ignace se voit déposé pour avoir refusé de consacrer la basilissa et de faire communier Bardas9. Un synode

8 Canfora, L., Le vie del classicismo. Storia. Tradizione. Propaganda. Bari 2004. 111 et s.

9 Selon Niketas David de Paphlagonie, Ignace refusa de démissionner, malgré deux ambassades et les nombreuses violences subies : c’est seulement après le concile de 861 (c’est-à-dire après l’ambassade informant le pape de sa – fausse – démission) qu’il aurait tracé, sous la torture, une croix sur un morceau de papier. Utilisant cette ‘signature’, Photius aurait fabriqué une déclaration de démission. Cette historiette est suspecte : il est improbable que Michel III ait nommé un nouveau patriarche en l’absence de démission du précédent, et des sources contemporaines attestent d’une manière plus ou moins explicite qu’Ignace démissionna au début de la querelle, changeant d’avis par la suite (Dvornik F., The Photian Schism. History and Legend. Cambridge 1949. 87 et s.). Un détail est peut-être intéressant : l’historiette de la

‘signature’ extorquée et utilisée pour fabriquer une lettre de démission rappelle celle concer-nant le patriarche Tryphon, narrée par Scylitzes, le ps.-Syméon et Zonaras (cf. Cavallo, G., Lire à Byzance. Paris 2006. 24 et s.). Existe-t-il un rapport entre les deux épisodes ? On ne peut pas l’exclure : Tryphon aurait été la victime de cette extorsion en 931 et Nicétas semble avoir été actif jusqu’en 963. Toutefois, la Vita Ignatii paraît remonter, au plus tard, aux pre-mières décennies du Xe s. (cf. David Nicetas, The life of Patriarch Ignatius. Greek text and translation by A. Smithies with notes by J. M. Duffy. Washington, D. C. 2013. XI–XII).

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confirme la nomination du nouveau patriarche, Photius, qui occupe offi-ciellement le trône le jour de Noël 858, après être devenu, au bout d’une semaine, de prôtasécrétis, anagnôstis, puis prêtre et enfin évêque10. Lors de son intronisation, contrevenant à la tradition, Photius n’envoie aucune lettre à Rome : c’est, au contraire, une lettre de Nicolas Ier, nouvellement élu pape, qui parvient à Constantinople. Nicolas est un personnage clef dans notre histoire, qui se trouve à gérer, dans sa fonction de pontife, une transition politique délicate. En effet, le couronnement de Charlemagne par Léon III, le 25 décembre 800, avait marqué la nouvelle prise de position stratégique de la papauté entre l’empire oriental et la jeune puissance des Carolingiens, transformant le cadre géopolitique et brisant à jamais l’ancienne liaison avec Byzance. La portée de ce changement ne peut être comprise qu’à la lumière du long processus qui avait façonné l’identité culturelle de l’Urbs au cours des siècles précédents11.

La reconquête justinienne de la seconde moitié du VIe s. avait rapproché Rome de Constantinople d’un point de vue formel et linguistique. Entre les années 40 du VIIe et le milieu du VIIIe siècle, les papes – qui, élus d’une ma-nière indépendante, requéraient la ratification de l’empereur ou de l’exarque de Ravenne – avaient été presque tous grécophones12. Cela détermina une ample circulation dans la ville de livres grecs et de traductions latines de textes patristiques orientaux : à la bibliothèque-archive pontificale du Latran (qui, déjà au milieu du VIIe s., contenait une quantité importante d’ouvrages grecs en langue originale), s’ajoutaient les collections des monastères grecs de la ville, qui étaient à l’époque au moins six13. Cette ample disponibilité de textes patristiques orientaux fit de Rome, entre la fin du VIe et le VIIIe s.,

10 PMBP 6253.

11 Je me permets de renvoyer, pour plus de détails sur ces questions, à Ronconi, F., Graecae linguae non est nobis habitus. Notes sur la tradition des Pères grecs en Occident (IVe-IXe s.), à paraître dans les actes du colloque international Cutino, M. – Prinzivalli, E. – Vinel, F. (ed.), Transmission et réception des Pères grecs dans l’Occident, de l’Antiquité tardive à la Renaissance : entre philologie, herméneutique et théologie, Strasbourg 26-28 novembre 2014 (Collection des Etudes Augustiniennes), Paris, dont ce paragraphe résume certaines parties.

12 Burgarella, F., Presenze greche a Roma : aspetti culturali e religiosi. In : Roma fra Oriente e Occidente. Atti della XLIX Settimana di Studio della fondazione CISAM, Spoleto, 19-24 aprile 2001. Spoleto 2002. 943–988 : 944 et s., 962 et s. ; Cavallo, G., Quale Bisanzio nel mondo di Gregorio Magno ? Augustinianum 47 (2007) 209–227 : 209.

13 Cf. Sansterre, J.-M., Les moines grecs et orientaux à Rome aux époques byzantine et carolingienne (milieu du VIe s. - fin du IXe s.), I. Bruxelles 1983. 9 et ss. ; Cavallo, G., La cultura italo-greca nella produzione libraria. In : Pugliese Carratelli, G. (ed.), I Bizantini in Italia. Milano 1982. 495–612 : 504.

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un centre de rayonnement culturel d’une importance essentielle pour les com-munautés chrétiennes d’Europe14 : importance qui, au cours des décennies suivantes, stimula une vague migratoire de Constantinople vers l’Urbs et, en conséquence, favorisa un regain de vigueur de la communauté hellénophone dans la ville, comme en atteste la fondation de nouveaux monastères grecs, tels que San Silvestro in capite, Santa Prassede, San Cesario in Palatio, San Lorenzo Foris Muros. En outre, des monastères jadis latins passèrent sous le contrôle des Grecs (San Gregorio in clivo Scauripar exemple), si bien qu’au IXe s. on comptait à Rome au moins dix cénobies grecques, dont cinq sont rangées par le Liber pontificalis parmi les plus importantes de la ville15. Tout cela symbolise le rapprochement culturel entre Rome et Byzance, qui toutefois n’impliquait pas l’adhésion idéologique des papes à la politique ecclésiastique orientale : Rome au contraire devint l’épicentre des opposants au patriarche de Constantinople, qui trouvaient dans la cour papale un soutien intéressé.

Certains d’entre eux, comme Théodore de Stoudios, se contentèrent d’en-tretenir des rapports à distance avec les pontifes, d’autres s’installèrent tout court à Rome : c’est le cas de Maxime le Confesseur, de Théodore de Tarse et peut-être de Sophrone de Jérusalem et de Jean Moschos16. Rome atti-rait d’ailleurs des religieux éminents de toute la Méditerranée grécophone : Méthode, originaire de Syracuse, vécut dans la ville de 815 à 821, bien avant de devenir le premier patriarche post-iconoclaste de Constantinople17. Ainsi, la politique des papes s’orientant de plus en plus vers des positions anti-constantinopolitaines, une identité ‘romaine’ se structura et se renforça progressivement, renforcée par les influences exercées, d’une part, par les péri-phéries orientales (d’où étaient originaires plusieurs communautés religieuses fuyant l’invasion arabe) et, de l’autre, par les rescapés constantinopolitains, d’abord anti-monotélites, puis anti-iconoclastes, ensuite anti-moechiens, et, enfin – comme nous le verrons – anti-photiens18. Ce processus s’accéléra au

14 Cf. Ronconi (n. 11).

15 Sansterre (n. 13) 31 et ss. ; Cavallo (n. 13) 504.

16 Sur la possibilité que Moschos soit mort à Rome, des doutes ont été soulevés par Follieri, E., Dove e quando morì Giovanni Mosco ? Rivista di studi bizantini e neoellenici n.s. 25 (1988) 3–39. Sur la genèse de l’ouvrage de Moschos et sur ses rédactions, cf. Faragianna di Sarzana, C., Gli insegnamenti dei Padri del deserto nella Roma altomedievale (secc. V-IX) : vie e modi di diffusione. In : Roma fra Oriente e Occidente (n. 12) 587–605 : 593 et ss.

17 Cf. Canart, P., Le patriarche Méthode de Constantinople copiste à Rome. In : Palaeographica.

Diplomatica et Archivistica. Studi in onore di Giulio Battelli. Roma 1979. 343–353.

18 Burgarella (n. 12) 969 et s.

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cours de la première moitié du VIIIe s., par la naissance d’un Etat pontifical et justement par l’établissement de rapports avec les Carolingiens19. Certains phénomènes apparemment secondaires acquièrent une signification profonde dans ce contexte : à partir de la seconde moitié du VIIIe s., par exemple, les papes faisaient exhumer systématiquement des catacombes les dépouilles des martyrs locaux, pour les déposer dans des églises et en insérer la commémo-ration dans le calendrier liturgique20 ; relativisant le rôle des saints orientaux, les pontifes s’appropriaient ainsi le temps et les espaces urbains, façonnant

‘à l’occidentale’ la chronologie et la toponymie de la ville et de ses alentours.

Même la diffusion réduite du grec à Rome vers la seconde moitié du IXe s.

est imputable à ce processus identitaire, d’autant qu’elle semble être la consé-quence d’un programme lucide de latinisation21. Dans ce cadre, les traduc-tions réalisées à Rome au IXe s., par Anastase le Bibliothécaire (v. 815–880) et d’autres personnages moins connus, prennent une valeur particulière22. En effet, les textes qu’ils traduisent en latin diffèrent de ceux traduits dans l’Urbs aux époques précédentes : il s’agit encore, pour la plupart, de Vies de saints, mais ces saints ne sont plus des martyrs, comme c’était généralement le cas auparavant, mais plutôt des Pères de l’Eglise parfois contemporains, ou encore des opposants à l’establishement patriarcal constantinopolitain, comme par exemple Théodore de Stoudios23.

19 Burgarella (n. 12) 947.

20 Sansterre J.-M., Entre «koinè méditerranéenne», influences byzantines et particularités locales : le culte des images et ses limites à Rome dans le Haut Moyen Âge. In : Arnaldi G. – Cavallo G. (éd.), Europa medievale e mondo bizantino. Tavola rotonda del XVIII Congresso del CISH – Montréal, 29 agosto 1995. Roma 1997. 109-124 : 119.

21 Noble, Th. F. X., The Declining Knowledge of Greek in 8th and 9th Century Papal Rome.

Byzantinische Zeitschrift 78 (1985) 56–62 et Noble, Th. F. X., The Intellectual Culture of the Early Medieval Papacy. In : Roma nell’Alto Medioevo. Atti della XLVIII Settimana di Studio della fondazione CISAM, Spoleto, 27 aprile-1 maggio 2000. I. Spoleto 2001. 179–215 : 196–197 : 211 et s. Des études que Francesco D’Aiuto est en train de mener sur certaines épigraphes de la ville semblent démontrer que le grec y était répandu jusqu’à la fin du Xe s.

Cela confirmerait a contrario que la ‘latinisation’ de la seconde moitié du IXe s. ne fut pas la conséquence de l’extinction des communautés grécophones dans la ville, mais le résultat de leur marginalisation, fruit d’un dessein politique. Il convient toutefois de noter que les matériaux épigraphiques en question ne sont généralement pas datés.

22 Forrai, R., The Readership of Early Medieval Greek-Latin Translations. In : Scrivere e leggere nell’Alto Medioevo. Atti della LIX Settimana di Studio della fondazione CISAM, Spoleto, 28 aprile-4 maggio 2011. Spoleto 2012. 292–312 : 298–301.

23 Forrai (n. 22) 298.

37 Nec supersit apud quemlibet saltem unus iota, vel unus apex…

Ce programme d’enracinement de Rome en Occident, entamé au VIIIe s., fut accompli justement par les interlocuteurs de Photius et d’Ignace, notam-ment Nicolas Ier.

Nicolas Ier et Ignace

Revenons-en à la lettre d’intronisation de Nicolas, qui est remise, à Constantinople, à l’empereur Michel III. Profitant du changement de pape, l’empereur envoie à son tour, en 860, une missive à Rome relatant les évè-nements du patriarcat de Constantinople des trois années précédentes et demandant au nouveau pape l’envoi d’ambassadeurs pour participer à un concile sur les icônes24. En même temps que Michel, c’est Photius qui envoie à Rome – tardivement – sa propre épître d’intronisation. Pour tenter de jus-tifier ce retard, des raisons techniques ont parfois été invoquées: on a allégué, par exemple, que, le synode devant sanctionner la nomination du nouveau patriarche n’ayant commencé ses travaux qu’à partir de l’été de 859, il était difficile d’envoyer des ambassadeurs avant le printemps de 86025. En outre, il convient de conserver à l’esprit que l’attitude qu’avaient adoptée les prédéces-seurs de Nicolas à l’égard de Constantinople ne laissait rien présager de bon.

Quoi qu’il en soit, les missives constantinopolitaines sont apportées à Rome par cinq ambassadeurs26, accueillis à Santa Maria Maggiore de manière so-lennelle, d’après ce qu’atteste le Liber pontificalis27. Comme demandé, le pape envoie deux légats à Constantinople, Rodoalde et Zacharie, porteurs d’une lettre à la teneur plutôt acerbe : Nicolas y remarque que la déposition d’Ignace a eu lieu sans consulter Rome et qu’aucune lettre de démission du patriarche n’est parvenue au pape. Il demande donc qu’on laisse les deux légats papaux interroger Ignace à Constantinople. Le pontife note encore que l’élection au patriarcat d’un laïc tel que Photius semble contrevenir aux lois canoniques.

Enfin, Nicolas met à l’ordre du jour la question de l’Illyricum et du contrôle des trésors de Calabre et de Sicile28.

24 Dvornik (n. 9) 70.

25 Dvornik (n. 9) 70–71.

26 Le protospathaire Arsaber, un patrice d’origine arménienne, parent de l’empereur et de Jean le Grammairien (je ne suis nullement convaincu qu’il fût aussi un parent de Photius), le métropolite Grégoire de Gangra, les évêques Samuel de Colonos, Théophile d’Amorion et Zacharie de Taormine : les deux derniers avaient été suspendus de leurs fonctions par le pape, en raison de leurs rapports avec Grégoire Asbestas, sur lequel cf. infra.

27 Duchesne, L., Le liber pontificalis. Texte, introduction et commentaire, II. Paris 1892. 154.

28 MGH, Epistolae VI, Nicolai I. papae ep. 82, p. 433 et ss.

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Les requêtes du pontife ne peuvent pas rester totalement ignorées à Constantinople, compte tenu du contexte politique, éminemment délicat.

On décide donc de céder, du moins en apparence, sur la question d’Ignace : dans un synode réuni à Constantinople en 861, on le convoque, et on laisse les légats pontificaux l’interroger. Les actes de ce concile furent détruits, mais d’autres sources permettent d’en reconstruire le déroulement. Parmi ces sources, la plus importante de notre point de vue est la compilation faite dans les années 80 du XIe s. par le cardinal Deusdedit29 dans laquelle sont cités d’amples passages tirés, semble-t-il, de la copie des actes apportée à Rome par Rodoalde et Zacharie et, à l’époque, encore conservée dans les archives papales. Nous apprenons ainsi que, pendant les travaux, l’attitude d’Ignace face aux légats pontificaux se fit progressivement intransigeante : lors de la première session, après avoir essayé en vain de remettre aux Romains un libellus30, l’ex-patriarche leur enjoint de le réintégrer dans ses fonctions. Après une nouvelle et vaine tentative, à la deuxième session, d’en appeler au pape, il change de stratégie et, à la troisième, il affirme ne pas reconnaître l’autorité des ambassadeurs et ne pas vouloir en appeler au pontife. Deusdedit relate le dernier et dramatique dialogue entre Ignace et les légats :

« Item Ignatius dixit „Ego non appellavi Romam, nec appello. Quod vultis iudicare [sic]”. Apocrisarii dixerunt „Potestatem habemus ca-nonicam, sicut missi et universalis Papae”. Ignatius dixit „Date litte-ras Papae quas misit mihi”. Apocrisarii dixerunt „Littelitte-ras tibi non misit”. Ignatius dixit „Propterea vos non recipio iudices”. Apocrisarii dixerunt „Recipere nos debes quoniam missi sumus ab eo et iuste

« Item Ignatius dixit „Ego non appellavi Romam, nec appello. Quod vultis iudicare [sic]”. Apocrisarii dixerunt „Potestatem habemus ca-nonicam, sicut missi et universalis Papae”. Ignatius dixit „Date litte-ras Papae quas misit mihi”. Apocrisarii dixerunt „Littelitte-ras tibi non misit”. Ignatius dixit „Propterea vos non recipio iudices”. Apocrisarii dixerunt „Recipere nos debes quoniam missi sumus ab eo et iuste

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