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L’emploi du mot insula dans la Vulgate

Le lecteur attentif aux textes bibliques peut être surpris par l’emploi particulier du mot île. Ce terme traduit le mot latin insula qui apparaît 51 fois dans la Vulgate (éd. Gryson : 1994). Les particularités de l’emploi du mot île passent inaperçues dans beaucoup de traductions. Des traductions critiques publiées en plusieurs langues, par contre, soulignent les subtilités du sens du mot en question.

L’article ÎLES du Dictionnaire de la Bible (1992) nous apprend que « les termes hébreu et grec correspondants, hiyyim et nêsoi, peuvent désigner dans l’Ancien Testament [...] aussi bien les rivages continentaux que les îles proprement dites. [...] Parfois les auteurs bibliques entendent par “îles lointaines” un outre-mer dont ils ne font encore que soupçonner l’existence et réputé quasiment inaccessible ; mais ce sont naturellement les îles et les rivages de la Méditerranée orientale [...] qu’ils évoquent le plus souvent. [...] Même les dénominations apparemment précises, telles que île de Kaphtor ou île d’Élisha paraissent couvrir une région plus vaste que l’île de Crète en Jérémie, ou la côte orientale de Chypre en Ézéchiel. »

La comparaison d’un seul verset choisi au hasard (Ésaïe 42,12) suffit à illustrer la diversité des traductions.

(2a) Vulgate : ponent Domino gloriam et laudem eius in insulis nuntiabunt (2b) Jérus : qu’on rende gloire à Yahvé, qu’ils annoncent sa louange dans les

îles.

(2c) Pléiade : Qu’ils rendent gloire à Yahvé, qu’ils annoncent sa louange dans les îles!

(2d) TOB : qu’on rende gloire au SEIGNEUR, qu’on publie dans les îles sa louange!

(2e) ABU : Que les populations lointaines rendent hommages au Seigneur et le louent haut et fort!

(2f) Oxford : Let the coasts and islands ascribe glory to the LORD; let them sing his praise.

La formule dans les îles est la traduction majoritaire. Dans la Bible de Jérusalem (1998), les emplois bibliques sont exclusivement rendus par île. Il faut cependant remarquer que, des quatre éditions françaises examinées, c’est la seule qui ne fournisse pas de notes. La Bible de la Pléiade (1959) renvoie aux attestations précédentes pour révéler la ressemblance du mot en question. La Traduction œcuménique de la Bible (1992) donne des notes qui renvoient, elles aussi, à des

versets et à des notes antérieures : « les îles de la mer : régions côtières et îles de la Méditerranée (ibid., 624). » ou encore : « les îles : expression fréquente [...], elle fait allusion aux populations maritimes les plus éloignées de la Palestine (ibid., 667). »

Le mot-clé du même verset figure comme « populations lointaines » dans La Bible de l’Alliance Biblique Universelle (1996). L’Oxford Study Bible (1992) a recours à une solution de compromis en interprétant systématiquement île (20 fois dans l’Ancien Testament) en tant que « the coasts and islands », c’est-à-dire en deux mots dont l’unité sémantique est pourtant assurée par l’emploi d’un seul déterminant défini.

Examinons d’autres attestations dans la Bible. Dans Jérémie nous lisons dans la Vulgate :

(3) depopulatus est enim Dominus Palestinos reliquias insulae Cappadociae (Ier 47,4)

Est-ce que la Cappadoce peut être considérée comme une île ? Ce nom géographique s’appliquait à des territoires dont l’étendue a beaucoup varié selon les époques. Le même passage dans la Traduction œcuménique de la Bible (TOB) donne

(4) Oui, le Seigneur ravage les Philistins, les survivants de l’île de Kaftor.

(TOB 47,4)

Une note précise qu’il s’agit probablement de la Crète d’où étaient originaires les Philistins (d’après Amos 9,7). L’expression les survivants de l’île de Kaftor désigne donc les Philistins. Trois autres éditions françaises modernes (PLE, ABU et Jérus) identifient Kaftor avec la Crète. Pourtant, d’après l’Oxford Study Bible, Kaftor correspond à la Crète ou peut-être à l’Asie Mineur. Les alternatives proposées se contredisent : la Crète est une île dans la mer tandis que la Cappadoce, si elle représente le plateau centrale de l’Anatolie, serait une île continentale. Si elle s’applique à l’ensemble de l’Asie Mineur, elle s’interprète comme une région avec un long littoral.

Dans le Nouveau Testament, plus particulièrement dans les Actes des Apôtres, le sens du mot équivaut à ce que les géographes entendent par île. Les îles de la Méditerranée sont mentionnées uniquement par leurs noms propres : Samothrace, Samos, la Crète, Rhodes. Dans l’Apocalypse nous trouvons

(5a) in insula quae appellatur Patmos (Ap. 1,9) (5b) sur l’île appelée Patmos (ABU, Ap. 1,9) (5c) sur l’île de Patmos (TOB, Ap. 1,9)

Insula s’emploie dans son sens courant. Mais plus loin, dans le même livre du Nouveau Testament, nous avons deux exemples qui évoquent probablement plus que “île” au sens étroit.

(5a) et caelum recessit sicut liber involutus et omnis mons et insulae de locis suis motae sunt (Ap. 6,14)

(5b) Le ciel se retira comme un livre qu’on roule, toutes les montagnes et les îles furent ébranlées. (TOB, Ap. 6, 14)

(6a) et omnis insula fugit et montes non sunt inventi (16:20)

(6b) Toutes les îles s’enfuirent et les montagnes disparurent. (TOB, 16,20) Dans ce verset, insula n’est que l’équivalent de “terre ferme par opposition à l’abîme” comme propose Le Dictionnaire de la Bible. Ou bien s’agit-il tout simplement d’un doublet stylistique peu précis auquel fait écho montes tout en l’amplifiant ?

Un inventaire provisoire des interprétations possibles de insula doit inclure les significations suivantes :

1. “île” (dans le sens géographique) 2. “rivage de la Méditerranée”

3. “région lointaine peu connue”

4. (par métonymie) “les habitants de ces îles, rivages et régions lointaines”

5. d’autres sens spéciaux comme “terre ferme par opposition à l’abîme”.

Les commentaires dans les éditions critiques soulignent l’hébraïsme qui se transmet par la polysémie du mot désignant île. Le mot insula figure 51 fois dans la Vulgate. Si nous nous obstinons à les insérer dans l’une des catégories ci-dessus, nous nous heurtons de nouveau à des difficultés de catégorisation en essayant d’identifier le sens précis du mot île dans les Voyages.

À l’expression insulae in mari de la Vulgate correspond dans La Bible de la Pléiade :

(7) Les îles qui sont dans la mer sont épouvantées de ta fin. (Ez 26,18) Une note précise que l’expression les îles qui sont dans la mer « se justifie en hébreu où le mot île désigne tantôt le littoral du continent, tantôt celui d’une île et cette île elle-même ». L’expression les îles de la mer apparaît quatre fois dans la Bible. Dans Les Voyages de Jean de Mandeville nous lisons :

(8) Puis de Ephesim vait homme par meintes isles de meer iusqes a la cite de Pateran (Warner 12.)

(9) Puis auant vait homme par mointe isle de mer iusqes a vne isle qad a noun Milke. (ibid., 96.)

(10) Et de celle generacion de Cham sount venuz ly paiene gent et les diuers gentz qi sount as isles de mer par tout Ynde. (ibid.,109.)

Il est inutile de souligner l’importance historique, culturelle et religieuse de la Bible. Une étude approfondie nécessiterait l’analyse des textes originaux en hébreu et en grec. Pour l’homme du Moyen Âge, y compris Jean de Mandeville, le texte biblique officiel est celui de la Vulgate latine. Il s’appuie sur de nombreuses citations latines sans les traduire en français. Il cite de volontiers l’Évangile quand il décrit les lieux saints. Le caractère et le nombre des autres ouvrages utilisés laissent supposer qu’il avait une grande bibliothèque ecclésiastique à sa disposition.

9. Conclusion

Dans la présente communication nous avons essayé de démontrer qu’aux XIVe et XVe siècles, le mot français île, tout en gardant son sens général, a pris un nouveau sens grâce à une extension sémantique, mais cet emploi est resté sans lendemain. Le même mot s’est introduit dans la langue anglaise dès le XIIIe siècle où un changement de sens parallèle s’est produit peu avant le début du XIVe siècle. L’extension sémantique en moyen-anglais paraît avoir été plus répandue, mais toujours relativement rare et de courte durée, parce que ce nouveau sens a d’ailleurs disparu à son tour au bout d’un demi-siècle.

Développement individuel dans les deux langues ? Rapport de l’un avec l’autre ? Il est impossible de le démontrer principalement parce que les données françaises se limitent à un seul texte, les Voyages de Jean de Mandeville. Mais n’excluons pas entièrement la possibilité que l’élément île de l’expression Île-de-France corresponde au sens employé par Mandeville. L’imprécision de l’emploi du terme latin insula révèle une correspondance subtile entre les Voyages et la Vulgate. Pour consolider notre argumentation, il faudrait étudier méticuleusement d’autres documents français de l’époque en quête de nouvelles attestations. Dans ce cas-là, la distance mandevillienne de plusieurs milliers de lieues lombardes qui sépare l’Île-de-France et l’Isle de Cathay se réduirait dans une large mesure.

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